Platô Patria Nostra
Ce billet est né d’une interrogation extrême qui envahit mon cerveau d’uniformologue diplômé et respecté : Pinet, dans son argot de l’X, explique que les étrangers sont appelés des « constantes », parce que, dixit, « leur tangente est nulle ». J’ai donc essayé de ressembler mes souvenirs de maths, pour en conclure qu’il fallait aller chercher, non pas du côté des maths, mais de celui de l’uniformologie. Ca tombe bien, c’est mon domaine :-).
Publié le 1er février 2014 sur Kablages avec de nombreux commentaires
Une histoire des étrangers à l’X
Le gros de la recherche a été fait à la fin du siècle dernier par Madame Anousheh Karvar, historienne, qui a, dans le cadre de son doctorat, fait le premier – et le seul – travail universitaire sur le sujet. Sa thèse a servi de base à la réflexion sur l’évolution du recrutement des étrangers à l’École.
Je n’ai bien entendu pas la prétention de la résumer ici. Je vais simplement essayer de synthétiser brièvement ce que j’en ai compris. A chaque période de l’histoire de France, correspond une vague de recrutement d’étrangers
- Sous l’empire, ces derniers venaient des départements annexés (Piémont…) et de la Suisse et avaient pour vocation de servir comme officiers dans l’armée impériale.
- Après 1830, l’École servit à la diplomatie de la Restauration, puis du second Empire, en formant des officiers envoyés par leur gouvernement. De nos jours, ça s’appellerait la coopération. Cela n’est pas évoqué, mais une dizaine de japonais virent à l’École, et je ne serais pas surpris que l’X soit indirectement responsable de la défaite russe de Tsouchima, ayant formé nombre d’ingénieurs du GM japonais.
- Après la guerre de 70, on se méfiait de l’étranger, et le flux fut réduit au minimum.
- 1920, âge d’or de la colonisation, les étrangers viennent majoritairement de l’empire pour retourner chez eux à l’issue
- à partir des années 50, la puissance coloniale laisse la place au rayonnement des lycées français.
Reprenons les sujets dans l’ordre :
Il y a toujours eu des étrangers à l’X.
Au commencement – de 1794 à la seconde restauration – était l’auditeur libre. En général non soumis au régime de l’internat, il venait à Carva – bien avant qu’elle ne s’appelât Carva d’ailleurs – pour… étudier ! Tout simplement. Je comprends que cela surprenne un peu, il y a des gens qui faisaient l’X pour aller en cours.
Français, étrangers, ressortissants des marches de l’Empire, il étaient entre 0 et 20 chaque année. Non polytechniciens, il n’avaient pas de GU. Un lecteur attentif et régulier de notre rubrique « tradis » nous fera néanmoins remarquer que, à cette époque, les X ne portaient pas l’épée, et que la promenade que je vous fais faire à travers le XIXe siècle, bien que bucolique, est parfaitement inutile. Juste.
A partir de 1830, mais surtout 1850, surgit une autre race d’auditeurs libres, ce sont des officiers – ou des élèves officiers – envoyés par leur gouvernement. L’X a ainsi formé, par exemple, un nombre non négligeable d’officiers d’artillerie roumains et d’ingénieurs du génie maritime japonais.
Ces élèves, en général internes, portaient, je le suppose, tout en reconnaissant que je n’en ai pas de preuve, leur uniforme national. Pas de GU. Et donc pas d’épée. CQFD. C’étaient bien des constantes.
La rupture survint en 1921 : Les étrangers furent enfin admis au concours. On leur donna donc un berry, un képi, un ossian, un GU, un claque et… une belle tangente ! C’était la fin des constantes ! – le statut d’auditeur libre suvécut, mais je n’ai pas connaissance que quiconque suivît les cours à Carva de cette façon.
Il est remarquable qu’à partir de cette disparition du terme « constante », l’argot de l’X, pourtant très vivant, n’a pas jugé bon de recréer d’autre terme. L’explication qui me semble la plus plausible tient dans l’intégration totale à la promotion. Comme les étranges sont des X à part entière, il n’est pas nécessaire de leur donner un nom.
