Plaidoyer associatif pour l’eau : de Paris à Bruxelles
Les ONG environnementales ont un rôle essentiel à jouer au niveau européen, où se décide le cadre notamment des politiques de l’eau. Plutôt que de lobbying, elles ont une fonction de plaidoyer, puisqu’elles n’ont pas d’intérêt partisan à défendre, mais bien l’intérêt commun. Leurs moyens sont comptés face aux véritables lobbyistes, ce qui leur impose de soigneusement organiser leur action. Le cas du règlement européen sur la restauration de la nature illustre la nécessité de leur existence et de leur action. Les orientations actuelles des politiques nationales et européennes ne sont pas sans les inquiéter quant à l’évolution de la protection de la nature.
La politique de l’eau en France est un bon exemple de sujet dont le traitement est nécessairement territorialisé, voire très territorialisé, mais qui est par ailleurs largement structuré par une réglementation et des objectifs décidés à l’échelle européenne. La protection des hydrosystèmes et de leurs équilibres, aussi bien en tant que milieux naturels qu’en tant que ressource à fort enjeu, impose alors aux associations telles que France Nature Environnement (FNE) de surveiller les allers-retours entre niveau local et niveau européen et d’influer sur les décisions. Agir sur ces orientations publiques, « faire du lobbying » (ou plutôt, nous le verrons, du plaidoyer), implique par ailleurs de se focaliser non seulement sur les textes centrés sur l’eau, mais également sur l’ensemble des thématiques pouvant exercer sur l’eau des pressions ou agir comme levier.
Une menace majeure
Le bouleversement climatique du cycle de l’eau, avec l’augmentation des épisodes extrêmes de sécheresse et d’inondation, vient secouer l’Europe comme le reste du monde et fait de l’eau un objet stratégique (pour ne pas dire sécuritaire). Les pollutions de toutes origines (agricoles, industrielles, domestiques) sont loin d’être en diminution. Les menaces sur la biodiversité aquatique sont élevées et seront elles-mêmes aggravées par le dérèglement climatique : 39 % des espèces de poissons de France hexagonale sont menacées ou quasi menacées, contre 30 % en 2010 (UICN, Union internationale pour la conservation de la nature, 2019). Les grandes réorientations de nos usages et la transformation de nos modèles productifs pour répondre à ces défis sont encore devant nous (Denier-Pasquier, 2023).
Une politique de l’eau bien structurée
Adoptée en 2000, la directive-cadre sur l’eau ou DCE (2000/60/CE) reste omniprésente dans tout document de planification lié à l’eau : elle concerne toutes les masses d’eau (de surface ou souterraines, courantes ou stagnantes, de transition et côtières) et implique une participation active de toutes les parties prenantes.
Elle a introduit l’enjeu clé du « bon état écologique » (qui inclut nécessairement un bon état physico-chimique et quantitatif), lequel est lui-même évalué par une batterie d’indicateurs biologiques. L’eau est avant tout un milieu de vie qui doit être préservé : l’objectif d’atteinte de bon état s’accompagne d’un objectif de non-détérioration de l’existant. Ce texte est assez inspiré des grandes lois françaises sur l’eau (1964 et 1992), qui ont mis en place une démarche planificatrice par bassin versant.
La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 est ensuite venue compléter le corpus français existant pour répondre plus précisément aux objectifs de la DCE. Cependant l’atteinte du bon état, initialement fixée à 2015, est régulièrement repoussée depuis cette date. Ce n’est pas tant le texte ou son esprit qu’il faudrait changer, que les moyens de mise en œuvre d’une part et l’articulation avec les autres politiques publiques d’autre part.
Faire évoluer la politique de l’eau
Au niveau européen, le « lobbying » représente une activité légale et encadrée qui consiste à influencer la décision publique dans le but de défendre des intérêts sectoriels. Elle est considérée comme un moyen d’éclairer la politique communautaire : rencontrer des décideurs, participer aux débats et consultations publiques, publier des notes, des rapports, des tribunes, ou encore organiser des événements. Comme elles défendent un intérêt général et non des buts lucratifs, les ONG environnementales qualifient leurs activités auprès des décideurs publics de plaidoyer.
