Pilier d’Angle, une entreprise d’insertion par l’économique
L’État l’aide dans son travail d’insertion en la subventionnant pour les postes d’insertion qui lui sont attribués en début de chaque année, les subventions étant utilisées pour compenser la faiblesse du rendement des employés en cours d’insertion et pour financer le soutien social.
Globalement ça marche, grâce aux subventions, qui représentent moins de dix pour cent du chiffre d’affaires, grâce aussi au réseau de bonnes volontés, depuis l’ingénieur bénévole jusqu’au donateur qui alimente le fonds de roulement, mais surtout grâce aux efforts des employés qui prennent chaque jour plus conscience du rôle de l’entreprise dans leur retour à la citoyenneté.
Quoi de plus éloquent et encourageant, à cet égard, que l’évolution de ces exclus qui deviennent propriétaires de leur outil de travail, comme sociétaires de la coopérative ? Pilier d’Angle forme en effet des citoyens, non assistés, qui n’ont plus besoin d’avoir recours à des activités délictueuses pour s’en sortir, le travail « au noir » étant la plus répandue. J’en donne deux exemples, deux histoires de vie dans la suite de cet article.
L’histoire de Pilier d’Angle
Le projet initial de Pilier d’Angle est né, en 1987, au sein d’un groupe d’alcooliques menacés d’exclusion sociale qui désiraient retrouver une place dans la société. La première condition est évidemment l’abstinence, mais si elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante car, pour sortir de l’enfer de la toxicomanie, il faut retrouver confiance en soi en bâtissant un projet de vie à long terme.
Au départ, Pilier d’Angle a donc proposé à ces malades alcooliques un emploi dans le second œuvre du bâtiment qui leur a permis de trouver un logement, de renouer les fils distendus de leur vie affective et sociale, de retrouver des gestes professionnels et une discipline de vie. Plusieurs d’entre eux, certains arrivés en bout de course, vivant de mendicité, buvant dix litres de vin par jour, ont ainsi retrouvé dignité et joie de vivre. L’histoire d’Alain correspond à cette période.
Pilier d’Angle n’était pas alors entreprise d’insertion : elle vivotait, avec cinq à six employés, travaillant pour des particuliers ou des associations amies. Elle n’a été reconnue qu’en 1990 par les administrations publiques (DDTE et DDASS) et elle s’est alors ouverte à d’autres publics exclus ou en voie de l’être : « RMIstes », chômeurs de longue durée, sortants de prison et autres jeunes sans assistance.
L’histoire d’Abdel illustre cette seconde période. L’entreprise a pris un essor certain, ses effectifs atteignant 50 personnes en 1993. Développement trop rapide, avec tentative de diversification des activités, qui s’est soldé par de grandes difficultés financières dès 1994, lesquelles n’ont pas été surmontées malgré une augmentation des subventions publiques.
En fait, c’est l’insuffisance des marchés et leur caractère aléatoire qui ont provoqué la liquidation judiciaire de l’association en 1997, brisant le projet d’insertion de plusieurs dizaines de personnes. Aujourd’hui une Société coopérative ouvrière de production (SCOP), fondée par huit rescapés de l’association, a pris le relais et tente de survivre avec un effectif de vingt employés, tous issus des zones de l’exclusion sociale.
Les aléas et les difficultés de l’entreprise
La SCOP marche bien, lorsqu’elle a des marchés. Malheureusement ces derniers sont trop peu nombreux. Cependant Pilier d’Angle permet à la Nation de faire l’économie du coût fort élevé de l’exclusion (estimé à au moins 100 000 francs par individu et par an), puisqu’elle rapporte à la collectivité nationale de l’ordre de 1,5 million de francs par an en taxes, impôts et charges alors qu’elle reçoit 400 000 francs au titre des subventions.
Cependant le prix des travaux a énormément baissé, alors que les coûts de la matière première ont augmenté. Il y a là un mystère !
L’explication, c’est que le prix réel de la main-d’œuvre a baissé considérablement, à cause du travail clandestin : d’abord le travail au noir de maints bénéficiaires du RMI, des ASSEDIC, des retraites anticipées, mais aussi par le biais de la sous-traitance des marchés dont sont titulaires de grandes entreprises, qui parfois nous donnent des leçons de morale ou de saine gestion, mais qui n’hésitent pas à sous-traiter à des entreprises qui sous-traitent à leur tour pour employer en fin de chaîne des travailleurs en situation d’illégalité.
