Plaidoyer pour un référendum
En mai 1991, notre revue publiait un numéro titré « La climatologie ». Vu avec du recul ce titre a probablement été très mal choisi si le but était d’attirer l’attention sur un phénomène à qui il arrive maintenant de faire les gros titres de la presse. En effet, l’essentiel de ce numéro était consacré.…au réchauffement climatique.
Que pouvions-nous y lire ?
- « des décisions politiques internationales, lourdes et difficiles, s’imposeront tôt ou tard. Compte tenu des temps d’équilibre et des délais de mise en oeuvre, elles ne donneront de résultat que plusieurs décennies plus tard » (rapport officiel de l’Académie des Sciences).
- « Au XXIe siècle, dans un monde d’une dizaine de milliards d’hommes, les changements climatiques pourraient avoir des conséquences dramatiques » (Claude Fréjacques (43), académicien).
- « Il semble bien que les délais pour adapter nos comportements soient mesurés et que notre responsabilité vis-à-vis des prochaines générations soit d’ores et déjà engagée » (Gérard Pilé (41), alors rédacteur en chef).
- « En définitive, l’essentiel de l’effort initial semble devoir incomber au club des pays riches » (Thierry de Montbrial (63), directeur de l’IFRI).
Une relecture attentive de ces articles montre que sur le plan scientifique on savait déjà dans les grandes lignes ce que l’on sait maintenant (les premières « alertes » sur le réchauffement datent de 1967). Le degré de confiance a augmenté1, des détails et précisions ont été obtenus, mais il n’y a eu ni avancée majeure de la science qui justifierait une prise de conscience récente, ni infirmation des résultats connus à l’époque.
Ceux qui avaient pris la peine de s’intéresser à la chose – je le dis d’autant plus facilement qu’à l’époque je n’en faisais pas partie – avaient donc compris qu’il s’agit d’un pari que nous n’avons pas le droit de perdre : si les conséquences précises du réchauffement sont – et resteront – délicates à prédire, il est par contre avéré que des modifications climatiques gravissimes qui surviendraient seraient irréversibles pour quelques siècles.
En outre, il n’échappera à personne que notre consommation d’énergies fossiles sans cesse croissante est non seulement une mauvaise affaire pour le climat, mais aussi pour la paix : les quantités disponibles étant nécessairement limitées, l’augmentation de notre dépendance à ce type d’énergie augmente chaque jour le risque de conflits futurs en cas de pénurie, lesquels impliqueraient nécessairement des pays riches2.
Le fait que les craintes du club de Rome se soient avérées superflues jusqu’à maintenant n’est bien entendu pas une assurance tous risques pour l’avenir : l’humanité n’a encore jamais manqué d’une ressource minière majeure.
Une solution au problème de l’effet de serre loin d’être mise en œuvre
Force est de constater que ce panorama des risques, connu depuis longtemps, n’a pas vraiment permis d’infléchir notre trajectoire :
La responsabilité de » l’homme de la rue »
Quiconque étudie sérieusement le problème arrive aux mêmes conclusions. Pour rester dans notre communauté, prenez n’importe quel polytechnicien, faites-le faites travailler pendant quelques temps dans le secteur énergétique à un niveau lui donnant accès à des données globales, puis demandez-lui à l’écart des oreilles indiscrètes comment il voit l’avenir : vous verrez que vous aurez systématiquement affaire à un « écologiste » convaincu !
Et pourtant lorsque les décideurs, publics ou privés (et éventuellement polytechniciens), de quelque pays développé que ce soit, ont à exposer les raisons de l’absence de changement alors que la nécessité existe aux yeux de bon nombre d’entre eux, la réponse est à peu près toujours la même : nous avons bien compris qu’il y avait un problème, mais.…jamais nous ne pourrons faire admettre à « l’homme de la rue » la nécessité de faire quelque chose8.
Ce brave « homme de la rue », porte-drapeau putatif du front du refus, serait-il donc si réfractaire que cela à changer peu à peu son mode de vie, quels que soient les enjeux ?
Pour le savoir, le mieux serait à l’évidence de lui poser explicitement la question. L’Euro a justifié un référendum : le monde dans lequel vivront nos enfants – et que notre consommation énergétique présente façonne bien plus fondamentalement que notre monnaie – en vaudrait bien un autre. Ce ne sont pas quelques sondages de-ci de-là, nécessairement réducteurs quand ils ne sont pas biaisés, qui peuvent prétendre servir de thermomètre fiable en la matière, même si c’est hélas la pratique habituelle.
Cette proposition semblera peut-être iconoclaste, farfelue, ou relevant d’une adolescence tardive à beaucoup. Et pourtant, elle permettrait, pour un coût modeste compte tenu de l’importance de l’enjeu, de poser les jalons d’un changement radical que toute personne bien informée juge indispensable, même si ses fonctions lui interdisent parfois de le reconnaître en public.
