Planification et programmation pluriannuelle de défense en Europe
La France a mis en place depuis les années 60 un dispositif de planification et de programmation des moyens de défense qui a fonctionné avec une remarquable constance, afin de dépasser le court-termisme du budget de l’État et d’articuler efficacement les efforts politique, militaire et industriel. Nos partenaires européens ont des organisations en la matière qui varient en fonction de leur génie national, les Britanniques étant les plus proches de notre système. Cette diversité ne facilite pas la conduite des programmes en coopération, qui sont indispensables dans la situation de menaces actuelle.
« Un jour ou l’autre, il peut se produire des événements fabuleux, des retournements incroyables. Personne ne peut dire où se situera le danger. Et, comme il faut vingt ans pour se mettre en mesure d’y parer, alors prenons tout de suite nos dispositions. » Charles de Gaulle, le 9 mai 1962, dans C’était de Gaulle par Alain Peyrefitte.
La programmation militaire en France
Les lois de programmation militaire – LPM – pluriannuelles sont une innovation de la Constitution de 1958, dont l’article 34 dispose qu’elles fixent les objectifs de la politique de défense et les moyens financiers qui lui sont consacrés. La LPM est une obligation politique, mais ce n’est pas une obligation juridique. En effet, un principe fondamental des finances publiques est l’annuité du vote des budgets par le Parlement. La LPM est donc, d’une certaine façon, une loi d’orientation dont la réalisation fait l’objet, chaque année, de débats politiques lors du vote de la loi de finances. Il convient de souligner que la dernière LPM a été fidèlement respectée sur le plan budgétaire.
En 2023, la « mission défense » a été dotée de 43,9 milliards d’euros. La réduction des cycles de développement et de production est un objectif majeur de l’industrie de défense, en particulier dans le contexte actuel de retour en Europe de la guerre de haute intensité. Mais le temps industriel, celui des programmes et du développement des technologies, restera un temps long. Les LPM sont donc des références indispensables pour les industriels, elles fixent à la fois le cap stratégique et le cadre programmatique. Elles permettent aux industriels de se projeter dans des objectifs partagés avec les armées et la direction générale de l’armement, DGA.
L’articulation entre long et court termes
Les LPM sont préparées par les Livres blancs et les Revues stratégiques qui définissent, en anticipant l’évolution du contexte géostratégique, les grandes orientations stratégiques de la France, les scénarios de menaces et d’alliances, ainsi que les modèles d’armée et les missions associées. Ces Livres blancs et Revues stratégiques sont certes construits en application d’une vision impulsée au plus haut niveau de l’État, mais ils font aussi appel à de nombreuses contributions, en particulier des industriels sur le volet technologique. Ils sont eux-mêmes nourris par les analyses prospectives de la direction générale des relations internationales et de la stratégie, DGRIS, des armées et de la DGA.
Ce processus holistique de planification-prospective, Livre blanc, LPM, loi de finances est le cadre dans lequel travaillent les industriels français de la défense. Un cadre qui leur permet, à chaque étape de ce processus, d’apporter leur contribution et d’enrichir le débat. Ce cadre leur permet aussi de mieux planifier leurs propres décisions d’investissement dans les technologies et l’outil industriel. Ce cadre permet enfin d’assurer une plus grande cohérence entre les industriels, les forces armées, la DGA et la DGRIS.
Une remarquable constance
Depuis la première LPM 1960–1964, le contexte stratégique s’est profondément transformé, en particulier la dimension européenne de la sécurité et de la défense qui s’est progressivement imposée. Mais les objectifs fondamentaux ont été confirmés et mis en œuvre avec une remarquable constance : la dissuasion nucléaire au cœur de la posture nationale de défense, l’autonomie stratégique – aujourd’hui élargie aux dimensions de l’Europe – garantie par une industrie de défense forte, un modèle d’armée complet pour faire face aux différents scénarios de menaces et aux « surprises stratégiques ».
“La dissuasion est l’illustration la plus aboutie de la constance dans l’effort.”
Du point de vue industriel, la dissuasion est probablement l’illustration la plus aboutie de la constance dans l’effort. Les travaux préparatoires au lancement de la génération suivante ont systématiquement été lancés au moment où une nouvelle génération était mise en service, assurant ainsi, tant pour la composante aéroportée que pour la composante océanique, l’adaptation dans le très long terme à l’amélioration des défenses adverses et aux évolutions de la doctrine.
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Planification et programmation en Europe
Le modèle français a été mis en place par le général de Gaulle. C’est un modèle « vertical », le Président de la République, chef des armées, prend seul la décision de déclencher le feu nucléaire. L’objectif ultime de la posture de défense française, structurée sur le temps long et fondée sur la dissuasion, est de garantir l’indépendance nationale et l’autonomie stratégique européenne. Les modèles de nos partenaires européens sont également le fruit de leur histoire et de leurs alliances.