Cependant Pilier d’Angle vit mal, elle est périodiquement au bord de la faillite par manque de marchés. Pour s’en sortir elle est contrainte d’accepter soit des marchés au rabais soit de petits contrats qui ne conviennent pas à son projet d’insertion car ils doivent être exécutés par des équipes réduites, dispersées dans toute la région parisienne, dont le suivi est donc difficile. Pilier d’Angle subit de plein fouet la concurrence déloyale du travail déréglementé qui sévit de plus en plus dans le secteur du second œuvre du bâtiment.
On désigne bien souvent, et avec raison, deux coupables pour expliquer la crise économique que nous traversons : le progrès technologique et la mondialisation. Mais dans le secteur où intervient Pilier d’Angle (la rénovation de locaux), aucun de ces facteurs n’a joué dans les dix dernières années : la peinture se fait toujours à la main et la concurrence mondiale ne s’y exerce pas.
L’emploi d’ouvriers sous-payés arrange tout le monde : les ouvriers eux-mêmes qui, bien souvent, sans sortir des dispositifs d’assistance, se procurent ainsi un complément de revenus ; les responsables des organismes publics qui font plus de travaux avec le même budget ; les entreprises adjudicataires des marchés, qui, prélevant leur dîme au passage, n’ont pas à gérer les embauches et les débauches de début et de fin de chantier, pouvant ainsi fonctionner avec un effectif minimum de cadres. Tous y trouvent leur compte, sauf la collectivité et des organismes qui collectent les prestations sociales1.
Une mission à remplir
C’est ainsi que l’armée de réserve des exclus de la production offre ses services à des conditions que notre société estimait infrahumaines il y a quelques années. A. Lipietz appelle cela la « brésilianation » de notre monde, l’implantation d’un tiers-monde au sein de notre société, qui bouleverse les règles sociales mises en place au cours du siècle écoulé. On ne peut laisser faire cela sous peine de piétiner nos valeurs essentielles. Pilier d’Angle participe à sa manière et à son échelle à la lutte pour sauver notre société de l’éclatement.
Beaucoup de camarades de l’École, à la retraite ou en activité, ont permis la création de la coopérative, en apportant en moins de deux semaines le financement des 350 000 francs destinés au fonds de roulement. Depuis l’année dernière, la direction de l’École a autorisé deux jeunes à faire leur service national au sein de Pilier d’Angle. En mai et juin 1998, Pilier d’Angle exécute des travaux de bâtiment dans l’École, qui s’implique donc concrètement dans le combat contre l’exclusion. Je pense qu’il est possible d’aller plus loin en demandant à nos camarades qui occupent des postes de décision d’aider Pilier d’Angle à trouver des marchés, sur la base d’une concurrence véritable.
L’histoire d’Alain
J’ai connu Alain en 1986, alors que j’exerçais comme médecin alcoologue dans un hôpital parisien. Alain était très marginal à l’époque, sans emploi ni logement, sans ressources, pas même le RMI, il était nourri et hébergé par les franciscains de la rue du Ruisseau, dans le XVIIIe. Le frère Alix me l’avait envoyé pour tenter d’en finir avec son alcoolisme qui était un facteur de dégradation physique et psychique tel que les franciscains eux-mêmes ne le supportaient plus et étaient sur le point de le renvoyer au ruisseau…
Alain était une véritable loque. À la fois agressif et pleurnichard, il était confus et ne savait pas expliquer comment il en était arrivé là, alors qu’il avait une bonne formation de base (il avait fréquenté le lycée, sans toutefois aller jusqu’au bac) et qu’il avait même travaillé sur ordinateur dans l’entreprise qui l’employait. Il semblait bien que l’alcoolisme ait été la cause principale de son licenciement, mais je n’avais aucune certitude à cet égard et Alain prétendait au contraire qu’il buvait pour supporter sa condition d’exclu.
