Tir d’un missile antiaérien longue portée Aster 30 depuis la FREMM Normandie.

Planification et programmation pluriannuelle de défense en Europe

Dossier : Loi de programmation militaireMagazine N°797 Septembre 2024
Par Antoine BOUVIER (X80)

La France a mis en place depuis les années 60 un dis­po­si­tif de pla­ni­fi­ca­tion et de pro­gram­ma­tion des moyens de défense qui a fonc­tion­né avec une remar­quable constance, afin de dépas­ser le court-ter­misme du bud­get de l’État et d’articuler effi­ca­ce­ment les efforts poli­tique, mili­taire et indus­triel. Nos par­te­naires euro­péens ont des orga­ni­sa­tions en la matière qui varient en fonc­tion de leur génie natio­nal, les Bri­tan­niques étant les plus proches de notre sys­tème. Cette diver­si­té ne faci­lite pas la conduite des pro­grammes en coopé­ra­tion, qui sont indis­pen­sables dans la situa­tion de menaces actuelle.

« Un jour ou l’autre, il peut se pro­duire des évé­ne­ments fabu­leux, des retour­ne­ments incroyables. Per­sonne ne peut dire où se situe­ra le dan­ger. Et, comme il faut vingt ans pour se mettre en mesure d’y parer, alors pre­nons tout de suite nos dis­po­si­tions. » Charles de Gaulle, le 9 mai 1962, dans C’était de Gaulle par Alain Peyrefitte.

La programmation militaire en France

Les lois de pro­gram­ma­tion mili­taire – LPM – plu­ri­an­nuelles sont une inno­va­tion de la Consti­tu­tion de 1958, dont l’article 34 dis­pose qu’elles fixent les objec­tifs de la poli­tique de défense et les moyens finan­ciers qui lui sont consa­crés. La LPM est une obli­ga­tion poli­tique, mais ce n’est pas une obli­ga­tion juri­dique. En effet, un prin­cipe fon­da­men­tal des finances publiques est l’annuité du vote des bud­gets par le Par­le­ment. La LPM est donc, d’une cer­taine façon, une loi d’orientation dont la réa­li­sa­tion fait l’objet, chaque année, de débats poli­tiques lors du vote de la loi de finances. Il convient de sou­li­gner que la der­nière LPM a été fidè­le­ment res­pec­tée sur le plan budgétaire.

En 2023, la « mis­sion défense » a été dotée de 43,9 mil­liards d’euros. La réduc­tion des cycles de déve­lop­pe­ment et de pro­duc­tion est un objec­tif majeur de l’industrie de défense, en par­ti­cu­lier dans le contexte actuel de retour en Europe de la guerre de haute inten­si­té. Mais le temps indus­triel, celui des pro­grammes et du déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies, res­te­ra un temps long. Les LPM sont donc des réfé­rences indis­pen­sables pour les indus­triels, elles fixent à la fois le cap stra­té­gique et le cadre pro­gram­ma­tique. Elles per­mettent aux indus­triels de se pro­je­ter dans des objec­tifs par­ta­gés avec les armées et la direc­tion géné­rale de l’armement, DGA.

L’articulation entre long et court termes

Les LPM sont pré­pa­rées par les Livres blancs et les Revues stra­té­giques qui défi­nissent, en anti­ci­pant l’évolution du contexte géos­tra­té­gique, les grandes orien­ta­tions stra­té­giques de la France, les scé­na­rios de menaces et d’alliances, ain­si que les modèles d’armée et les mis­sions asso­ciées. Ces Livres blancs et Revues stra­té­giques sont certes construits en appli­ca­tion d’une vision impul­sée au plus haut niveau de l’État, mais ils font aus­si appel à de nom­breuses contri­bu­tions, en par­ti­cu­lier des indus­triels sur le volet tech­no­lo­gique. Ils sont eux-mêmes nour­ris par les ana­lyses pros­pec­tives de la direc­tion géné­rale des rela­tions inter­na­tio­nales et de la stra­té­gie, DGRIS, des armées et de la DGA.

Ce pro­ces­sus holis­tique de pla­ni­fi­ca­tion-pros­pec­tive, Livre blanc, LPM, loi de finances est le cadre dans lequel tra­vaillent les indus­triels fran­çais de la défense. Un cadre qui leur per­met, à chaque étape de ce pro­ces­sus, d’apporter leur contri­bu­tion et d’enrichir le débat. Ce cadre leur per­met aus­si de mieux pla­ni­fier leurs propres déci­sions d’investissement dans les tech­no­lo­gies et l’outil indus­triel. Ce cadre per­met enfin d’assurer une plus grande cohé­rence entre les indus­triels, les forces armées, la DGA et la DGRIS.

