La directive-cadre sur l’eau a introduit l’enjeu clé du « bon état écologique » (qui inclut nécessairement un bon état physico-chimique et quantitatif), lequel est lui-même évalué par une batterie d’indicateurs biologiques.

Plaidoyer associatif pour l’eau : de Paris à Bruxelles

Dossier : Les politiques publiques de l'eauMagazine N°798 Octobre 2024
Par Alexis GUILPART

Les ONG envi­ron­ne­men­tales ont un rôle essen­tiel à jouer au niveau euro­péen, où se décide le cadre notam­ment des poli­tiques de l’eau. Plu­tôt que de lob­bying, elles ont une fonc­tion de plai­doyer, puisqu’elles n’ont pas d’intérêt par­ti­san à défendre, mais bien l’intérêt com­mun. Leurs moyens sont comp­tés face aux véri­tables lob­byistes, ce qui leur impose de soi­gneu­se­ment orga­ni­ser leur action. Le cas du règle­ment euro­péen sur la res­tau­ra­tion de la nature illustre la néces­si­té de leur exis­tence et de leur action. Les orien­ta­tions actuelles des poli­tiques natio­nales et euro­péennes ne sont pas sans les inquié­ter quant à l’évolution de la pro­tec­tion de la nature.

La poli­tique de l’eau en France est un bon exemple de sujet dont le trai­te­ment est néces­sai­re­ment ter­ri­to­ria­li­sé, voire très ter­ri­to­ria­li­sé, mais qui est par ailleurs lar­ge­ment struc­tu­ré par une régle­mentation et des objec­tifs déci­dés à l’échelle euro­péenne. La pro­tec­tion des hydro­sys­tèmes et de leurs équi­libres, aus­si bien en tant que milieux natu­rels qu’en tant que res­source à fort enjeu, impose alors aux asso­cia­tions telles que France Nature Envi­ron­ne­ment (FNE) de sur­veiller les allers-retours entre niveau local et niveau euro­péen et d’influer sur les déci­sions. Agir sur ces orien­ta­tions publiques, « faire du lob­bying » (ou plu­tôt, nous le ver­rons, du plai­doyer), implique par ailleurs de se foca­li­ser non seule­ment sur les textes cen­trés sur l’eau, mais éga­le­ment sur l’ensemble des thé­ma­tiques pou­vant exer­cer sur l’eau des pres­sions ou agir comme levier.

Une menace majeure

Le bou­le­ver­se­ment cli­ma­tique du cycle de l’eau, avec l’augmentation des épi­sodes extrêmes de séche­resse et d’inondation, vient secouer l’Europe comme le reste du monde et fait de l’eau un objet stra­té­gique (pour ne pas dire sécu­ri­taire). Les pol­lu­tions de toutes ori­gines (agri­coles, indus­trielles, domes­tiques) sont loin d’être en dimi­nu­tion. Les menaces sur la bio­di­ver­si­té aqua­tique sont éle­vées et seront elles-mêmes aggra­vées par le dérè­gle­ment cli­ma­tique : 39 % des espèces de pois­sons de France hexa­go­nale sont mena­cées ou qua­si mena­cées, contre 30 % en 2010 (UICN, Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature, 2019). Les grandes réorienta­tions de nos usages et la trans­for­ma­tion de nos modèles pro­duc­tifs pour répondre à ces défis sont encore devant nous (Denier-Pas­quier, 2023).

Une politique de l’eau bien structurée

Adop­tée en 2000, la direc­tive-cadre sur l’eau ou DCE (2000/60/CE) reste omni­pré­sente dans tout docu­ment de pla­ni­fi­ca­tion lié à l’eau : elle concerne toutes les masses d’eau (de sur­face ou sou­ter­raines, cou­rantes ou stag­nantes, de tran­si­tion et côtières) et implique une par­ti­ci­pa­tion active de toutes les par­ties prenantes.

Elle a intro­duit l’enjeu clé du « bon état éco­lo­gique » (qui inclut néces­sai­re­ment un bon état phy­si­co-chi­mique et quan­ti­ta­tif), lequel est lui-même éva­lué par une bat­te­rie d’indicateurs bio­lo­giques. L’eau est avant tout un milieu de vie qui doit être pré­ser­vé : l’objectif d’atteinte de bon état s’accompagne d’un objec­tif de non-dété­rio­ra­tion de l’existant. Ce texte est assez ins­pi­ré des grandes lois fran­çaises sur l’eau (1964 et 1992), qui ont mis en place une démarche pla­ni­fi­ca­trice par bas­sin versant.