Un référendum
Pour être très concret, la France, qui s’est toujours considérée comme ayant un rôle politique de premier plan sur notre vieux continent, prendra bientôt la présidence de l’Union Européenne. Pourquoi ne pas en profiter pour organiser un référendum européen sur le système énergétique que nous voulons bâtir, sans éluder aucune question9 ? Pour emprunter une expression à la mode dans le monde de l’Internet, il ne s’agirait ni plus ni moins que de dessiner démocratiquement le « business model énergétique » du futur.
Imaginons qu’une telle consultation amène les électeurs européens à exprimer une préférence claire pour parvenir dans un délai à la fois court et raisonnable (disons une génération) à un monde très nettement plus économe sur le plan énergétique que celui que nous connaissons10, après avoir eu tout le temps de peser le pour et le contre de leur choix, pour eux et pour leurs descendants.
Cette éventualité est peut-être moins irréaliste qu’il n’y paraît : de nombreux signes partiels montrent qu’une fraction significative de nos concitoyens européens, dont un référendum révèlerait précisément le nombre, sont prêts « à s’y mettre » pourvu qu’ils s’inscrivent dans un mouvement collectif bien organisé, et l’histoire donne parfois tort aux pessimistes qui croient la population systématiquement incapable de tout effort collectif : s’ils avaient toujours raison, il n’y aurait jamais eu que des déserteurs en temps de guerre.
Quelles seraient les conséquences d’un tel vote ?
- Vox populi, vox dei, le pouvoir politique, quelles que soient ses déclarations antérieures, n’aurait d’autre choix que de se conformer à cette volonté sur le long terme (ce dont il serait peut-être secrètement ravi),
- les industriels, sachant que les citoyens sont aussi…les consommateurs, y verraient un signe clair du marché auquel ils s’adapteraient plus aisément qu’à la réglementation ou la fiscalité voulues par la technostructure (qui peuvent être justifiées mais que l’on discutera toujours, alors que la loi du marché ne se discute pas),
- les individus, qui actuellement rechignent souvent à être économes au nom de la conviction « qu’ils seraient les seuls à faire des efforts dans un système qui n’est pas prévu pour cela », adopteraient naturellement un comportement « mieux-disant énergétique », cette orientation devenant un objectif de société.
Peut-on être sûr du résultat d’un tel scrutin ? Non, bien sûr : le choix explicite et éclairé des habitants du vieux continent peut très bien être de consommer aujourd’hui une énergie fossile abondante sans se soucier de ce qui peut arriver à leurs descendants demain, pensant que la technologie nous tirera naturellement d’affaire sans que nous ayons beaucoup d’efforts à faire dans l’immédiat14.
Mais quelle que soit l’issue pour cette fois-ci, le mouvement serait lancé, et une telle consultation électorale annoncée six mois à l’avance donnerait de toute façon l’occasion de réaliser la plus vaste entreprise de vulgarisation sur le sujet – qui le mérite probablement – que l’on puisse souhaiter.
Les modalités du référendum
Un tel choix peut-il se faire à l’occasion d’une ou plusieurs élection(s) législative(s) ou présidentielle(s) ? Non, pour deux raisons :
Un tel résultat obtenu dans le cadre d’un référendum européen aurait d’autres conséquences positives très significatives :
- ce serait un signal clair vers les pays en développement, et surtout cohérent avec ce que nous leur demandons,
- prises dans le mouvement, nos entreprises européennes prendraient une longueur d’avance par rapport à celles des USA, s’adaptant les premières à ce qui sera de toute façon, un jour ou l’autre, un objectif majeur11, transformant ainsi une contrainte apparente en opportunité,
- le « citoyen de base » des USA en profiterait peut-être pour se poser quelques questions12, or le succès du combat contre le changement climatique requiert nécessairement, à une échéance pas trop éloignée, l’adhésion des Etats-Unis,
- accessoirement nous créerions un nouveau « grand projet » au long cours qui ne pourrait qu’être bénéfique pour mobiliser une jeunesse que l’on dit souvent désabusée ou sceptique13.
- ces élections ne permettent pas de poser une question explicite sur un sujet pris isolément,
- ces élections sont nationales, or le problème est international.
Même un référendum uniquement national est à écarter : il risquerait par trop d’être l’objet d’un enjeu de politique intérieure, alors que la nature même du problème (ainsi que la nécessaire exemplarité envers l’Amérique) suppose une réponse au moins à l’échelle du continent.
Enfin pour éviter toute perversion dans l’énoncé des questions, on pourrait demander.…à l’électeur d’en rédiger lui-même le libellé. Il existe un outil pour ce faire : la « conférence des citoyens ». Elle consiste à prendre quelques personnes au hasard, à leur donner la possibilité de questionner tous les experts compétents, puis à leur demander leurs recommandations (un peu sur le modèle du jury d’assises, mais un jury qui ordonnerait directement les commissions rogatoires). En l’espèce, les recommandations pourraient être le libellé des questions.
L’expérience de ce genre de démarche15 montre que lorsque l’on se donne la peine d’informer correctement le citoyen de base – fût-il parfaitement ignare au préalable – avant de lui demander son avis sous forme de questions non équivoques, on aboutit à des préconisations parfaitement fondées, raisonnables et clairvoyantes, bien plus que les décisions politiques qui sont généralement prises en lieu et place, car le citoyen de base n’a pas à composer avec tout un ensemble de contraintes à court terme qui pervertissent ou dénaturent la réflexion.