En fait, je l’ai compris plus tard, il buvait parce qu’il était SDF et il avait oublié les causes inaugurales de son intoxication. J’ai proposé à Alain de faire une cure de désintoxication, en milieu protégé évidemment car il était hors de question d’arrêter l’alcool dans la situation où il se trouvait. Alain a donc suivi une cure dans un centre éloigné de Paris et il est revenu un mois plus tard abstinent et ragaillardi physiquement et moralement, prêt à partir pour de nouvelles aventures, jurant qu’il ne reboirait plus, qu’il allait fréquenter régulièrement les réunions de Vie Libre et que l’avenir lui appartenait.
Moins de deux mois plus tard, il était de retour à la consultation, sale, puant l’alcool et menacé à nouveau d’expulsion par les franciscains. Il n’avait pas trouvé de travail, et était donc revenu à la case départ, avec, en plus, la honte de la rechute, la culpabilité de n’avoir pas été capable de s’assumer, malgré l’aide des franciscains et du personnel hospitalier. La rechute renvoie en effet à l’alcoolique une très mauvaise image de lui-même, confirme son autodépréciation et aggrave sa dépression morale (« nerveuse » disent les médecins).
C’est un phénomène classique chez les exclus : la société les rejette et leur dit en substance qu’ils ne sont plus utiles. Eux-mêmes adhèrent à ce discours, estimant qu’ils ne sont plus « bons à rien ». Autre cure donc, car il faut bien répondre positivement à la demande de désintoxication pour éviter les conséquences dramatiques de l’aggravation de l’exclusion, qui se terminent toujours, lorsqu’on en est là, par la disparition physique du patient. Le scénario s’est renouvelé trois fois.
Mes collègues de l’hôpital ne me reprochaient pas mon inefficacité car ils savaient que la solution n’existait pas, ils le savaient si bien que plusieurs d’entre eux refusaient tout simplement d’hospitaliser pour cure des alcooliques SDF, tant étaient minces les chances de succès.
C’est alors que j’ai décidé de fonder, en 1987, Pilier d’Angle avec des patients alcooliques (abstinents), moins atteints socialement mais également en voie d’exclusion sociale parce que chroniquement au chômage. Pilier d’Angle est, au départ, une association à but non lucratif dont l’objectif est de proposer un contrat de travail à des alcooliques désireux de sortir de l’alcool et de retrouver une place dans la société des hommes. Son premier employé a été Alain, qui prétendait ne boire que parce qu’il était exclu et qui a donc, logiquement, cessé effectivement de boire dès qu’il a bénéficié d’un contrat de travail au sein de Pilier d’Angle.
La création de Pilier d’Angle a été difficile : il fallait trouver suffisamment d’activités pour rémunérer les trois employés de l’époque. L’association a exécuté quelques travaux de réhabilitation pour la faculté de médecine et pour des particuliers. Le carnet de commandes n’était cependant pas très garni, et j’ai proposé à Alain de faire du nettoyage d’immeuble pour un syndic bénévole. Il n’a pas refusé net, mais m’a fait comprendre clairement qu’il préférait revenir au chômage qu’accepter ma proposition. Un esprit non averti pourrait dire qu’Alain faisait preuve de bien peu de gratitude et qu’il ne méritait pas l’aide et la sollicitude qu’on lui témoignait : ce serait là ignorer que le premier pas de la réinsertion sociale c’est le rétablissement de l’image narcissique, la réparation des blessures de l’amour propre, et que cette étape ne peut avoir lieu que par un emploi reconnu socialement, un emploi « d’homme » libre et fier.
Alain est donc devenu peintre puis chef d’équipe. Bon ouvrier, très soigneux, il recherchait dans son travail la reconnaissance de l’autre, du client, plus que la rentabilité pour l’entreprise. Pendant près de cinq années, la situation d’Alain a été en s’améliorant : logé au départ par Pilier d’Angle, il a loué ensuite un appartement plutôt bourgeois pour y habiter avec sa compagne. Il attendait un enfant lorsque tout a basculé. Ce fut la rechute dans l’alcool, brutale et terrible, détruisant tout sur son passage. Pilier d’Angle n’a pas licencié Alain, bien qu’il l’ait demandé, mais l’a encouragé à être suivi par médecins et psychologues, pour sortir à nouveau de l’alcool.