Lorsque FNE réussit à influer sur une décision, ni la structure ni les personnes qu’elle emploie ne verront leurs ressources augmenter, mais on peut supposer par ailleurs que l’ensemble de la population en bénéficiera. Si nous, associations, sommes attachées à cette distinction, avant tout sémantique (les règles et le registre de déclaration de transparence étant les mêmes que pour le lobbying), c’est qu’il nous importe de souligner la différence d’objectifs et surtout de moyens à disposition entre nous et les lobbyistes que nous côtoyons à Paris comme à Bruxelles.
Un rapport de force largement défavorable
En octobre 2023, 12 314 organisations sont enregistrées au registre de transparence, avec parmi elles moins d’un tiers (3 559) qui ne représentent pas d’intérêts commerciaux. Ce sont ainsi 50 000 lobbyistes qui travaillent actuellement à Bruxelles, dont 24 700 personnes à temps plein. 1 600 d’entre elles ont accès au Parlement européen. FNE consacre et emploie un ETP (équivalent temps plein) pour son plaidoyer européen, auquel on peut ajouter 1,3 ETP de bénévoles.
Ce travail recouvre l’ensemble des dossiers qui intéressent notre mouvement (eau, énergie, déchets, biodiversité, agriculture, climat, transports…). Si nous nous mobilisions par exemple sur un dossier agricole, nous pourrions compter sur l’appui de huit personnes travaillant sur ces questions dans notre fédération européenne (le Bureau européen de l’environnement-EEB). De leur côté, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs disposent de respectivement 4,2 et 1,2 ETP pour leur lobbying à Bruxelles.
Ces organisations françaises peuvent compter sur l’appui de leur fédération européenne, la COPA-COGECA, qui emploie 36 lobbyistes à temps plein (dont 23 accrédités pour accéder au Parlement). Ce lobbying agricole est par ailleurs renforcé par les ressources consacrées par les différentes associations de filières, ainsi que par celles de groupes agroalimentaires sur de nombreux dossiers.
Organiser son plaidoyer
Face à cette asymétrie, nous sommes contraints en permanence : tout est question de priorité et de définition d’objectifs précis et atteignables. La démarche de plaidoyer débute par l’identification d’acteurs ayant le pouvoir d’opérer le changement (« Qui ? », c’est-à-dire quels pays au Conseil et quels groupes au Parlement de l’UE) et réaliser une analyse du pouvoir permettant de définir nos cibles et les alliances (fluctuantes en fonction des dossiers). Les activités à mettre en place pour convaincre les institutions sont ensuite discutées et planifiées (c’est le « Comment ? »). Cela implique d’analyser le calendrier législatif (le « Quand ? ») et jalonner notre potentiel d’influence dans les complexes allers-retours du trilogue entre Commission, Parlement et Conseil.
“Le plaidoyer européen exige une coordination permanente.”
Concrètement ces actions consistent à mobiliser l’expertise associative et universitaire, de façon à produire des positionnements lisibles et rigoureux. Il s’agit aussi de créer et d’entretenir des relations directes (courriers institutionnels et rendez-vous), lesquelles s’accompagneront de publications et d’éventuelles mobilisations citoyennes ou médiatiques pour appuyer nos demandes. Le plaidoyer européen exige par ailleurs une coordination permanente au sein de nos alliances à travers l’Union et dans nos réseaux nationaux, pour s’adresser aux interlocuteurs français lors de la présentation des textes par la Commission : eurodéputés français, représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, ministères français…
Un dossier récent emblématique
Définitivement adopté par le Conseil des ministres de l’environnement de l’Union européenne (UE) le 17 juin 2024, le règlement européen sur la restauration de la nature avait été voté au Parlement le 27 février 2024. Proposé dans le cadre du Green Deal de l’UE, ce règlement vise à restaurer 20 % des terres et mers européennes d’ici 2030, avec un objectif ultime de 100 % des espaces dégradés d’ici 2050. Il vient renforcer les directives relatives aux milieux marins, à l’eau et aux habitats.
Plus de 200 ONG s’étaient coalisées au sein d’une campagne, Restore Nature, d’abord dans l’objectif de renforcer les ambitions de ce texte et finalement pour le défendre, y compris dans une version affaiblie. Ce qui reste une victoire a en effet été arraché à quelques voix près (329 voix pour sur 628 parlementaires présents en séance, soit 14 de plus que les 315 requises), après une campagne de désinformation inédite et de nombreuses tentatives de torpillage du texte par l’aile conservatrice du Parlement.