La loi sur l’eau et les milieux aqua­tiques de 2006 est ensuite venue com­plé­ter le cor­pus fran­çais exis­tant pour répondre plus pré­ci­sé­ment aux objec­tifs de la DCE. Cepen­dant l’atteinte du bon état, ini­tia­le­ment fixée à 2015, est régu­liè­re­ment repous­sée depuis cette date. Ce n’est pas tant le texte ou son esprit qu’il fau­drait chan­ger, que les moyens de mise en œuvre d’une part et l’articulation avec les autres poli­tiques publiques d’autre part.

Faire évoluer la politique de l’eau

Au niveau euro­péen, le « lob­bying » repré­sente une acti­vi­té légale et enca­drée qui consiste à influen­cer la déci­sion publique dans le but de défendre des inté­rêts sec­to­riels. Elle est consi­dé­rée comme un moyen d’éclairer la poli­tique com­mu­nau­taire : ren­con­trer des déci­deurs, par­ti­ci­per aux débats et consul­ta­tions publiques, publier des notes, des rap­ports, des tri­bunes, ou encore orga­ni­ser des évé­ne­ments. Comme elles défendent un inté­rêt géné­ral et non des buts lucra­tifs, les ONG environ­nementales qua­li­fient leurs acti­vi­tés auprès des déci­deurs publics de plaidoyer.

Lorsque FNE réus­sit à influer sur une déci­sion, ni la struc­ture ni les per­sonnes qu’elle emploie ne ver­ront leurs res­sources aug­men­ter, mais on peut sup­po­ser par ailleurs que l’ensemble de la popu­la­tion en béné­fi­cie­ra. Si nous, asso­cia­tions, sommes atta­chées à cette dis­tinc­tion, avant tout séman­tique (les règles et le registre de décla­ra­tion de trans­pa­rence étant les mêmes que pour le lob­bying), c’est qu’il nous importe de sou­li­gner la dif­fé­rence d’objectifs et sur­tout de moyens à dis­po­si­tion entre nous et les lob­byistes que nous côtoyons à Paris comme à Bruxelles.

Un rapport de force largement défavorable

En octobre 2023, 12 314 orga­ni­sa­tions sont enre­gis­trées au registre de trans­pa­rence, avec par­mi elles moins d’un tiers (3 559) qui ne repré­sentent pas d’intérêts commer­ciaux. Ce sont ain­si 50 000 lob­byistes qui tra­vaillent actuel­le­ment à Bruxelles, dont 24 700 per­sonnes à temps plein. 1 600 d’entre elles ont accès au Par­le­ment euro­péen. FNE consacre et emploie un ETP (équi­valent temps plein) pour son plai­doyer euro­péen, auquel on peut ajou­ter 1,3 ETP de bénévoles.

Ce tra­vail recouvre l’ensemble des dos­siers qui inté­ressent notre mou­ve­ment (eau, éner­gie, déchets, bio­di­ver­si­té, agri­cul­ture, cli­mat, trans­ports…). Si nous nous mobi­li­sions par exemple sur un dos­sier agri­cole, nous pour­rions comp­ter sur l’appui de huit per­sonnes tra­vaillant sur ces ques­tions dans notre fédé­ra­tion euro­péenne (le Bureau euro­péen de l’environ­nement-EEB). De leur côté, la FNSEA et les Jeunes Agri­cul­teurs dis­posent de respective­ment 4,2 et 1,2 ETP pour leur lob­bying à Bruxelles.

Ces organi­sations fran­çaises peuvent comp­ter sur l’appui de leur fédé­ra­tion euro­péenne, la COPA-COGECA, qui emploie 36 lob­byistes à temps plein (dont 23 accré­di­tés pour accé­der au Par­le­ment). Ce lob­bying agri­cole est par ailleurs ren­for­cé par les res­sources consa­crées par les dif­fé­rentes asso­cia­tions de filières, ain­si que par celles de groupes agroa­li­men­taires sur de nom­breux dossiers.

Organiser son plaidoyer

Face à cette asy­mé­trie, nous sommes contraints en per­ma­nence : tout est ques­tion de prio­ri­té et de défi­ni­tion d’objectifs pré­cis et attei­gnables. La démarche de plai­doyer débute par l’identification d’acteurs ayant le pou­voir d’opérer le chan­ge­ment (« Qui ? », c’est-à-dire quels pays au Conseil et quels groupes au Par­le­ment de l’UE) et réa­li­ser une ana­lyse du pou­voir per­met­tant de défi­nir nos cibles et les alliances (fluc­tuantes en fonc­tion des dos­siers). Les acti­vi­tés à mettre en place pour convaincre les ins­ti­tu­tions sont ensuite dis­cu­tées et pla­ni­fiées (c’est le « Com­ment ? »). Cela implique d’analyser le calen­drier légis­la­tif (le « Quand ? ») et jalon­ner notre poten­tiel d’influence dans les com­plexes allers-retours du tri­logue entre Com­mis­sion, Par­le­ment et Conseil.