D’aucuns diront peut-être – probablement avec raison – que les lois organiques actuelles ne permettent pas ce genre de référendum.
Faut-il alors se résigner à attendre que les choses soient faites « normalement », contexte dans lequel on peut légitimement se demander si les actions du bon ordre de grandeur seront faites dans les délais16 ?
Un référendum européen, précédé d’une conférence des citoyens (européenne) pour définir clairement le cahier des charges de l’exercice : voilà qui serait une occasion à la hauteur des enjeux de confronter les points de vue, de mesurer les adhésions et les réticences de manière directe, et de recueillir une volonté claire sur ce que nous « voulons faire plus tard ».
Bon nombre de spécialistes du climat s’accordent par exemple à penser que les chiffres issus de Kyoto ne sont pas « dans les bons ordres de grandeur » ; en outre ils ne seront pas tenus sans inflexion significative que le pouvoir politique seul aura du mal à initier.
Ne pourrions-nous pas adapter l’outil à la fin, au lieu d’en invoquer les limites pour nous priver d’un salutaire exercice de démocratie directe ?
Quand des académiciens, des milliers de scientifiques, des économistes de renom, et bon nombre de membres éminents de notre communauté disent et répètent que nous ne pouvons pas continuer à consommer de l’énergie et à jouer avec le climat comme cela, il est plus que temps de demander au citoyen de confronter les opinions de ces gens-là, que l’on peut supposer un minimum fondées, avec celles des partisans du Business As Usual17 pour arbitrer clairement.
Dans le numéro de 1991 de la Jaune et la Rouge cité plus haut, notre camarade LEYGONIE (43), président du CITEPA18, disait, à propos de l’effet de serre : « nous devrons accepter une évolution dramatique de nos modes de vie19. »
Il se peut qu’une majorité de citoyens préfère refuser cette « évolution dramatique » et faire courir aux « générations futures » (terme pudique pour ne pas employer « nos petits-enfants » ou « nos enfants », car c’est bien au plus tard à ces échéances-là que les gros problèmes se poseront) les risques du réchauffement climatique ou de la lutte pour une ressource énergétique raréfiée.
Mais notre propre descendance ne nous pardonnerait pas de ne pas avoir eu le courage de nous poser clairement la question et d’y répondre explicitement après une mûre information, l’organisation d’une telle consultation étant manifestement à notre portée sans gros effort.
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1 - Cf. article de Hervé Le Treut, qui faisait partie des signataires du rapport de l’Académie des sciences.
2 - La » Guerre du Golfe » est une première illustration de ce risque.
3 - 35 % des émissions de CO2.
4 - À titre d’exemple, la libéralisation de la distribution d’électricité en Europe – voulue par la puissance publique – fera augmenter la consommation d’électricité et donc les émissions de gaz à effet de serre toutes choses égales par ailleurs.
5 - À tel point que le GIEC a publie un rapport exclusivement consacre au problème du transport aérien.
6 - Le pourcentage du pétrole produit consommé par les transports est passé de 36% en 1973 à 52% en 2000.
7 - Cf. » Fiscalite et Environnement « , numéro de La Jaune et la Rouge d’avril 1998, et « Transport et développement durable », numéro de La Jaune et la Rouge de mars 1997.
8 - Variations sur le même thème : refus des industriels qui invoquent le refus du client, refus des élus qui invoquent le refus des électeurs, etc.
9 - L “éventualité d’un recours accru au nucléaire, même dans un contexte de diminution globale de la consommation, devrait naturellement être incluse dans le débat.
10 - Pour fixer les idées. une diminution annuelle de 3,4 % environ conduit à une division par 2 en vingt ans.
11 - Ce dont bon nombre d’industriels sont parfaitement conscients « en privé « .
12 - Un peu comme lors du » phénomène José Bové « , qui a conduit à un changement de comportement des consommateurs américains vis-à- vis des OGM sans intervention des dirigeants du pays.
13 - Cf . La Jaune et la Rouge de février 2000
14 - Ce que les » techniciens » eux-mêmes considèrent comme assez improbable, cf. la conclusion de l’article de Maurice Claverie.
15 - Conférences de consensus en médecine, expérience de l’Office parlementaire d’évaluation sur les OGM, etc.
16 - Bon nombre de spécialistes du climat s’accordent par exemple à penser que les chiffres issus de Kyoto ne sont pas » dans les bons ordres de grandeur « ; en outre ils ne seront pas tenus sans inflexion significative que le pouvoir politique seul aura du mal à initier.
17 – Terme souvent employé par les prévisionnistes pour qualifier le scénario ou les lois d’évolution restent les mêmes.
18 – Centre interprofessionnel technique d’Etudes de la pollution atmosphérique.
19 - Il est probable que » dramatique » est à prendre au sens de » fondamental » et non de » tragique » .