Piloter le devenir de la forêt française
Dans une réflexion sur le territoire, c’est la totalité des espaces voués aux arbres qui doit être prise en compte, des futaies aux formations ligneuses basses.
Cet ensemble composite, sans équivalent en Europe, portera en 2050 la marque d’une dérive climatique mal identifiable et de la tutelle d’une société en rapide mutation.
Forces et faiblesses de la forêt française actuelle
Les lecteurs de La Jaune et la Rouge ayant déjà bénéficié (octobre 2003) d’un tableau de la forêt française et de ses fonctions économiques et socioécologiques, on se limitera à l’étude de zones sensibles et des mécanismes sous-jacents.
Des formations arborées étendues mais hétérogènes
Avec 15,2 Mha (18,6 Mha pour l’ensemble de l’espace arboré) les forêts françaises ont une étendue proche de celles de la Finlande (21 Mha), loin devant l’Allemagne (11 Mha). Chaque Français dispose de 3 100 m2, chaque Allemand de 1 300 m2. Elles couvrent 27 % du territoire et 39 % du territoire rural exploitable1. Leur volume total de bois est de 2,1 Mdm3, contre 1,9 pour les forêts finlandaises.
En raison d’un climat et de sols favorables, les forêts françaises pourraient générer une économie du bois d’un niveau comparable à celui d’un des grands pays nordiques, ce qui n’est pas encore le cas. Leur caractéristique dominante est l’hétérogénéité, aux diverses échelles, de toutes leurs composantes. 309 régions forestières ont été définies à partir des particularités de leur milieu, mais la diversité de la forêt à l’intérieur de ces unités est considérable, tout comme les modes d’appropriation et de gestion.
Le fractionnement cadastral en mini-unités dont les précédents culturaux sont variés induit une biodiversité exceptionnelle en Europe, mais qui n’est pas sans entraver la gestion comme le montrent, a contrario, les capacités dont disposent des forêts cultivées homogènes et à maille moins étroite.
La fraction de l’espace arboré susceptible d’une gestion raisonnée est importante mais non majoritaire. La forêt publique y tient la première place avec 4 Mha aménagés. Elle échappe à l’imbroglio cadastral. Ses aménagements ont toujours privilégié l’adaptation des peuplements aux nuances du milieu. La forêt privée (11 Mha) comporte 3,4 Mha de propriétés de plus de 25 hectares, dont 2,6 Mha étaient munies, en 1999, d’un Plan simple de gestion. Le solde, 76 % des forêts particulières, n’avait le plus souvent pas de consistance forestière définie. Cependant, dans le cas de la forêt cultivée, la coopération forestière permet une sylviculture dynamique et planifiée portant sur des propriétés de 5 à 20 hectares.
Les gestions sur la durée concernent donc environ 7 Mha. La progression du volume par hectare que l’on constate actuellement en France procède du décalage entre la masse de bois générée, 82 Mm3 par an (1999), et ce qu’absorbe le marché. Plus de 40 % de la première s’ajoute chaque année au volume déjà sur pied faute d’utilisation. Sont en cause les coûts d’exploitation et la dispersion des lots.
Des fonctions écologiques et sociales mal rémunérées
La fonction écologique des forêts concerne d’abord le bois lui-même en tant qu’écomatériau. En témoigne l’Accord-cadre national » Bois-construction-environnement » de mars 2001 pour la promotion du bois d’œuvre face à d’autres matériaux forts utilisateurs d’énergies fossiles.
En forêt, l’installation de réserves naturelles pour la protection de l’air, de l’eau, de la biodiversité et d’espaces voués aux fonctions d’accueil et au cadre de vie fait l’unanimité. On les verrait volontiers se multiplier. L’obstacle réside dans les dépenses d’organisation et d’entretien qu’elles entraînent. Seules les forêts domaniales et communales sont dotées de crédits publics consistants pour assurer l’accueil et les fonctions environnementales.
Les propriétaires forestiers privés attendent toujours un minimum de compensation aux contraintes écologiques et sociales qui se multiplient. Vouloir obtenir de leur part des prestations écologiques gratuites est d’une efficacité problématique et d’un effet démobilisateur assuré. La chasse seule, parmi les fonctions non marchandes, est source de revenus.
La gestion de la forêt française repose essentiellement sur la production de bois.