Une remarquable constance

Depuis la pre­mière LPM 1960–1964, le contexte stra­té­gique s’est pro­fon­dé­ment trans­for­mé, en par­ti­cu­lier la dimen­sion euro­péenne de la sécu­ri­té et de la défense qui s’est pro­gres­si­ve­ment impo­sée. Mais les objec­tifs fon­da­men­taux ont été confir­més et mis en œuvre avec une remar­quable constance : la dis­sua­sion nucléaire au cœur de la pos­ture natio­nale de défense, l’autonomie stra­té­gique – aujourd’hui élar­gie aux dimen­sions de l’Europe – garan­tie par une indus­trie de défense forte, un modèle d’armée com­plet pour faire face aux dif­fé­rents scé­na­rios de menaces et aux « sur­prises stratégiques ».

“La dissuasion est l’illustration la plus aboutie de la constance dans l’effort.”

Du point de vue indus­triel, la dis­sua­sion est pro­ba­ble­ment l’illustration la plus abou­tie de la constance dans l’effort. Les tra­vaux pré­pa­ra­toires au lan­ce­ment de la géné­ra­tion sui­vante ont sys­té­ma­ti­que­ment été lan­cés au moment où une nou­velle géné­ra­tion était mise en ser­vice, assu­rant ain­si, tant pour la com­po­sante aéro­por­tée que pour la com­po­sante océa­nique, l’adaptation dans le très long terme à l’amélioration des défenses adverses et aux évo­lu­tions de la doctrine.


Lire aus­si : L’élaboration de la LPM 2024–2030


Planification et programmation en Europe

Le modèle fran­çais a été mis en place par le géné­ral de Gaulle. C’est un modèle « ver­ti­cal », le Pré­sident de la Répu­blique, chef des armées, prend seul la déci­sion de déclen­cher le feu nucléaire. L’objectif ultime de la pos­ture de défense fran­çaise, struc­tu­rée sur le temps long et fon­dée sur la dis­sua­sion, est de garan­tir l’indépendance natio­nale et l’autonomie stra­té­gique euro­péenne. Les modèles de nos par­te­naires euro­péens sont éga­le­ment le fruit de leur his­toire et de leurs alliances.

En Allemagne

Le modèle alle­mand mis en place après la Seconde Guerre mon­diale est un modèle ota­nien et par­le­men­taire. Le modèle alle­mand est un modèle « hori­zon­tal » fon­dé sur l’équilibre des pou­voirs et le contrôle démo­cra­tique. La Bun­des­wehr n’a été créée qu’en 1955, dans le strict res­pect de la Loi fon­da­men­tale alle­mande, comme force de défense étroi­te­ment inté­grée à l’Otan. Le Par­le­ment, garant de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique des ques­tions de défense, exerce ses pou­voirs dans le cadre strict de l’annualité bud­gé­taire et applique un contrôle étroit sur les ques­tions d’armement (l’approbation préa­lable du Comi­té bud­gé­taire du Bun­des­tag est requise au-delà de 25 mil­lions d’euros). Mais la guerre en Ukraine a pro­vo­qué un tour­nant majeur dans l’approche alle­mande des ques­tions de défense.

Dès le 27 février 2022, le chan­ce­lier Scholz a décrit cette attaque, dans un dis­cours au Bun­des­tag, comme un « chan­ge­ment d’ère » (en alle­mand Zei­ten­wende) et annon­cé que le gou­ver­ne­ment mobilise­rait, hors de toute pro­gram­ma­tion, 100 mil­liards d’euros pour des achats d’équipement, reve­nant ain­si sur une poli­tique de défense tra­di­tion­nel­le­ment pru­dente. En juin 2023, c’est de nou­veau le Chan­ce­lier qui a pré­sen­té la Revue natio­nale stra­té­gique qui avait été annon­cée dans le contrat de coa­li­tion. Cette évo­lu­tion pro­fonde du modèle alle­mand, tout en main­te­nant les pou­voirs de contrôle du Bun­des­tag, donne un nou­veau rôle au gou­ver­ne­ment et une posi­tion cen­trale à la chan­cel­le­rie. Les pro­cé­dures de pla­ni­fi­ca­tion et de pro­gram­ma­tion, tout autant que les pro­cé­dures d’acquisition, seront cer­tai­ne­ment appe­lées à évo­luer pour reflé­ter ce nou­vel équilibre.