C’est un peu la faute des juifs
Ces derniers ayant eu la mauvaise idée de devenir étrangers en 1941 – je ne peux ici que vous encourager à lire le bouquin de notre camarade Lévi (41) dont je donne les références en annexe – le mot « étranger » devint politiquement incorrect – avant que le même terme de politically correct ne nous fût importé des Etats-Unis : il était administrativement tabou de parler d’étrangers. C’est ainsi que fut créée en 45 la catégorie particulière, terme qui fleure bon le langage administratif, qui elle même laissa place à la fin des années 90 :
- aux élèves Internationaux dans le newspeak officiel, en particulier celui de l’AX et de la FX, terme qui à mon sens est tout aussi abscons que le précédent. Le lecteur averti pourra d’ailleurs constater la mutation sémantique dans La Jaune et la Rouge.
- aux EV dans l’argot du platâl, suivant l’équation suivantes {EV} = {EV1}U{EV2} – eh, oui, j’ai fait des maths, moi, môssieur ! Les EV1 étant les Etrangers entrés par la Voie 1 – prépas + concours, les EV2 étant les vrais étrangers, ceux qui ne parlent pas le français, qui ne viennent pas de prépas, et qui passent un concours qui a plus la forme d’un dossier d’admission. C’est la réforme de 2000.
Les Etrangers, les vrais et les faux
Ce n’est pas une surprise, jusqu’à la création des EV2 – moi aussi je me mets au politiquement correct 🙁 – les étrangers admis au concours étaient ce qu’il est commun d’appeler de faux étrangers – terme d’ailleurs utilisé quasi officiellement, par exemple par Maurice Bernard (48) dans son papier cité infra :
- ressortissants des colonies – Indochine, AEF, AOF…
- étrangers ayant passé leur enfance en France et y ayant donc fait leur scolarité
- juifs d’Egypte ou de Salonique – je m’abstiendrai de raconter ici, pour la énième fois, le cas de ce camarade classé 0bis à la sortie de l’École.
- Elèves des lycées français de l’étranger ou des missions catholiques – cas des chinois des années 20 ?
Une grande partie ont d’ailleurs demandé – et demandent encore, la nationalité française à la fin de leur scolarité. Aujourd’hui, on constate que les choses n’ont pas changé, les marocains, tunisiens et chinois immigrés de longue date formant la grande majorité des EV1.
La création des EV2 a été une grande révolution pour l’École puisqu’elle marque une réelle ouverture . Je ne m’étendrai pas plus que cela sur le sujet. En référence sont donnés tous les liens qui détaillent concours, scolarité, conditions financières. Il est à noter toutefois que les statistiques par nationalité, dont je donne pour la première fois l’intégralité en annexe, sont un peu moins enthousiasmantes que le discours officiel : aujourd’hui, les 2⁄3 des EV2 sont chinois ou brésiliens avec quelques indiens. On est loin de l’Insead et de son réel cosmopolitanisme. Et l’Europe est inexisante !
Les statistiques intégrales depuis 1794, par promo et par nationalité, sont ici : http://goo.gl/q6V9v5. Un lecteur attentif me signale quelques incohérences :
- décalages d’un an entre l’admission et l’entrée à l’École (stage FHM ou pas stage)<
- delta entre les 46 auditeurs libres entre 1794 et les 101 étrangers constitués d’italiens, de belges… tous… français à l’époque.
Et les études dans tout ça ?
Je ne le répèterai jamais assez, l’X, ça sert aussi à faire des études ; autant jusqu’en 1975, le curriculum des français et des étrangers était identique – avec toutefois, probablement, des aménagements pendant les courtes périodes où une partie du service militaire se faisait en début de scolarité – la grande rupture, la seconde, se fit en 1975 : le service militaire passa juste après le concours.
On rattacha donc les 1976 à la promo 75. Je serais toutefois très intéressé de savoir ce qu’ont fait les étrangers entrés par le concours 75, puisque la 74 entamait sa deuxième années d’études à Carva.