Alain a arrêté et rechuté de nombreuses fois au cours des six mois de l’arrêt maladie. Un jour, il a compris que l’origine de son alcoolisme n’était pas l’exclusion sociale, mais un problème plus ancien, une souffrance non formulée qui avait basculé dans l’inconscient et était la cause d’une névrose si cruelle qu’il tentait de la contenir par l’alcool. Alain s’était présenté à nous comme Breton. Sa mère vivait toujours en Bretagne et il allait la voir régulièrement. Il portait en fait le nom de sa mère et sa présentation physique ne nous a jamais fait supposer qu’il avait une autre origine.
En fait, le père d’Alain était un harki. Son enfance, dans un petit village de la Bretagne profonde, avait été profondément marquée par son origine ethnique. On n’efface pas son passé, on l’assume ou il vous poursuit. Alain avait été rattrapé par son passé une première fois, bien avant notre rencontre, et il s’était mis à boire. Il a été rattrapé une deuxième fois lorsqu’il s’apprêtait à devenir père et à assumer la responsabilité d’élever un enfant. Il s’est alors remis à boire. Une telle rechute est bénéfique, à condition évidemment d’en sortir.
Elle est fréquente chez Pilier d’Angle et nous l’attendons. Elle ne signifie nullement que les alcooliques ne peuvent pas supporter une vie sans problèmes. Elle est au contraire le signe que les personnes concernées sont enfin en condition d’analyser les causes véritables de leur alcoolisme et d’en sortir vraiment.
Alain s’en est sorti. Il est revenu travailler dans Pilier d’Angle puis a demandé à sortir pour tenter de créer sa propre entreprise. Il n’a pas vraiment réussi : il est difficile de se lancer sur le marché du bâtiment de nos jours. Il vit de petits boulots, en intérim, au noir le plus souvent. Il supporte donc la précarité, mais il est armé pour le faire, parce qu’il a retrouvé une bonne image de lui-même, il a confiance en lui et sa femme, qui ne l’a jamais lâché, a aussi confiance en lui et en leur couple.
L’histoire d’Abdel
J’ai connu Abdel en 1989, alors que j’exerçais comme médecin généraliste dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris. Il avait 25 ans. J’étais le médecin de la famille de son frère, marocain installé en France depuis une dizaine d’années. Abdel était arrivé du Maroc avec un visa de touriste pour rendre visite à son frère. Il souffrait d’une pneumopathie alarmante, avec une fièvre très élevée et une insuffisance respiratoire majeure. Il était en outre porteur d’un souffle cardiaque évoquant un rétrécissement aortique important.
Abdel n’avait pas les moyens de se soigner car il avait investi ses maigres économies dans ce voyage en France. Je l’ai appris plus tard : le motif de son voyage n’était pas seulement une visite amicale à son frère, mais l’espoir de trouver en France le moyen de soigner une maladie chronique qui le faisait dépérir depuis plusieurs mois et que les médecins marocains ne parvenaient pas à guérir. J’ai donné à Abdel des antibiotiques et je l’ai envoyé faire un bilan respiratoire et cardiaque à l’hôpital où des collègues l’ont reçu sans qu’il n’ait rien à débourser. La maladie respiratoire a été guérie et le rétrécissement aortique était ancien, bien supporté, sans conséquences graves dans l’immédiat.
Tout allait donc bien lorsque j’ai reçu le résultat des examens de sang que j’avais prescrits dans le cadre d’un bilan systématique. Ceux-ci prouvaient à l’évidence qu’Abdel était insuffisant rénal et qu’il devait impérativement être dialysé dans les semaines à venir, sous peine de mourir d’une crise d’urémie. J’ai alors fait le tour des hôpitaux pour demander qu’Abdel bénéficie d’une dialyse. Tous les centres consultés ont refusé net : Abdel devait retourner au Maroc, qui a plusieurs centres de dialyse dirigés par des médecins qui ont reçu une formation en France.
Ce que ne savaient pas – ou ne voulaient pas savoir – les médecins responsables de service et les administrateurs des hôpitaux, c’est que la dialyse n’est pas, au Maroc, à la disposition des ouvriers agricoles comme Abdel, mais réservée à des privilégiés. Ceci expliquait d’ailleurs » l’incompétence » des médecins marocains, qui avaient très probablement diagnostiqué l’insuffisance rénale d’Abdel mais laissaient traîner les choses, sachant qu’il était impossible de lui proposer une dialyse (dans un tel cas, laisser traîner les choses, c’est condamner le patient à mort !).
