Plongée numérique dans l’océan du futur
Comme pour la météo et le climat, les capacités de simulation de l’océan se sont développées de manière incroyable depuis quelques décennies. Cela permet des prévisions inimaginables auparavant et des reconstitutions précieuses du passé. L’arrivée de l’intelligence artificielle permet d’anticiper de nouveaux développements et d’imaginer un véritable jumeau numérique de l’océan. Les capacités associées à ces développements joueront un rôle majeur dans les débats sociétaux et politiques à venir.
L’océan numérique est à l’océanographie ce que le cinéma est à la culture : une fenêtre ouverte sur notre propre monde, un autre regard, la possibilité de choisir l’histoire que l’on veut vivre et s’y immerger, explorer ce qui nous est normalement inaccessible – voyager dans le temps, voir l’invisible, être partout à la fois, explorer et apprendre, comprendre, comprendre enfin ! et ressortir plus riche en laissant derrière soi un monde intact, en sachant qu’on peut y retourner.
Comme le cinéma, l’océanographie numérique est passée en quelques décennies du noir & blanc à la couleur, à la haute résolution, aux 3D, aux séries, aux formats longs. Combien de métiers mobilisés, combien d’heures de travail, combien de tentatives pour pouvoir offrir finalement à chacun cette expérience d’une immersion réaliste et fluide dans un miroir numérique de son propre monde ? Et, comme le cinéma qui sort des salles obscures, s’hybride avec les jeux vidéo, passe d’un écran à l’autre, fait du spectateur un acteur, l’océan numérique prépare un jumeau numérique de notre océan qui amène la connaissance de l’océan au creux de la main de chacun.
Les simulateurs numériques d’océan
L’océan est un fluide qui obéit aux lois de la mécanique. Son comportement peut être décrit par un système d’équations différentielles pour les variables qui le caractérisent : la température, la salinité et la vitesse des courants. Hélas, ces équations étant non linéaires, elles défient les mathématiciens depuis le XIXe siècle et on a dû longtemps se contenter de solutions dans des cadres très idéalisés en une ou deux dimensions.
L’essor de l’informatique à la fin des années 1970 a ouvert de nouveaux horizons, en rendant possibles des simulateurs numériques d’océan qui permettent de résoudre numériquement ces équations et de décrire l’océan dans toutes ses dimensions et sa complexité. Ces modèles numériques d’océan sont les héritiers des modèles d’atmosphère développés pour la prévision météo : en effet les deux fluides, air et eau, obéissent à des équations similaires, et la rotation de la Terre (force de Coriolis) joue un grand rôle dans leur dynamique.
L’océan se distingue cependant de l’atmosphère par des échelles spatiales plus petites (une perturbation atmosphérique a dix fois la taille d’un tourbillon du Gulf Stream) et des échelles temporelles plus longues (une perturbation météo dure quelques jours, un tourbillon océanique plusieurs mois). Simuler l’océan global avec des précisions suffisantes est donc un défi considérable pour les supercalculateurs les plus puissants. On parle ici de mettre à jour toutes les deux minutes une trentaine de paramètres décrivant l’état de l’océan sur chacun des 9 milliards des points de grille utilisée par ce superlogiciel : sur l’un des supercalculateurs du top 100 mondial, générer un an de simulation mobilise une semaine de calculs sur 30 000 processeurs et fournit un pétaoctet de données.
Pour décrire ce que l’on sait, plutôt que ce que l’on voit
C’est ébouriffant, mais en océanographie on ne s’adonne pas à la modélisation numérique pour être en phase avec son époque : on le fait depuis longtemps par nécessité et pour compenser un cruel manque d’information sur cet espace immense qu’est l’océan.
Avec les moyens d’observation actuels, décrire l’océan revient à caler une prévision météo sur la France avec une image satellite, une mesure de terrain à Madrid et l’autre à Oslo ! Mieux vaut alors savoir s’organiser pour reconstituer l’information qui manque, et c’est exactement le rôle de cette océanographie numérique : interpoler, extrapoler, reconstituer la turbulence et les grands équilibres à partir des indices laissés par les observations, des règles inviolables de la mécanique des fluides et de la mémoire de nos systèmes. Finalement, redessiner un océan dans toutes ses dimensions, à partir de ce que l’on sait, ce qui est bien plus riche que ce que l’on voit.
Cette océanographie a fait d’immenses progrès en vingt ans et il est donc possible aujourd’hui de décrire numériquement l’océan sur l’ensemble du globe comme il est possible de zoomer sur un lieu choisi, de rester en surface ou de plonger dans les grandes profondeurs, remonter plusieurs décennies en arrière ou se projeter sur l’avenir, et choisir dans quelles nuances décliner son état – courants ou oxygène, concentration de glace ou CO2 dissous, température ou salinité, vagues ou chlorophylle… – ou plutôt tout cela à la fois, de façon cohérente dans l’espace, dans le temps et pour une trentaine de paramètres qui se répondent dans le respect des grands équilibres naturels que la science avait donc compris avant l’informatique. Mais nous y sommes aujourd’hui et l’océanographie numérique est une pièce maîtresse de notre connaissance.
