Poincaré et le rayonnement du corps noir
En 1900, lorsque Planck a proposé sa théorie, l’étude expérimentale du rayonnement du corps noir avait été faite. Stephan avait montré dès 1879 que la puissance du rayonnement est de la forme E = σT4. En 1896, Wien avait établi une loi donnant la répartition spectrale de cette énergie. Malheureusement, cette loi n’était pas vérifiée pour les grandes longueurs d’onde. C’est alors que Planck propose une formule modifiée, rendant compte des résultats expérimentaux à toute longueur d’onde (14 décembre 1900).
Poincaré vérifie les calculs de Planck
Planck justifie sa formule théorique en combinant l’approche de la thermodynamique statistique avec ses propres idées sur les quanta. Le rayonnement serait dû à des résonateurs hertziens rigoureusement monochromatiques, pouvant émettre ou absorber de la lumière de façon discontinue conformément à la théorie des quanta. La répartition de l’énergie entre les résonateurs se fait de façon à maximiser l’entropie totale. La répartition de l’énergie du rayonnement noir est alors implicitement identique à celle des résonateurs.
À ce stade, la théorie de Planck semble bien correspondre à la volonté de justifier théoriquement une formule expérimentale. Elle tire sa valeur non d’une construction intellectuelle rigoureuse, mais de l’analogie entre la formule expérimentale et des résultats obtenus en thermodynamique.
La prise de position de Poincaré
En 1912, dans le Journal de physique, Poincaré analyse à sa manière cette théorie très contestée. On reconnaît à la lecture de son article l’approche d’un professeur bienveillant avec ses étudiants, et dont les critiques sont toujours positives. Son introduction donne le ton : « D’après lui [Planck], l’énergie des radiateurs lumineux varierait d’une manière discontinue, et c’est ce qu’on appelle la théorie des quanta […]. Ce serait là […] la plus grande révolution […] depuis Newton. »
© DESSIN DE CLAUDE GONDARD (65)
Il précise ensuite : « Je ne parlerai pas des difficultés de détail, elles sautent à tous les yeux et M. Planck est le premier à s’en préoccuper. » Il rappelle ensuite les hypothèses de Planck : le rayonnement d’un solide serait dû à un très grand nombre de ces résonateurs. Les échanges d’énergie entre eux pourraient avoir lieu par deux mécanismes : d’une part l’effet Doppler- Fizeau (en introduisant un décalage en fréquence, il permettrait de faire correspondre les quanta hν de valeurs différentes), d’autre part des chocs mécaniques entre ces résonateurs.
Poincaré note ensuite les lacunes de ces modèles, mais décide curieusement d’adopter le second mode d’interaction, puisque ce choix « semble ne devoir en aucun cas modifier les résultats essentiels ». Cette remarque est fondamentale ; elle montre que Poincaré, bien loin de chercher à critiquer la théorie quantique, ou de montrer ses lacunes, cherche à valider méthodiquement les développements mathématiques auxquels elle fait appel.
Nous voyons Poincaré vérifier les calculs de Planck, comme le professeur vérifie le travail de son élève. Il ne désire pas valider ou invalider une conception « s’écartant de tout ce qu’on avait imaginé jusqu’ici ». Il veut simplement montrer dans quelle mesure les concepts de Planck peuvent conduire d’une façon rigoureuse aux résultats qu’il voulait obtenir.
C’est une étude de la cohérence mathématique de la théorie de Planck, mais en aucune manière l’aval de son modèle ou de ses travaux en physique quantique. Il va donc considérer successivement le cas de deux résonateurs, puis le cas d’un grand nombre de résonateurs. Dans toute la suite, Poincaré ne quittera jamais l’hypothèse de Planck : l’énergie se répartit entre les résonateurs de façon à maximiser l’entropie.
La théorie des quanta
Le passage le plus important de l’article, considéré comme un ralliement de Poincaré à la théorie des quanta, traite de l’hypothèse de Planck. Il semble affirmer qu’elle est nécessaire : « L’hypothèse des quanta est donc la seule qui conduise à la loi de Planck. » Poincaré termine toutefois le chapitre en rappelant que « des doutes restent permis, puisque Monsieur Planck n’a pu établir [cette formule] qu’en s’appuyant sur l’électrodynamique classique que sa théorie a précisément pour objet de remplacer ».