Une filière bois nationale importante, déficitaire, mais porteuse d’avenir
La filière bois-papier-ameublement a un chiffre d’affaires de 35 Md d’euros et procure 250 000 emplois2, plus encore si l’on y intègre la commercialisation et la mise en place des produits ouvrés. Son déficit extérieur (3,5 Md d’euros) est le deuxième après celui du pétrole brut. Bien que les activités de niches conduisent à des spécialités emblématiques (tranchage, tonnellerie), l’avenir du territoire boisé dépend des produits forestiers à grande diffusion dont le marché est mondial.
Les grumes de sciage assurent aux forestiers l’essentiel de leurs revenus. Leur volume, qui n’était que de 6,7 Mm3 en 19383, a atteint 17 Mm3 vers 1960. La progression ultérieure, autour de 20 Mm3, est due aux seuls résineux. Les scieurs se heurtent à la concurrence des bois nordiques qui arrivent en lots de plus forte taille et strictement normalisés.
La seconde transformation mécanique est en compétition avec les autres matériaux industriels standardisés (métal, béton, plastiques). Leurs qualités de surface donnent aux bois rabotés des chances nouvelles dans l’ameublement et les aménagements intérieurs. Les bois de structure font une place croissante aux composites (EWP) qui tirent parti des remarquables architectures fines du bois. L’emballage industriel (palettes) devient un métier de masse aux exigences précises.
Les industries lourdes, papeteries ou panneaux, utilisent les sous-produits de la sylviculture ou du sciage français, en parallèle avec des vieux papiers et des pâtes importées. Elles constituent une composante essentielle de la chaîne de transformation par leur valeur ajoutée, l’emploi qu’elles génèrent et leur concours à la viabilité des activités amont. C’est aussi un secteur pilote en matière d’innovations.
Le bois de feu pour les foyers domestiques est récolté en grandes quantités par une multitude de circuits de proximité. La mécanisation de ces exploitations fera de l’utilisation accrue de cette source d’énergie renouvelable un atout d’avenir.
Les espaces arborés parure et menace dans l’espace rural
La forêt est un lieu de ressourcement pour les citadins et, à l’horizon de nos paysages, une parure appréciée de tous. Cependant la prolifération des espaces boisés hors contrôle fait subir aux hommes, et à leurs installations, de graves menaces provenant des incendies et des chutes d’arbres qui sont dues à des tempêtes plus fréquentes. Les dépenses pour la prévention et la lutte contre ces fléaux dépassent tous les efforts consentis pour la vie de la forêt publique ou privée.
Les facteurs de la composition actuelle des forêts
La liaison forêt-société
L’usage principal qui est fait des forêts transparaît dans leur apparence globale. On distingue des forêts de subsistance, des forêts industrielles, des futaies à bois d’œuvre et un quatrième type qui réunit les forêts sanctuaires et les forêts-friches. La progression de la densité des hommes et du Produit intérieur brut par habitant les a fait apparaître tour à tour4.
Ces facteurs fondamentaux fixent l’étendue assignée aux forêts, leur composition et leurs débouchés, par le canal de facteurs efficaces (la demande de biens et services ; les niveaux technologiques). Ainsi, jusqu’en 1840, les surfaces forestières étaient contractées au plus bas niveau tolérable par la mise en culture des terrains les plus difficiles qu’imposait la faiblesse des rendements céréaliers.
Le développement d’une société détermine aussi la nature des produits demandés à la forêt. Avant la Révolution industrielle, le bois servait à tout mais les foyers en absorbaient l’essentiel ; après, c’est le bois d’œuvre qui, en Europe, a pris la première place. Les régimes de gestion correspondants sont le taillis et la futaie.
Les forêts ne restent exploitables que si elles permettent la progression de la productivité du travail aux différents niveaux de la chaîne, productivité corrélée à l’évolution du PIB par habitant. Ainsi, le nombre de pins maritimes plantés à l’heure a été multiplié par 8 en cinquante ans, et s’est donc accru au rythme moyen de la productivité du travail en France. Cette contrainte pèse particulièrement aujourd’hui sur les forêts installées sur des pentes de plus de 30 % et sur les boisements fractionnés en parcelles exiguës, partout où la mécanisation des récoltes est difficile et où l’on peine à approvisionner les transformateurs en lots de bois importants et de qualité définie. En forêt publique, ces impératifs de productivité sont moins pressants grâce aux contrats assurant la multifonctionnalité des massifs.