Une forte division
Ces opposants au texte ont prétexté de supposés effets néfastes à venir sur l’agriculture, la pêche et l’économie, qui menaceraient la sécurité alimentaire de l’Europe et ses emplois. Le Parti populaire européen (PPE) a ainsi appelé aux côtés de l’extrême droite au rejet de l’ensemble du texte, rejoint par une partie du centre droit. La division fut également forte entre pays, certains gouvernements nationaux soutenant le texte (la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Bulgarie) ou le rejetant (la Suède, la Pologne, l’Italie, les Pays-Bas…).
Les défenseurs du texte et les ONG ont répondu que les vrais risques auxquels notre agriculture est confrontée sont plutôt du côté du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la dégradation des milieux. L’argumentaire sur la sécurité alimentaire a par ailleurs été largement démonté par des scientifiques dont plus de 6 000 d’entre eux ont dénoncé l’opération de désinformation en appelant à soutenir le texte (Pe’er, Guy, et al., 2023).
Des effets majeurs
Ce règlement européen a des implications directes pour les milieux aquatiques, à la fois dans les objectifs généraux et par des mesures spécifiques : il prévoit la restauration de l’écoulement libre de 25 000 km de cours d’eau.
Il fixe par ailleurs que d’ici 2030 les pays de l’UE auront restauré au moins 30 % des tourbières drainées (dont au moins un quart doit être remis en eau), puis 40 % en 2040 et 50 % en 2050. Au-delà du bénéfice climatique (« La restauration des tourbières drainées étant l’un des moyens les plus rentables de réduire les émissions dans le secteur agricole », nous rappelle le communiqué du Parlement européen), cet objectif pourra largement contribuer à préserver les équilibres quantitatifs.
Les tourbières stockent en effet environ 10 % de l’eau douce à l’échelle mondiale et ont un effet de régulation lors d’inondations ou de sécheresses. 2024 a donc été l’occasion d’un débat très vif à propos d’un texte qui a des conséquences concrètes sur la politique de l’eau, mais dont le cœur des controverses a porté sur des questions agricoles.
La difficile mise en cohérence des politiques publiques
À l’échelle française aussi, les objectifs liés à la politique de l’eau se trouvent contrariés par des orientations agricoles. Deux illustrations récentes concernent les zones humides. L’arrêté du 3 juillet 2024 modifiant l’arrêté du 9 juin 2021 fixant les prescriptions techniques générales applicables aux plans d’eau autorise désormais la destruction de zones humides inférieures à un hectare pour y construire des plans d’eau artificiels à vocation agricole.
Ces zones humides de petites tailles sont pourtant peu connues, mal répertoriées et particulièrement nombreuses sur les têtes de bassins versants. Par ailleurs la proposition interministérielle du 17 juillet 2024 concerne la cartographie de référence dans le cadre de la nouvelle conditionnalité de la politique agricole commune relative aux zones humides (bonne condition agricole et environnementale n° 2 – BCAE2).
Cette proposition consiste à ne retenir qu’un croisement des zones humides déjà identifiées et des sites labellisés Ramsar. Cette limitation drastique vient fragiliser les politiques locales préexistantes de préservation et ne permettra pas de remplir les objectifs de cette BCAE2 prévus dans le cadre européen (en matière de stockage de carbone comme de biodiversité). Ces régressions nous interrogent, alors qu’au même moment l’Europe renforce ses objectifs de restauration de la nature, des milieux humides en particulier.
Quelles perspectives européennes pour l’eau et la biodiversité ?
Le 18 juillet 2024 Ursula von der Layen, réélue présidente de la Commission, propose un changement de tonalité politique pour le mandat à venir : compétitivité économique, sécurité et écologie « pragmatique ». Le Pacte vert est maintenu, mais son ambition écologique est concrètement amoindrie. La biodiversité et la pollution y deviennent des sujets marginaux, la lecture des enjeux devenant quasi strictement climatique. Dans ce contexte, une des faiblesses de la politique européenne en matière d’environnement, la préservation des sols, risque d’être difficile à consolider. C’est pourtant une trajectoire indispensable pour répondre aux objectifs de préservation de l’eau, de la biodiversité et du succès du Green Deal en général. Donner aux sols un statut de protection aussi élevé que l’eau et l’air au niveau européen (ce que les propositions réglementaires récentes sont loin de faire) est donc un chantier majeur de nos coalitions à venir.