Plaisir ou calcul, émotion ou raison ?
De Rousseau à Boulez, deux conceptions de la musique semblent s’opposer ; mais sont-elles vraiment antagonistes ? L’Art de la fugue, de Bach, œuvre rationnelle par excellence (et citée abondamment comme telle par Boulez), est en même temps profondément émouvante.
Le mouvement lent du Concerto n° 21 en ut majeur de Mozart est poignant à pleurer, mais il est aussi d’une écriture extrêmement savante.
Du plaisir d’abord en terrain connu
Sous le titre Rachmaninov Variations, le jeune pianiste Daniil Trifonov présente trois cycles de variations : Sur un thème de Paganini avec orchestre (le Philadelphia Orchestra), Sur un thème de Corelli et Sur un thème de Chopin, ces deux-là pour piano seul1.
Les Variations sur un thème de Paganini constituent, comme l’écrit M. Oscar, « une synthèse de l’immédiateté émotionnelle et du raffinement conceptuel ». Écrites en 1934, alors que Debussy, Ravel, Bartok, Stravinski et l’École de Vienne ont révolutionné la musique, elles marquent le sommet absolu de la composition romantique : personne n’ira plus loin en thématique, recherche harmonique, finesse de l’orchestration.
Trifonov parvient à donner l’impression de la facilité grâce à une technique éblouissante et à un toucher aérien, qui font merveille aussi dans les Variations Corelli, pièce plus ambitieuse sur le plan harmonique et qui, pour les néophytes, est à découvrir sans attendre.
Véronique Gens vient d’enregistrer, avec la pianiste Susan Manoff, vingt-cinq mélodies de Reynaldo Hahn, Chausson et Duparc, sur des poèmes de Leconte de Lisle, Banville, Verlaine, Baudelaire et quelques autres – faites pour être agréables aux oreilles des bourgeois au tournant des XIXe -XXe siècles2 – certaines bien connues comme L’Invitation au voyage de Duparc, d’autres moins comme Néère de Hahn (citée récemment dans cette chronique) qui donne son nom au recueil.
Un album délicieux, grâce, certes, au timbre exquis et sensuel de Véronique Gens (même si le texte est parfois difficile à saisir), mais aussi à des partitions pour la plupart d’une grande subtilité.
Quand Mozart puis Brahms composent leurs quintettes pour cordes, ils poursuivent sans doute – consciemment ou non – deux objectifs : écrire une œuvre à la fois originale et conforme aux canons en vigueur, et donner du bonheur à ceux qui l’entendront.
S’y ajoute une dimension essentielle : ils sont tout entiers dans leur œuvre, avec leurs « misérables petits tas de secrets » (Malraux). Les deux quintettes que viennent d’enregistrer le Quatuor Voce et Lise Berthaud à l’alto3, le n° 3 de Mozart et le n° 2 de Brahms, sont deux œuvres de la fin : pour Mozart, écrite deux ans avant sa mort ; pour Brahms, son avant-dernière composition.
Les Voce et leur invitée jouent avec ferveur et une grande musicalité ces deux pièces lyriques et complexes non dépourvues de mélancolie et qui, pour peu que nous soyons disponibles, nous emmènent au nirvana.
Langages nouveaux, émotion inchangée
Sous le titre The Sound of Arvo Pärt, Erato publie un large panorama de la musique du compositeur estonien : musique symphonique par l’Orchestre symphonique national estonien dirigé par Paavo Järvi, musique chorale par le Chœur de chambre philharmonique estonien dirigé par Tõnu Kaljuste4.
Compositeur contemporain majeur, Pärt ne recherche pas le plaisir de l’auditeur mais, profondément religieux, exprime son inquiétude et sa foi. Sa musique a connu des manières diverses que parcourent les trois disques, du sérialisme au minimalisme, en passant par des œuvres inspirées du chant grégorien et des chants religieux orthodoxes, des chants pour enfants et de la musique de film.
Il faut accepter de s’immerger dans cette musique dont l’accès exige une certaine disponibilité, mais qui constitue à elle seule un monde nouveau : le voyage en vaut la peine.
Gesualdo, personnage par ailleurs sulfureux, aura été le compositeur le plus surprenant et peut-être le plus créatif du XVIIe siècle, cultivant les dissonances et les enchaînements inattendus de tonalités. L’Orchestre et le Chœur de chambre de Tallinn lui rendent hommage avec la transcription pour cordes de deux de ses œuvres et trois pièces contemporaines dans l’esprit de Gesualdo5.
Ce disque original témoigne d’abord que la musique de ce compositeur tourmenté est plus proche de nous que de ses contemporains baroques ; et aussi que des créateurs d’aujourd’hui, hors de toute école et du systématisme sectaire de certains ayatollahs, peuvent faire œuvre originale en s’inspirant des œuvres du passé sans les parodier.
Enfin, un enregistrement exceptionnel : le Quatuor Belcea, l’un des meilleurs au monde aujourd’hui, présente, des trois principaux compositeurs de l’École de Vienne, quatre œuvres qui sont à la frontière des musiques tonale et dodécaphonique, et qui, ô merveille, vous toucheront au plus profond6 :
- de Schönberg la célèbre Nuit transfigurée, poème incandescent ;
- de Berg la Suite lyrique, dont les mouvements amoroso, misterioso, appassionato, delirando, desolato indiquent clairement les intentions ;
- de Webern les Cinq Mouvements, atonaux, et le Mouvement lent, pièce passionnée et rigoureusement tonale d’un compositeur amoureux, que Mendelssohn n’aurait pas désavouée.
Le rapprochement de ces œuvres montre que, quel que soit le langage adopté, c’est in fine à l’aune de l’émotion de l’auditeur que se juge toute musique.
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1. 1 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Alpha.
3. 1 CD Alpha.
4. 3 CD Erato.
5. 1 CD ECM.
6. 1 CD Alpha.