“Le plaidoyer européen exige une coordination permanente.”

Concrè­te­ment ces actions consistent à mobi­li­ser l’expertise asso­cia­tive et uni­ver­si­taire, de façon à pro­duire des posi­tion­ne­ments lisibles et rigou­reux. Il s’agit aus­si de créer et d’entretenir des rela­tions directes (cour­riers ins­ti­tu­tion­nels et ren­dez-vous), les­quelles s’accompagneront de publi­ca­tions et d’éventuelles mobi­li­sa­tions citoyennes ou média­tiques pour appuyer nos demandes. Le plai­doyer euro­péen exige par ailleurs une coor­di­na­tion per­ma­nente au sein de nos alliances à tra­vers l’Union et dans nos réseaux natio­naux, pour s’adresser aux inter­lo­cu­teurs fran­çais lors de la pré­sen­ta­tion des textes par la Com­mis­sion : euro­dé­pu­tés fran­çais, repré­sen­ta­tion per­ma­nente de la France auprès de l’Union euro­péenne, minis­tères français…

Un dossier récent emblématique

Défi­ni­ti­ve­ment adop­té par le Conseil des ministres de l’environnement de l’Union euro­péenne (UE) le 17 juin 2024, le règle­ment euro­péen sur la res­tau­ra­tion de la nature avait été voté au Par­le­ment le 27 février 2024. Pro­po­sé dans le cadre du Green Deal de l’UE, ce règle­ment vise à res­tau­rer 20 % des terres et mers euro­péennes d’ici 2030, avec un objec­tif ultime de 100 % des espaces dégra­dés d’ici 2050. Il vient ren­for­cer les direc­tives rela­tives aux milieux marins, à l’eau et aux habitats.

Plus de 200 ONG s’étaient coa­li­sées au sein d’une cam­pagne, Res­tore Nature, d’abord dans l’objectif de ren­for­cer les ambi­tions de ce texte et fina­le­ment pour le défendre, y com­pris dans une ver­sion affai­blie. Ce qui reste une vic­toire a en effet été arra­ché à quelques voix près (329 voix pour sur 628 par­le­men­taires pré­sents en séance, soit 14 de plus que les 315 requises), après une cam­pagne de dés­in­for­ma­tion inédite et de nom­breuses ten­ta­tives de tor­pillage du texte par l’aile conser­va­trice du Parlement.

Une forte division

Ces oppo­sants au texte ont pré­tex­té de sup­po­sés effets néfastes à venir sur l’agriculture, la pêche et l’économie, qui mena­ce­raient la sécu­ri­té ali­men­taire de l’Europe et ses emplois. Le Par­ti popu­laire euro­péen (PPE) a ain­si appe­lé aux côtés de l’extrême droite au rejet de l’ensemble du texte, rejoint par une par­tie du centre droit. La divi­sion fut éga­le­ment forte entre pays, cer­tains gou­ver­ne­ments natio­naux sou­te­nant le texte (la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Bul­ga­rie) ou le reje­tant (la Suède, la Pologne, l’Italie, les Pays-Bas…).

Les défen­seurs du texte et les ONG ont répon­du que les vrais risques aux­quels notre agri­cul­ture est confron­tée sont plu­tôt du côté du chan­ge­ment cli­ma­tique, de la perte de bio­di­ver­si­té et de la dégra­da­tion des milieux. L’argumentaire sur la sécu­ri­té ali­men­taire a par ailleurs été lar­ge­ment démon­té par des scien­ti­fiques dont plus de 6 000 d’entre eux ont dénon­cé l’opération de dés­in­for­ma­tion en appe­lant à sou­te­nir le texte (Pe’er, Guy, et al., 2023).

Des effets majeurs

Ce règle­ment euro­péen a des impli­ca­tions directes pour les milieux aqua­tiques, à la fois dans les objec­tifs géné­raux et par des mesures spé­ci­fiques : il pré­voit la res­tau­ra­tion de l’écoulement libre de 25 000 km de cours d’eau.