Quel océan fera-t-il le mois prochain ?
C’est l’une des premières applications d’un océan numérique : décrire l’océan qu’il fait, aujourd’hui ou dans quelques semaines (les océanographes ont aussi leurs prévisionnistes), tout autour du globe, en surface comme en profondeur. Et pouvoir également revenir en arrière pour rejouer des situations vécues sur les dernières décennies, en déduire les tendances et apprécier la normalité ou l’anormalité d’un événement. On peut remonter plus loin, mais les trente dernières années constituent ici une période de référence du fait de données satellites de grande précision sur lesquelles les modèles numériques peuvent s’appuyer pour coller à la réalité.
« Décrire l’océan qu’il fait, aujourd’hui ou dans quelques semaines, tout autour du globe, en surface comme en profondeur. »
Dans ce domaine du temps proche, les observations jouent un effet un rôle clé et l’art (que l’on appelle l’assimilation de données) consistant à intégrer harmonieusement information observée et information modélisée est un art majeur. Grâce à cette combinaison, les simulateurs d’océan accèdent à une description opérationnelle très réaliste, y compris à des échelles fines : au grand large, les méandres et tourbillons sont décrits avec un maillage de 2–3 kilomètres et l’on descend à quelques centaines de mètres avec des systèmes locaux.
Parmi les exigences qui sont devenues légitimes, on pourra citer le fait de prévoir : l’évolution des courants sur la verticale de sa plateforme de travail en mer, les extrêmes saisonniers de température modélisés sur les dix ans passés pour le lieu d’implantation de sa ferme aquacole, les évolutions des interactions houle-courants sur la trajectoire prévue d’un navire, les conditions actuelles de propagation acoustique du bruit sous-marin ou la quantité de chaleur disponible dans les cent premiers mètres de l’océan quand un cyclone (qui se nourrit de cette énergie) menace d’incurver sa course… Les systèmes opérationnels de modélisation et prévision océaniques savent y répondre (voir par exemple https://www.mercator-ocean.eu/bulletin/). Nous pouvons naviguer dans les quatre dimensions d’un océan numérique depuis la fin du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui et poursuivre sur notre élan pendant quelques semaines avec grande précision. C’est déjà extraordinaire, mais le sujet ne s’arrête pas là.
Quel océan à la fin du siècle ?
Pour se projeter vers un climat futur, simuler l’océan comme un simple milieu liquide ne suffit pas : il faut prendre en compte toutes les interactions au sein du système océan et autour de lui. Dans les modèles dits du système Terre réalisés en soutien aux travaux du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat), l’océan numérique est couplé à un modèle d’atmosphère : à la surface, l’eau et l’air échangent à chaque instant et en chaque point de la chaleur, de la quantité de mouvement, de l’eau qui s’évapore ou tombe en pluie et des composés chimiques divers.
L’océan est aussi couplé à un modèle de glace de mer pour prendre en compte la fonte de la banquise arctique, à un modèle d’apports fluviaux, à un modèle biogéochimique pour simuler la pompe biologique de carbone et depuis peu à un modèle de plateforme glaciaire pour simuler le retrait des glaciers de l’Antarctique. Cette simulation de la complexité de l’océan est rendue possible par le travail des modélisateurs des différentes composantes du système et aussi par des efforts de développement des couplages, aussi bien en analyse numérique qu’en informatique.
« Cette simulation de la complexité de l’océan est rendue possible par des efforts de développement des couplages, aussi bien en analyse numérique qu’en informatique. »
Sur le sujet particulièrement critique de la montée du niveau de la mer, les projections requièrent toute une chaîne de modèles numériques : un modèle d’océan global pour la dilatation de l’océan, des modèles de la croûte terrestre pour les mouvements verticaux des continents et pour les effets locaux d’affaissement du sol, des modèles de calottes glaciaires et de glaciers continentaux, des modèles d’élévation extrême du niveau de la mer due aux tempêtes et à la houle. Pour fournir une information pertinente aux décideurs, les incertitudes sont quantifiées tout au long de ces chaînes de modélisation complexe. Cette information est cruciale quand il s’agit d’infrastructures portuaires et côtières d’une durée de vie de plusieurs décennies, ou pour guider la décision d’abandonner une ville côtière (comme c’est le cas pour Jakarta en Indonésie).
Une révolution en marche
L’intelligence artificielle (IA) vient en force bouleverser les sciences et la simulation océanique se prépare à une révolution. Tous les simulateurs d’océan actuels sont fondés sur la discrétisation des équations de la mécanique des fluides et leur résolution par des méthodes numériques éprouvées (volumes finis, éléments finis…). L’intelligence artificielle va profondément modifier ce paysage. Dans un premier temps, l’IA est attendue pour améliorer la fidélité des modèles et leur efficacité, en représentant mieux les processus non résolus par les modèles. Les méthodes d’apprentissage informées par la physique, ou l’apprentissage d’équations, sont mises à profit dans ce cadre.