C’était logique, mais c’était ignorer que le plus important, à l’X, c’est la vie de promo. Les 5⁄2 étaient très heureux, ils retrouvaient leur camarades de taupe entrés l’année d’avant. A contrario, pas mal de 3⁄2 se sont retrouvés très seuls, d’autant qu’ils avaient échappé, bien entendu, à la Courtine, qui est un ciment important d’amitiés et de camaraderie.
L’embrouillamini continue puisque cette même catégorie particulière, identifiée comme telle et rattachée à la promo précédente dans l’annuaire de l’AX, la « bible », au très probable nom du politiquement correct, est fondue dans la liste générale, probablement au milieu des années 90 – si quelqu’un a l’information exacte, je suis preneur.
C’est ainsi que le camarade Jones, ayant réussi le concours en 1980, et donc X80 rattaché à la promo 79 – vous me suivez ? – est devenu X79. Les « gamins » de polytechnique.org, beaucoup trop jeunes pour imaginer aussi compliqué, et qui ont créé leur annuaire alors que la guerre froide était gagnée depuis belle lurette, n’ont évidemment rien compris. Le camarade Jones a un matricule en 80 (john.jones.1980@m4x.org), est affiché X79 et est sur la mailing list X80, alors que c’est tout le contraire. Il aurait dû avoir une adresse en john.jones.1979@m4x.org et être sur cette même mailing list, tout en étant officiellement X80. Vous n’avez rien compris ? C’est normal 🙂 D’un étranger, on a fait un apatride.
Hors sujet :
- Avis aux gestionnaires des mailing lists promo : si vous voulez « récupérer » vos étrangers, il suffit d’aller en télécharger la liste dans la promo suivante sur poly.net – les listes sont publiques – et les inscrire dans votre groupe. Vous pouvez également désinscrire les étrangers qui sont « chez vous » alors qu’ils sont de facto de la promo précédente, et qu’ils en ont marre de recevoir des nouvelles de camarades qu’ils ne connaissent pas.
- Avis à mes camarades de la catégorie particulière entre 75 et 95 : pour rejoindre ta promo, te désinscrire du groupe promotion N+1, et demander ton inscription au groupe promotion N. Tu peux m’envoyer un mail si tu as besoin d’assistance.
Nul doute que la fusion des annuaires AX et X.org ne règle définitivement le problème.
Et les gamins, dans tout ça ?
Une enquête approfondie montre que
- si les étrangers sont de nos jours bien intégrés sur le platâl,
- qu’ils n’ont pas de problèmes d’argent – entre les bourses de leur gouvernement, du gouvernement français, de la FX et de l’AX, abondées par la Kès, ils arrivent à toucher environ 700 € par mois, soit sensiblement autant que les français qui sont environ à 800. Curiosité : ils n’ont bien entendu pas de pantoufle à payer… Qu’en pensent les députés Launay et Cornut-Gentille ?
- que ceux qui le peuvent – qui parlent français en arrivant, principalement les EV1, mais pas que – font aux trois quarts un cursus identique à ceux de leurs cocons français
- FMI à la Courtine – Formation Militaire Initiale, autre terme newspeak qui signifie « séjour à mi-chemin entre les classes et le Club Med » ;
- Stage civil – ils sont 100 français tous les ans à choisir un stage civil ;
Deux hics subsistent :
Tout d’abord, la nette différence de motivation entre ceux qui ont passé le concours pour, comme le dit Christian Gérondeau, « être polytechniciens » et pour lesquels le contenu des études à l’X est, en général, subi, d’une part, et les EV2 qui viennent pour y faire des études. Le propos de ce bilet n’étant pas d’exposer mon avis sur le sujet, je ne m’étendrai pas. Mais le lecteur averti aura compris.