L’histoire sociale a donné sa consistance aux forêts françaises
En deux siècles, la sagesse des pouvoirs publics et le dynamisme de certains propriétaires forestiers ont doté la France de noyaux de futaies de qualité. Elles tranchent sur la masse des anciens taillis démembrés ou des petits champs embroussaillés dont la présence est loin d’être toujours favorable à la vie des hommes et à la préservation de la nature. Les deux tiers de l’expansion de l’espace forestier, porté de 7 à 15 millions d’hectares, relèvent de ce phénomène. La fin du pacage a eu le même effet sur les landes et garrigues. Le cas des Landes de Gascogne n’a que peu de répliques. La multiplication des bois fut un phénomène plutôt subi que voulu. Le Fonds forestier national lui-même (créé en 1947) avait comme objet principal la rénovation des espaces arborés, non leur extension5.
Étendue et composition des surfaces boisées en 2050
Les évolutions climatiques présentent une composante assurée : la fréquence accrue des tempêtes. L’extension annoncée des milieux favorables à la végétation méditerranéenne aura encore, à l’horizon 2050, une influence mineure par rapport aux dérives provoquées par la pression sociétale. Sont en cause moins la population, supposée rester stable à 62 millions d’habitants6, que le PIB par habitant qui, au rythme de 1,5 % par an, pourrait doubler. Il avait quadruplé depuis 19507.
La croissance des surfaces arborées jusqu’en 2050
Les forestiers ont veillé pendant des siècles sur ces chênes exceptionnels. Dans cinquante ans, grâce aux efforts consentis aujourd’hui, de tels joyaux de notre patrimoine continueront à orner nos massifs. Forêt de Bercé, Sarthe, chênes rouvres (quercus sessiliflora).
© CICHÉ BARTOLI-PHOTOTHÈQUE ENGREF-NANCY
Les besoins d’espace pour l’agriculture et pour la construction et la voirie fixent par défaut l’étendue des bois. La concentration de l’agriculture sur les sites équipés pour une meilleure productivité du travail devrait se poursuivre, malgré les efforts entrepris pour l’extensification de l’élevage. Les besoins en espaces artificialisés s’accroissent par extension de la voirie et des espaces bâtis. Le retour au centre-ville freinera cette expansion des banlieues. Les résidences de loisir, qui forment déjà la moitié des logements ruraux8, et l’installation d’actifs à la campagne, seront les principaux consommateurs de sols, avec les parcs, jardins, golfs et autres espaces arborés de loisir, collectifs ou particuliers. Ces derniers nous paraissent relever, en fait, de la forêt-sanctuaire. Sous cette réserve, l’étendue des surfaces artificialisées n’atteindrait pas celle des déprises agricoles.
À partir des remarques précédentes, on obtenait par défaut pour 2030 une surface dominée par les arbres de 20,4 Mha9. En 2050, si la surface agricole était ramenée à 25 Mha, les arbres occuperaient 22 Mha, soit 40 % du territoire national.
Répartition spontanée des modèles forestiers en 2050
Les niveaux de PIB retenus pour 2050 n’étant encore atteints dans aucun pays, on ne peut que prolonger les évolutions déjà amorcées. À l’horizon 2030, nous avions proposé la ventilation suivante d’un espace arboré défini ci-dessus : 7,3 Mha de futaies où la vie économique resterait éventuellement possible, mais dont plusieurs centaines de milliers d’hectares seraient distraits pour installer des réserves intégrales ou des parcs de loisir ; 6 Mha ayant perdu leur production de bois du fait de leur structure foncière et l’hétérogénéité de leurs peuplements ; 4,4 Mha subissant le même abandon en raison d’une pente trop forte pour la mécanisation ; 2,7 Mha d’anciens bosquets, maquis, garrigues et landes boisées devenus des futaies basses sans production marchande, sauf, par places, de bois de feu.
Ces perspectives résultent des critères énumérés plus haut auxquels devront se conformer les massifs pour garder une vie économique autonome sur le modèle de la forêt cultivée. Ces critères deviendront toujours plus rigoureux. Le raccourcissement des révolutions qui en résulte diminuera l’exposition aux risques de tempête. La forêt multifonctionnelle classique, qui est la norme dans les forêts publiques, gardera de l’importance dans la mesure où la collectivité poursuivra l’effort financier indispensable. Elle pourra de la sorte continuer à alimenter une large fraction de la filière bois et limiter le déficit du commerce extérieur français.