Enfin, sans revenir sur les objections présentées en introduction de son article, Poincaré étudie une hypothèse alternative présentée par Planck pour résoudre les difficultés conceptuelles de son modèle : la dissymétrie des échanges entre résonateurs. « Dans sa première théorie, explique-t-il, les résonateurs ne peuvent émettre ni absorber d’énergie que par bonds, mais dans la seconde, ils ne peuvent en émettre que par bonds, mais ils peuvent en absorber d’une manière continue. » Là encore, Poincaré réfute cette nouvelle hypothèse sur des critères purement mathématiques.
Le point essentiel noté par Poincaré reste le fait que « quelle que soit la loi du rayonnement […] on sera conduit à une fonction présentant des discontinuités analogues à celles que donne l’hypothèse des quanta ». C’est une conclusion particulièrement prudente. En effet, plusieurs calculs partant d’hypothèses différentes peuvent conduire au même résultat.
La modestie du scientifique
Après un siècle de progrès technique et scientifique, le texte de Poincaré est toujours aussi pertinent. Sa conclusion donne à sa remarque initiale tout son sens. Déterminer le type d’interaction entre les résonateurs est secondaire, puisque cela « semble ne devoir en aucun cas modifier les résultats essentiels ».
Modéliser un équilibre thermodynamique
Il ne prend pas partie pour ou contre une théorie, mais cherche modestement à comprendre de quelle façon le mécanisme proposé par Planck peut conduire de façon rigoureuse aux résultats expérimentaux. Comme Poincaré, nous ne devons pas considérer que ce problème a été définitivement résolu, mais rester ouverts à d’autres approches, d’autres modélisations si possibles plus physiques, en ayant à l’esprit une seule certitude : si l’hypothèse de Planck n’est pas nécessairement la seule possible, la loi de rayonnement du corps noir est unique.
Rigueur et ouverture d’esprit
Ainsi, Poincaré aborde l’étude du rayonnement du corps noir en menant avec la plus grande rigueur l’analyse mathématique des équations proposées, et en ne retenant que les aspects essentiels des hypothèses physiques. N’oublions pas que le corps noir est avant tout un concept thermodynamique. Dans une réalisation classique de corps noir, les résonateurs de Planck ne seraient-ils pas les modes propres de la cavité ?
Pourquoi la théorie ignore-t-elle l’interaction du rayonnement avec les parois de ces cavités qui fixent pourtant la température du rayonnement ? Le seul modèle quantique devrait-il décrire tous les spectres rayonnés, le fond continu aussi bien que les raies ?
Ainsi, le respect des grands principes de la physique, tels qu’ils ont été énumérés par Poincaré dans sa conférence de Saint Louis, s’impose à toute théorie scientifique. En revanche, une théorie n’a pas la valeur d’un dogme à respecter. Si elle doit introduire des approximations mathématiques, elle doit le faire explicitement.
Une leçon à méditer
Au moment où Poincaré écrivait, les difficultés conceptuelles du modèle de corps noir de Planck étaient nombreuses. Il supposait qu’elles pourraient être résolues. Depuis Bohr et surtout Kastler, nous connaissons bien les phénomènes d’émission et d’absorption des ondes électromagnétiques.
Aujourd’hui, nous savons réaliser des absorbants, notamment dans le domaine des ondes radar. Nous disposons également d’un ensemble de mécanismes de rayonnement. Ceux-ci n’imposent pas que l’interaction non linéaire entre ondes électromagnétiques et matière se fasse uniquement par quanta. N’est-il pas naturel qu’il existe différents modèles plus adaptés les uns aux gaz, les autres aux plasmas ou aux matériaux conducteurs ?
Poincaré a considéré que l’essentiel était de démontrer qu’une certaine forme de non-linéarité, « analogue à celles que donne l’hypothèse des quanta », doit intervenir dans le rayonnement du corps noir. Il a également montré que la maximisation de l’entropie est une hypothèse particulièrement féconde.
Un grand merci à Jules Leveugle (43) pour son concours.
On trouvera dans son livre La Relativité, Poincaré, Einstein, Planck, Hilbert, publié chez L’Harmattan, des détails historiques sur les origines de la théorie quantique.