Et l’ennui naquit de l’uniforme ôté
Beaucoup plus fâcheux – et plus dans mon domaine d’expertise, est l’aspect uniformologique. Pendant longtemps – de 1921 à 1995, soit près de 70 promos si l’on tient compte de la coupure 41–44 – les étrangers ont porté strictement le même uniforme que leurs camarades français. Je ne parle bien évidemment pas du GU, dont j’ai démontré dans un billet précédent – fort apprécié d’ailleurs – qu’il avait à mon sens perdu son caractère militaire en perdant ses galons, mais de la tenue dite d’arme, tenue de sortie, composée de :
- tenue jaspée, kaki ou Terre de France suivant les époques
- écussons de col du génie (grenade or sur velours noir, mais sans soutache)
- képi d’élève consistant en un képi de sous-lieutement du génie, le passepoil or étant remplacé par le galon dit « d’élite » or
- épaulettes noires à passepoil rouge et alphas
- pucelle de l’école, modèle élève (logo de l’Ecole sur fond jaune ou rouge)
Il est courant que des stagiaires étrangers, élèves des écoles (Navale, Spéciale Militaire…) soient vêtus d’un uniforme français. Cette tenue se différenciait toutefois, par un un titre d’épaule, dit « banane » à cause de sa forme épousant sensuellement le contour de l’emmanchure, qui mentionnait la nationalité.
Pas les X.
Ainsi, les X étaient, avec les légionnaires, les seuls étrangers à servir sous uniforme français. Vous comprenez enfin le titre de l’article.
Un Symbole fort
Entre temps, l’ESM (l’Ecole Spéciale Militaire, St Cyr, quoi) a abandonné les bananes sur le tenues TdF (terre de france, c’est censé être une couleur à mi-chemin entre le kaki et le gris,vous suivez ?) des stagiaires étrangers – il n’y en eut jamais sur le GU des cyrards ; un GU, c’est un GU, pas un maillot d’équipe de foot – faisant perdre à l’X son exclusivité
Pour des raisons d’économie, lors de l’instauration des stages civils, l’Ecole a cessé de doter les étrangers – au prétexte, j’imagine, que ceux qui faisaient un stage civil n’en avaient pas non plus. Quelles en sont les conséquences ?
- Des X qui répètent le 14 juillet dans une tenue « improbable »
- Des prises d’armes en survêtement – sans armes certes, mais en survêtement…
- Des conf milis en civil ou en GU, mais.
Est ce grave ? Bien sûr que non.
Est on sûr que ce n’est pas grave ? Oui mais. Mais, quand on est persuadé, comme je le suis que ce qui fait que l’X est l’X est que c’est une école militaire, on se dit que c’est dommage. Voir toute une promo rassemblée, dans un panachage de la quasi totalité des tenues de l’armée française, ça a de la gueule.
Tout ça pour quoi ? La saga de la tenue d’intérieur, dite BD, vaut un article à elle toute seule, article qui sera dévoré, je n’en doute pas, par les amoureux de l’uniformologie. Disons simplement que, l’uniforme étant de moins en moins porté à l’Ecole, on a pu légitimement se dire qu’on pouvait économiser 200 tenues par an… De minimis non curat praetor.
Et surtout, pour combien ? Je me suis renseigné, d’autant plus volontiers que le commissariat des armées vient de publier les tarifs 2014 :
- Képi de sous-lieutenant : +/- 60 € ;
- Veste : 151,79€ ;
- Pantalon : 58,49€ ;
- considérant que les chaussures noires, la chemise blanche et la cravate noire figurant dans toute garde robe, elles n’ont pas à être fournies ; et en rajoutant les passants d’épaules et les disques de col, on est à moins de 300 €.
300 euros, multiplié par 200, on parle de 60k€ !
C’est beaucoup, c’est une pantoufle ;
Mais, entre nous, est ce tant que ça ? Et encore, si l’on réintègre les effets fournis à la fin de la scolarité pour les recycler à la promotion suivante, on parle probablement de moins de 10 k€ / an !
De grâce, mon Général, rends-nous l’uniforme d’élève-officier français de nos camarades étrangers !
La tenue qui fait dresser les cheveux sur la tête de tout uniformologue
Illustrations : quelques uns des premiers étrangers admis au concours, en GU
Chai TCHOU KOAN, chinois, X23
François Chou LIOU LING, chinois, X22
S. Cheybani, iranien, X24