Le solde, constitué par les espaces forestiers non gérés, s’étendrait dès 2030 sur 13 Mha, et, en 2050, sur 14 ou 15 Mha, inclus dans un espace arboré de 22 Mha. Bien des régions parsemées de résidences isolées subiraient les inconvénients constatés aujourd’hui dans les départements méditerranéens, avec les dépenses de protection civile correspondantes. L’évolution du climat accentuera cette dérive10.
Répartition des modèles résultant d’une politique volontariste
En considération des inconvénients de la non-gestion et des avantages sociaux, économiques, et souvent écologiques, d’une gestion plus volontariste de l’espace national, il nous semble nécessaire de donner ses meilleures chances à la vie de la filière par extension des forêts organisées pour une production efficace du bois. Elles formeraient, avec des réserves de nature bien structurées, une forêt vivante capable de contrebalancer la présence massive des bois abandonnés. L’Allemagne peut envisager de sang-froid l’extension de la forêt non gérée en raison de sa densité de population et du fait d’espaces arborés moins étendus et bien mieux en mains. Il ne serait pas bon d’adopter sans examen les mots d’ordre issus du contexte aussi différent que celui de l’outre-Rhin.
Notre problème n’est pas d’apporter plus de naturel à une pratique trop financière de l’aménagement des massifs, mais d’assurer, sur des surfaces significatives, le contrôle d’espaces, majoritairement privés, dont le morcellement est, pour leur moitié, paralysant. Développer, grâce à la structuration de la propriété privée et par l’attention portée aux besoins de la filière, la production d’écomatériaux et de bois-énergie est déjà un objectif inscrit dans la loi, tout comme sont à l’étude les règles d’un système d’assurance adapté aux particularités de la forêt. Un volet d’une telle politique pourrait concerner la motivation des propriétaires eux-mêmes puisque leur attitude est, en dernier ressort, déterminante. Il s’agirait de ne rien exiger d’eux sans s’assurer de la compatibilité des mesures à l’étude avec la survie des activités qui conditionnent leur capacité de gestion, car il n’y a pas de forêt durable sans gestion.
La forêt française sera demain un élément fortement présent de l’espace rural français. Elle constituera soit un tissu interstitiel indifférencié et dangereux, soit un lieu de vie et d’ancrage au terroir pour la population locale et pour les visiteurs. La première solution est adoptée dès à présent aux USA. La seconde pourrait donner un nouvel attrait à toutes les parties de notre territoire en conservant la vieille collaboration du milieu et des hommes qui a fait le Jardin de France.
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1. Anonyme, Les Indicateurs de Gestion durable de la forêt française, ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Paris, 2000, p. 4, 5, 40, 12, 37.
2. Jean-Paul LANLY et al. « Le Bois » numéro spécial n° 578, La Jaune et la Rouge, Paris, octobre 2002.
3. J. CAMPREDON, Industrie et commerce du bois. Paris, PUF, 1950, p. 27–29.
4. Jean-Pierre LÉONARD, Contribution à la Typologie des principaux systèmes forestiers. Villeneuve-d’Ascq, 2002, Presses Universitaires du Septentrion.
5. Anonyme, Fonds forestier national, 25 ans de travaux. Paris, La Documentation française, 1972, p. 22.
6. J. MARSEILLE, « Démographie – La formidable exception française », Le Point. Paris, 18.11.2004.
7. Angus MADDISON, L’Économie mondiale, Paris, OCDE, 2001, p. 294.
8. Anonyme, Tourisme et Forêt. Centre national du tourisme en espace rural, ENITA, 63370 Lempdes, 2002, p. 16.
9. Jean-Pierre LÉONARD, Forêt vivante ou Désert boisé – La Forêt française à la croisée des chemins. Paris, L’Harmattan, 2003, p. 248.
10. Anonyme, « La Forêt française menacée de bouleversement », Paris, La Forêt privée, Revue forestière européenne, n° 279, sep. 2004, p. 22. (en 2100, le climat provoquera la migration des zones forestières).