Il fixe par ailleurs que d’ici 2030 les pays de l’UE auront res­tau­ré au moins 30 % des tour­bières drai­nées (dont au moins un quart doit être remis en eau), puis 40 % en 2040 et 50 % en 2050. Au-delà du béné­fice cli­ma­tique (« La res­tau­ra­tion des tour­bières drai­nées étant l’un des moyens les plus ren­tables de réduire les émis­sions dans le sec­teur agri­cole », nous rap­pelle le com­mu­ni­qué du Par­le­ment euro­péen), cet objec­tif pour­ra lar­ge­ment contri­buer à pré­ser­ver les équi­libres quantitatifs.

Les tour­bières stockent en effet envi­ron 10 % de l’eau douce à l’échelle mon­diale et ont un effet de régu­la­tion lors d’inondations ou de séche­resses. 2024 a donc été l’occasion d’un débat très vif à pro­pos d’un texte qui a des consé­quences concrètes sur la poli­tique de l’eau, mais dont le cœur des contro­verses a por­té sur des ques­tions agricoles.

Les zones humides de petites tailles sont peu connues, mal répertoriées et particulière­ment nombreuses sur les têtes de bassins versants.
Les zones humides de petites tailles sont peu connues, mal réper­to­riées et particulière­ment nom­breuses sur les têtes de bas­sins versants.

La difficile mise en cohérence des politiques publiques

À l’échelle fran­çaise aus­si, les objec­tifs liés à la poli­tique de l’eau se trouvent contra­riés par des orien­ta­tions agri­coles. Deux illus­tra­tions récentes concernent les zones humides. L’arrêté du 3 juillet 2024 modi­fiant l’arrêté du 9 juin 2021 fixant les pres­crip­tions tech­niques géné­rales appli­cables aux plans d’eau auto­rise désor­mais la des­truc­tion de zones humides infé­rieures à un hec­tare pour y construire des plans d’eau arti­fi­ciels à voca­tion agricole.

Ces zones humides de petites tailles sont pour­tant peu connues, mal réper­to­riées et particulière­ment nom­breuses sur les têtes de bas­sins ver­sants. Par ailleurs la pro­po­si­tion inter­mi­nis­té­rielle du 17 juillet 2024 concerne la car­to­gra­phie de réfé­rence dans le cadre de la nou­velle condi­tion­na­li­té de la poli­tique agri­cole com­mune rela­tive aux zones humides (bonne condi­tion agri­cole et envi­ron­ne­men­tale n° 2 – BCAE2).

Cette pro­po­si­tion consiste à ne rete­nir qu’un croi­se­ment des zones humides déjà iden­ti­fiées et des sites label­li­sés Ram­sar. Cette limi­ta­tion dras­tique vient fra­gi­li­ser les poli­tiques locales pré­exis­tantes de pré­ser­va­tion et ne per­met­tra pas de rem­plir les objec­tifs de cette BCAE2 pré­vus dans le cadre euro­péen (en matière de sto­ckage de car­bone comme de bio­di­ver­si­té). Ces régres­sions nous inter­rogent, alors qu’au même moment l’Europe ren­force ses objec­tifs de res­tau­ra­tion de la nature, des milieux humides en particulier.

Quelles perspectives européennes pour l’eau et la biodiversité ?

Le 18 juillet 2024 Ursu­la von der Layen, réélue pré­si­dente de la Com­mis­sion, pro­pose un chan­ge­ment de tona­li­té poli­tique pour le man­dat à venir : com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique, sécu­ri­té et éco­lo­gie « prag­ma­tique ». Le Pacte vert est main­te­nu, mais son ambi­tion éco­lo­gique est concrè­te­ment amoin­drie. La bio­di­ver­si­té et la pol­lu­tion y deviennent des sujets mar­gi­naux, la lec­ture des enjeux deve­nant qua­si stric­te­ment cli­ma­tique. Dans ce contexte, une des fai­blesses de la poli­tique euro­péenne en matière d’environnement, la pré­ser­va­tion des sols, risque d’être dif­fi­cile à conso­li­der. C’est pour­tant une tra­jec­toire indis­pen­sable pour répondre aux objec­tifs de pré­ser­va­tion de l’eau, de la bio­di­ver­si­té et du suc­cès du Green Deal en géné­ral. Don­ner aux sols un sta­tut de pro­tec­tion aus­si éle­vé que l’eau et l’air au niveau euro­péen (ce que les pro­po­si­tions régle­men­taires récentes sont loin de faire) est donc un chan­tier majeur de nos coa­li­tions à venir.

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