En Allemagne
Le modèle allemand mis en place après la Seconde Guerre mondiale est un modèle otanien et parlementaire. Le modèle allemand est un modèle « horizontal » fondé sur l’équilibre des pouvoirs et le contrôle démocratique. La Bundeswehr n’a été créée qu’en 1955, dans le strict respect de la Loi fondamentale allemande, comme force de défense étroitement intégrée à l’Otan. Le Parlement, garant de la légitimité démocratique des questions de défense, exerce ses pouvoirs dans le cadre strict de l’annualité budgétaire et applique un contrôle étroit sur les questions d’armement (l’approbation préalable du Comité budgétaire du Bundestag est requise au-delà de 25 millions d’euros). Mais la guerre en Ukraine a provoqué un tournant majeur dans l’approche allemande des questions de défense.
Dès le 27 février 2022, le chancelier Scholz a décrit cette attaque, dans un discours au Bundestag, comme un « changement d’ère » (en allemand Zeitenwende) et annoncé que le gouvernement mobiliserait, hors de toute programmation, 100 milliards d’euros pour des achats d’équipement, revenant ainsi sur une politique de défense traditionnellement prudente. En juin 2023, c’est de nouveau le Chancelier qui a présenté la Revue nationale stratégique qui avait été annoncée dans le contrat de coalition. Cette évolution profonde du modèle allemand, tout en maintenant les pouvoirs de contrôle du Bundestag, donne un nouveau rôle au gouvernement et une position centrale à la chancellerie. Les procédures de planification et de programmation, tout autant que les procédures d’acquisition, seront certainement appelées à évoluer pour refléter ce nouvel équilibre.
En Espagne
Le modèle espagnol donne un rôle central aux forces armées : le chef d’état-major, dans le cadre général de la Directive de défense nationale établie par le gouvernement, est directement responsable de la planification militaire, tandis que le secrétaire d’État à la défense gère les volets budgétaire et financier, ainsi que les procédures d’acquisition. Le modèle espagnol accorde une attention particulière aux questions industrielles. Une spécificité espagnole est le rôle du ministère de l’Industrie dans le développement et les acquisitions d’équipements de défense. L’objectif de la politique d’armement est de sauvegarder les intérêts nationaux dans des domaines technologiques et industriels stratégiques, tout en développant une approche résolue de coopération européenne.
En Grande-Bretagne
Le modèle britannique de planification de défense est proche du modèle français. L’Integrated Review, la National Security Strategy et la Strategic Defence and Security Review (SDSR) sont des documents majeurs d’orientation qui couvrent l’ensemble des questions liées à la sécurité nationale. Ils examinent, dans une perspective de moyen et long termes, l’évolution du contexte géopolitique, les menaces, les capacités militaires et les actions diplomatiques. La SDSR peut être considérée comme l’équivalent du Livre blanc.
Le Defence Command Paper correspond à la vision opérationnelle des états-majors. Il fournit des détails spécifiques sur la manière dont les priorités stratégiques seront mises en œuvre, y compris des informations sur les forces armées, les capacités et les investissements dans la défense. Enfin, tous les ans le Royaume-Uni publie un Defence Equipment Plan qui correspond à une synthèse annuelle des dépenses du ministère de la Défense sur dix ans pour fournir et soutenir l’équipement des forces armées. C’est le modèle qui se rapproche le plus de la LPM à la française, car il offre une capacité de se projeter à long terme.
Une première différence avec le système français est néanmoins le rôle prépondérant des forces armées dans la planification et les acquisitions. Les responsabilités d’acquisition des équipements de défense, l’export et la préparation de l’avenir sont assurées en Grande-Bretagne par trois administrations différentes. C’est la seconde différence majeure avec le modèle français qui regroupe ces trois responsabilités au sein de la DGA.
Planification et coopération européenne
Les modèles de planification et de programmation des quatre pays domestiques d’Airbus (France, Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne) obéissent ainsi à des logiques politiques et institutionnelles différentes. Chacun des pays européens a également développé un modèle particulier pour l’acquisition des équipements de défense et la relation avec l’industrie. Le propos n’est pas de comparer les mérites et les limites de ces modèles, mais de reconnaître que cette diversité constitue une difficulté pour les programmes en coopération. L’exemple de programmes en coopération réussis comme le NH90, le SCALP ou le Meteor montre que le succès repose sur une approche cohérente et équilibrée entre les trois niveaux : politique, capacitaire et industriel, dans chacun des pays coopérants. C’est à cette condition que les grands programmes structurants de demain, comme le SCAF ou le MGCS, donneront une nouvelle dimension à l’industrie de défense européenne.