Poétiques
On pourrait, inversant la maxime de Verlaine, dire que la musique doit être « de la poésie avant toute chose », c’est-à-dire chercher à émouvoir l’auditeur, voire à le transporter, sans qu’il puisse contrôler ses réactions, par sa capacité à stimuler son inconscient, ce que ne pourrait certainement pas réaliser la seule perfection de la forme ou son originalité.
Brahms – Schumann
La musique de chambre de Schumann est peut-être celle qui est, en ce sens, la plus poétique. D’ailleurs, Schumann avait eu le dessein, adolescent, de devenir poète et, au fond, il n’a pas changé de voie mais seulement de langage.
Un nouveau coffret de « Martha Argerich et ses amis »1 qui lui est consacré en fait la magnifique démonstration. D’abord, comme toujours dans les concerts organisés par Argerich, les oeuvres bien connues – ici le Quintette avec piano, le Quatuor avec piano op. 47 – côtoient de moins jouées – les deux Sonates pour violon et piano – et des pièces très rares : Andante et variations pour deux pianos, Fantasiestücke avec Flügelhorn, Märchenbilder pour alto et piano, Fantasiestücke avec violoncelle, Fantasiestücke pour piano, violon et violoncelle, Andante et variations pour deux pianos, violoncelle et cor.
Ensuite, les amis de Martha Argerich ne sont rien de moins que les frères Capuçon, Mischa Maiski, Natalia Gutman, Alexandre Rabinovitch, Gabriela Montero, et des musiciens moins célèbres qu’elle nous fait découvrir comme Lida Chen ou Géza Hosszu-Legocky. Et Argerich joue dans toutes ces pièces. En réalité elle en est l’âme : il est évident, à l’écoute, que nous sommes audelà de la symbiose ; elle possède, au sens médiéval, les autres musiciens qui jouent avec elle, de telle manière que tout se passe comme si elle tenait en même temps ellemême le pupitre de violon, de violoncelle, etc. Enfin, elle interprète seule, ce qui est rarissime pour elle aujourd’hui, la plus poétique sans doute des oeuvres de Schumann, les Scènes d’enfants.
Au total, un enregistrement comme on n’en rencontre guère, et qui vous bouleversera. Écoutez l’Andante cantabile du Quatuor avec piano, puis la dernière des Scènes d’enfants, Le Poète parle, et pleurez – de joie.
Les trois Sonates pour piano et violon de Brahms, sans doute le sommet de sa musique de chambre, ont été écrites plus de vingt-cinq ans après celles de Schumann, et, si elles sont moins tourmentées, plus sereines, elles sont de la même eau : elles touchent le cœur sans demander au cerveau une analyse préalable. Elles sont aussi beaucoup plus jouées que celles de Schumann, et on ne compte plus leurs enregistrements dont une au moins est une référence, la version Perlman-Ashkenazy.
Un nouvel enregistrement réunit deux solistes moins connus, Geneviève Laurenceau au violon et Johan Farjot2. Interprétation typiquement française, pourrait-on dire, toute de mesure et d’équilibre, rafraîchissante, servie par une excellente prise de son, et qui rappelle la version Francescatti-Casadesus, ancienne et, malheureusement, techniquement imparfaite.
Impressionnistes
Sous le titre « Normandie et Impressionnisme », Skarbo, que dirige notre camarade J.-P. Ferey, publie un ensemble de pièces « impressionnistes », de Saint-Saëns (Fantaisie pour violon et harpe), Debussy (Chansons de Bilitis, Sonate pour flûte, alto et harpe, Syrinx), Satie (3e Gymnopédie), Fauré (2e Sonate pour violon et piano), Roussel (Sérénade), Ravel (Trio), jouées par des solistes qui appartiennent pour la plupart à l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie, et la récitante Hélène Vincent 3. Les disques sont accompagnés d’un petit livret épatant d’érudition et d’humour de Florient Azoulay, illustré, comme il se doit, de toiles de Boudin, Pissarro, Monet. Une jolie petite réussite.
Satie écrit en 1917–1918 Socrate, drame symphonique en trois parties sur des dialogues de Platon, pour ténor et orchestre de chambre, qui plut lors de sa création à Stravinski, Poulenc, Picasso, Braque et quelques autres. Il s’agit d’une pièce austère et dépouillée, qui ne manque pas d’émouvoir malgré – ou grâce à – une grande économie de moyens. Socrate a été enregistré il y a peu par Jean-Paul Fouchécourt et l’Ensemble Erwartung dirigé par Bernard Desgraupes 4. Une œuvre attachante, tonale et minimaliste, où Satie s’est clairement souvenu de Pelléas, créé quinze années auparavant. Sur le même disque figure une oeuvre contemporaine inspirée par une autre condamnation, Sénèque dernier jour, concerto pour récitant et orchestre, d’Éric Tanguy, sur un texte de Xavier Couture, par Michel Blanc et l’Orchestre national dirigé par Alain Altinoglu. Superbe texte, superbement dit, avec une partition d’orchestre parfaitement en situation, polytonale, structurée, forte et très bien écrite. Deux grands poèmes, au fond.
1. 3 CD EMI.
2. 1 CD ZIG-ZAG.
3. 2 CD SKARBO.
4. 1 CD VIRGIN.