Impossible donc de renvoyer Abdel chez lui sans accepter, moi aussi, de le condamner à mort. La seule issue possible était le recours aux associations médicales qui s’illustrent, en France et à l’étranger, par leurs interventions en faveur des pauvres. À ma grande surprise, la réponse unanime a été négative et sans appel : trop cher !
J’ai convoqué la famille d’Abdel qui était en France : frère, oncle et tante. Ils n’avaient bien sûr pas les moyens de payer la dialyse d’Abdel : une peut-être, mais pas deux ou trois par semaine pendant une durée indéfinie. Nous avons donc décidé de continuer à nous battre, de la façon suivante : une loi existe en France, qui n’a toujours pas été abolie par le libéralisme triomphant, condamnant la non-assistance à personne en danger de mort. Les hôpitaux sont donc contraints d’accepter toute personne, quelles que soient ses ressources ou l’absence de celles-ci, si elle est en danger de mort immédiate.
Nous avons décidé d’attendre qu’Abdel soit dans le coma, ce qui était probable à court terme. Parallèlement, j’ai sollicité du préfet de police l’autorisation de séjour et de travail en France d’Abdel, en rédigeant une promesse d’embauche par Pilier d’Angle (cette promesse était justifiée car Abdel connaissait bien la soudure et pouvait donc nous être réellement utile en plomberie). Tous les jours la famille me donnait des nouvelles de l’évolution de sa maladie et le grand jour est arrivé : Abdel était dans le coma. Les urgences d’un hôpital parisien l’ont immédiatement admis et dialysé.
Son état étant jugé sérieux, il est resté à l’hôpital suffisamment longtemps pour qu’une équipe médicale le prenne en charge et le défende contre les administratifs, se réclamant des traditions de l’hôpital qui était, autrefois, le dernier refuge des pauvres gens. C’est ainsi que, grâce à la solidarité de quelques personnes, Abdel a été sauvé.
Il a été dialysé deux ans et son permis de travail a été accordé par la préfecture (c’était le bon temps !). Il a donc été embauché par Pilier d’Angle et a obtenu ainsi une couverture sociale, devenant un malade comme les autres, soigné par une équipe médicale de qualité qui l’a proposé, compte tenu de son jeune âge, pour une greffe rénale. Abdel a été greffé il y a trois ans et il se porte bien, si bien qu’il est devenu chef d’équipe de Pilier d’Angle et a des ressources suffisantes pour louer un appartement de qualité. Son problème pour progresser est l’illettrisme, en français au moins, mais probablement également en arabe.
Pilier d’Angle organise actuellement des cours d’alphabétisation, avec son assistante sociale et un jeune polytechnicien effectuant son service civil. Dans ce domaine rien n’est simple ni gagné d’avance, malgré la bonne volonté et le dévouement des animateurs. Il faut en effet que les intéressés acceptent de suivre ces cours, qu’ils aient conscience de leur utilité pour eux-mêmes. Abdel est tellement heureux de sa résurrection qu’il a décidé, sans attendre les sollicitations de Pilier d’Angle, de suivre en cours du soir l’alphabétisation et de la formation professionnelle.
Il progresse donc étonnamment et deviendra prochainement un cadre de Pilier d’Angle, du niveau chef de chantier. Il a déjà les qualités essentielles de droiture et d’intégrité qui lui permettront d’accéder à de nouvelles responsabilités dès que son problème d’illettrisme sera résolu. Il est revenu récemment au Maroc visiter ses parents, qui pensaient ne jamais le revoir vivant. Il vient de se marier avec une jeune fille d’origine marocaine qui a la nationalité française. Il a lui aussi fait les démarches pour devenir Français, pour lesquelles il est sur le point d’obtenir satisfaction.
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1. Les artisans souffrent, comme nous, de la pression de « l’économie informelle ». Mais ils ont la ressource de s’auto-exploiter, en travaillant par exemple 60 et 70 heures par semaine pour atteindre un chiffre d’affaires suffisant en fin de mois. Les entreprises d’insertion ne peuvent pas adopter des attitudes semblables, pour des raisons morales (on ne réinsère pas en trichant) et pour des raisons économiques (l’entreprise paie les heures supplémentaires éventuelles au tarif légal).