En Espagne

Le modèle espa­gnol donne un rôle cen­tral aux forces armées : le chef d’état-major, dans le cadre géné­ral de la Direc­tive de défense natio­nale éta­blie par le gouverne­ment, est direc­te­ment res­pon­sable de la pla­ni­fi­ca­tion mili­taire, tan­dis que le secré­taire d’État à la défense gère les volets bud­gé­taire et finan­cier, ain­si que les pro­cé­dures d’acquisition. Le modèle espa­gnol accorde une atten­tion par­ti­cu­lière aux ques­tions indus­trielles. Une spé­ci­fi­ci­té espa­gnole est le rôle du minis­tère de l’Industrie dans le déve­lop­pe­ment et les acqui­si­tions d’équipements de défense. L’objectif de la poli­tique d’armement est de sau­ve­gar­der les inté­rêts natio­naux dans des domaines tech­no­lo­giques et indus­triels stra­té­giques, tout en déve­lop­pant une approche réso­lue de coopé­ra­tion européenne.

En Grande-Bretagne

Le modèle bri­tan­nique de pla­ni­fi­ca­tion de défense est proche du modèle fran­çais. L’Integrated Review, la Natio­nal Secu­ri­ty Stra­te­gy et la Stra­te­gic Defence and Secu­ri­ty Review (SDSR) sont des docu­ments majeurs d’orientation qui couvrent l’ensemble des ques­tions liées à la sécu­ri­té natio­nale. Ils exa­minent, dans une pers­pec­tive de moyen et long termes, l’évolution du contexte géo­po­li­tique, les menaces, les capa­ci­tés mili­taires et les actions diplo­matiques. La SDSR peut être consi­dé­rée comme l’équivalent du Livre blanc.

Le Defence Com­mand Paper cor­res­pond à la vision opé­ra­tion­nelle des états-majors. Il four­nit des détails spé­ci­fiques sur la manière dont les prio­ri­tés stra­té­giques seront mises en œuvre, y com­pris des infor­ma­tions sur les forces armées, les capa­ci­tés et les inves­tis­se­ments dans la défense. Enfin, tous les ans le Royaume-Uni publie un Defence Equip­ment Plan qui cor­res­pond à une syn­thèse annuelle des dépenses du minis­tère de la Défense sur dix ans pour four­nir et sou­te­nir l’équipement des forces armées. C’est le modèle qui se rap­proche le plus de la LPM à la fran­çaise, car il offre une capa­ci­té de se pro­je­ter à long terme.

Une pre­mière dif­fé­rence avec le sys­tème fran­çais est néan­moins le rôle pré­pon­dé­rant des forces armées dans la pla­ni­fi­ca­tion et les acqui­si­tions. Les res­pon­sa­bi­li­tés d’acquisition des équi­pe­ments de défense, l’export et la pré­pa­ra­tion de l’avenir sont assu­rées en Grande-Bre­tagne par trois admi­nis­tra­tions dif­fé­rentes. C’est la seconde dif­fé­rence majeure avec le modèle fran­çais qui regroupe ces trois res­pon­sa­bi­li­tés au sein de la DGA.

Le NH90 est un hélicoptère biturbine avec un système d’armes intégré, réalisé en coopération européenne.
Le NH90 est un héli­co­ptère bitur­bine avec un sys­tème d’armes inté­gré, réa­li­sé en coopé­ra­tion européenne.

Planification et coopération européenne

Les modèles de pla­ni­fi­ca­tion et de pro­gram­ma­tion des quatre pays domes­tiques d’Airbus (France, Alle­magne, Espagne, Grande-Bre­tagne) obéissent ain­si à des logiques poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles dif­fé­rentes. Cha­cun des pays euro­péens a éga­le­ment déve­lop­pé un modèle par­ti­cu­lier pour l’acquisition des équi­pe­ments de défense et la rela­tion avec l’industrie. Le pro­pos n’est pas de com­pa­rer les mérites et les limites de ces modèles, mais de recon­naître que cette diver­si­té consti­tue une dif­fi­cul­té pour les pro­grammes en coopé­ra­tion. L’exemple de pro­grammes en coopé­ra­tion réus­sis comme le NH90, le SCALP ou le Meteor montre que le suc­cès repose sur une approche cohé­rente et équi­li­brée entre les trois niveaux : poli­tique, capa­ci­taire et indus­triel, dans cha­cun des pays coopé­rants. C’est à cette condi­tion que les grands pro­grammes struc­tu­rants de demain, comme le SCAF ou le MGCS, don­ne­ront une nou­velle dimen­sion à l’industrie de défense européenne.

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