Dans le futur, des services fondés sur l’IA vont se développer, une évolution que nous voyons aujourd’hui poindre dans le domaine de la prévision météorologique. L’IA construira sur ce socle des services plus variés et mieux adaptés aux besoins des décideurs : au-delà de l’amélioration des grands modèles de simulation de l’océan, on attend des changements dans la science des produits, c’est-à-dire celle qui crée l’information juste pour l’utilisateur à partir de la matière première créée par ces grands systèmes de modélisation. Pour fournir des services fiables l’IA nécessitera des bases d’apprentissage solides qu’elle trouvera – c’est là que ces approches intégrées prennent toute leur force – dans la richesse d’information des grandes simulations, des réanalyses océaniques et des projections fondées sur les lois de la physique et de la chimie.
Vers un jumeau numérique de l’océan
Depuis une décennie, l’horizon temporel de la prévision océanique s’étend et la résolution spatiale des composantes océaniques des modèles de climat s’affine. Cette convergence, permise par les progrès des moyens de calcul et des performances logicielles des simulateurs d’océan, aboutit à un simulateur d’océan capable de traiter différentes échelles d’espace et de temps dans un système unique qui répondra mieux aux besoins de la société, depuis la sécurité des moyens en mer jusqu’aux projections de modifications des zones de pêche dans le climat plus chaud des prochaines décennies.
Et, dès lors qu’on approche d’une description réaliste de l’environnement physique et biogéochimique de l’océan, que nous sommes satisfaits de ses interactions avec les éléments voisins du système Terre : la cryosphère, l’atmosphère et les continents, que la modélisation de cet océan à l’état naturel nous convient, il reste à rajouter la vie, c’est-à-dire monter une à une les marches de la chaîne trophique jusqu’aux grands animaux marins pour les inclure dans ces simulateurs, mais aussi, et c’est moins drôle, l’influence de l’homme.
« Un jumeau numérique de l’océan, c’est à la fois un simulateur d’océan le plus représentatif possible de la réalité qui nous préoccupe et un ensemble d’outils pour appréhender celle-ci. »
Il s’agit non seulement du CO2 en excès d’origine humaine, mais encore des navires et du bruit qu’ils font ou de la pollution apportée par les fleuves. On approche alors d’un « jumeau numérique de l’océan » : une forme travaillée pour reproduire les conditions du réel, pas seulement par une précision scientifique la plus élevée possible mais aussi par la volonté d’agréger, combiner et coupler toutes les informations utiles pour un exercice de réalité virtuelle marine digne du meilleur jeu vidéo. Car l’objectif n’est pas la séance passive de cinéma, mais bien de permettre l’interactivité et de faire de chacun un acteur de cette histoire océan.
Un jumeau numérique de l’océan (voir la vidéo : https://youtu.be/SgnaEoYS8Fo ou https://www.mercator-ocean.eu/digital-twin-ocean/), c’est donc tout à la fois un simulateur d’océan le plus représentatif possible de la réalité qui nous préoccupe et un ensemble d’outils pour appréhender celle-ci. Jouer au jeu du « et si ? » : et, si je réduisais telle pollution, quel serait l’impact sur cet écosystème dans un an ? Ne plus jouer : se trouver virtuellement immergé au milieu d’une forêt de corail et pouvoir se projeter dans un monde à 1,5 °C, puis dans un monde à + 3 °C. Et comprendre.
Encore une raison de s’y intéresser
Partons de là : un jumeau numérique de l’océan se nourrit de ce que la science sait nous dire. Mais c’est aussi une voie nouvelle qu’on ouvre pour que chacun accède à cette connaissance et l’enrichisse d’expériences, et c’est une voie sur laquelle on compte. Car les outils numériques sont destinés aux décideurs, dans le but d’évaluer si leurs actions tempéreront ou aggraveront la situation. Dans un avenir où les crises environnementales vont se succéder, les mesures pour en limiter les impacts seront de plus en plus contraignantes et contrariantes, et vont s’inviter dans des débats sociétaux, économiques ou géopolitiques avec plus de force qu’aujourd’hui.
“Les outils numériques sont destinés aux décideurs, dans le but d’évaluer si leurs actions tempéreront ou aggraveront la situation.”
Une information fiable sur l’état de l’océan, la capacité de rejouer telle situation ou d’en prévoir une autre, prendra une valeur nouvelle. La capacité à garantir l’intégrité de cette information sur l’océan déterminant la décision opérationnelle deviendra réellement critique. Les investissements consentis pour l’océan aujourd’hui en France et dans le monde pour maintenir une connaissance scientifique au meilleur niveau et pour de grandes infrastructures numériques de création et partage de connaissance sont donc déterminants.