Politique de la recherche : le rôle clé de Pierre Mendès France
Après la Seconde Guerre mondiale, Pierre Mendès France a été le premier à proposer une véritable politique de recherche. S’il n’a pas pu lui-même la mettre en oeuvre, les principes et orientations qu’il a mis en avant ont été largement repris et restent pour beaucoup très actuels.
REPÈRES
De juin 1954 à février 1955, Pierre Mendès France est président du Conseil. Il prend comme conseiller pour les questions d’enseignement, de recherche et de jeunesse Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Cet ancien des FFI, né en 1917, est l’un des organisateurs du Colloque de Caen en 1956. Historien, il sera cofondateur et directeur de la Documentation française, ce qui en fait un des meilleurs experts sur les rapports entre science et politique.
La République a besoin de savants, leurs découvertes, le rayonnement qui s’y attache et leurs applications contribuent à la grandeur d’un pays. Or les crédits de la recherche sont dérisoires… Cette déclaration de Mendès France, devant l’Assemblée nationale, marque son discours pour l’investiture de président du Conseil le 3 juin 1953. Une déclaration inhabituelle, car si l’intervention du pouvoir politique dans le champ de la recherche a des précédents, depuis quinze ans, sauf en matière atomique, la recherche scientifique est un domaine qu’ignorent les gouvernements. Mendès France nomme un sous-secrétaire d’État à la recherche et crée un Conseil supérieur de la recherche scientifique relevant directement de l’hôtel Matignon et bénéficiant de crédits gouvernementaux automatiquement renouvelés. Son court passage au pouvoir ne suffit pas à implanter une politique de la recherche. Il militera pendant quinze ans pour une politique de la recherche que son crédit, puis le mouvement d’opinion qu’il suscite auront contribué à implanter définitivement. Il prouvera ce que peut, même en dehors du pouvoir, une volonté politique au service d’une grande cause.
Des états généraux de la recherche
Le Colloque de Caen
Il se tient à la Toussaint 1956 à l’Université tout juste relevée de ses ruines et premier campus français. Il réunit quelques hommes politiques, l’élite scientifique et administrative française et les chefs des services d’études des grandes firmes ou groupes industriels, mais seulement trois patrons d’avant-garde, Merlin de Merlin-Gerin, Landucci de Kodak-Pathé et Ponte de la CSF.
Deux jeunes scientifiques que je lui présente, Jacques Monod, chercheur à l’Institut Pasteur et futur prix Nobel, et le mathématicien André Lichnerowicz, nouvellement élu au Collège de France, proposent à Mendès France d’organiser un colloque national qui prenne la forme de véritables états généraux de la recherche scientifique. Il en prend l’initiative en marge du gouvernement, en tant que président d’un Comité pour l’expansion de la recherche créé pour la circonstance et composé de parlementaires et de scientifiques de toutes nuances, de Soustelle à Jules Moch en passant par Marcel Dassault.
Champion passionné d’un renouveau politique et économique, il tient la recherche scientifique pour un des moteurs de l’expansion économique d’un pays en même temps qu’un témoignage de sa vitalité et un moyen de son rayonnement.
À Caen, Mendès France souligne le déclin scientifique de la France, l’absence de prix Nobel depuis vingt ans, le recul de la balance des brevets et le déficit alarmant de la balance des redevances de fabrication, il déplore la faible proportion d’étudiants en sciences, les cloisons rigides entre l’enseignement scientifique et l’enseignement technique, » la muraille de Chine entre la recherche fondamentale et l’industrie, et » la masse d’un système dont l’ankylose même renforce la solidité « .
C’est ici que l’intervention du pouvoir politique s’impose conclut-il. Seul désormais il est en mesure de donner une impulsion suffisamment vigoureuse et de prescrire dans toute leur ampleur les réformes nécessaires. […] Le développement de la science est devenu une affaire trop sérieuse pour demeurer lié à des structures ou à des règles administratives formelles. Il est au premier chef une affaire politique.
En finir avec la tyrannie des agents comptables.
Les débats mettent en évidence deux préoccupations, une aspiration quantitativiste, le désir de rééquilibrer massivement l’enseignement au profit des sciences et de former, à la faveur de l’expansion démographique d’après-guerre, les effectifs de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens supérieurs qui ramèneraient la France au niveau international, et, d’autre part, la volonté d’assouplir les structures, » d’en finir avec le règne des doyens administrateurs, la tyrannie des agents comptables, la dictature des chaires inamovibles « .
Une politique basée sur deux idées-forces
Le Manifeste de Caen et les douze points du large programme adopté en conclusion traduisent en outre une ambition plus haute : ils définissent les grandes lignes d’une politique nationale de la science articulée autour de deux idées-forces. Tout d’abord, la nécessité pour la France d’une politique volontariste engageant l’État et impliquant la création d’un ministère ou d’un secrétariat d’État à la recherche et d’un fonds d’intervention de la recherche. Ensuite, la nécessité de combiner cette politique avec une réforme expansionniste des enseignements supérieurs, la réforme du secondaire conditionnant dans une large mesure la réforme des enseignements supérieurs, indispensable elle-même à l’expansion de la recherche.
Le mouvement lancé en 1956 par le Colloque de Caen se perpétua. Ses conséquences immédiates furent limitées. Une politique aussi ambitieuse exigeait au pouvoir un Mendès France – ou de Gaulle. Le poids de la guerre d’Algérie hypothéquait tous les champs d’action.
Mendès France eut beau demander au Parlement l’application du programme de Caen : il n’en sortit rien.
Une association pour la recherche
Le Colloque de Caen apportait néanmoins deux éléments féconds : une doctrine, ou du moins les principes d’une doctrine, puis un courant d’opinion que relayèrent l’AFP, Le Monde et Le Figaro. Les » colloquants » de Caen avaient institué un Comité permanent qui poursuivrait l’action.
Rééquilibrer l’enseignement au profit des sciences.
En 1958, je transformai ce Comité permanent en Association pour l’expansion de la recherche scientifique dont je fus le secrétaire général. Mendès France, par souci d’oecuménisme préféra rester en coulisse. L’Association se dota d’une revue bimestrielle qui eut jusqu’à 2 000 abonnés. Pendant une dizaine d’années, l’Association allait incarner la volonté française de mise en place d’une politique de la recherche. La coopération réformatrice initiée à Caen avait ainsi débouché sur un groupe de pensée qui se comporta en plusieurs occasions comme un groupe de pression.
Un passage de témoin réussi
Consensus réformateur
Rien ne souligne mieux son crédit et le progrès du consensus réformateur que les adhésions à l’Association pour l’expansion de la recherche scientifique : outre un millier de membres individuels, l’ANRT et l’UNEF y adhérèrent d’emblée. Les deux secrétaires généraux de la Fédération de l’Éducation nationale et du SGEN décidèrent de participer à son comité de direction, puis le CNPF accepta de s’y faire représenter.
En juin 1958 de Gaulle accède au pouvoir, sans autre programme qu’en matière algérienne et en matière constitutionnelle, mais résolu à débloquer tout ce qui grippait. En matière de recherche, le général de Gaulle suivit les projets élaborés sous l’égide de sa nièce.
Les discussions préparatoires qui se prolongèrent jusqu’à la fin de 1958 aboutirent à la nomination d’un Délégué général à la recherche scientifique, le chimiste et ancien résistant André Piganiol, membre de l’équipe de Caen. La transmission du flambeau de Mendès France avait été efficace. Il y eut désormais une grande politique de la recherche scientifique dont l’élément moteur à l’Élysée fut le mathématicien Pierre Lelong, intime de Lichnerowicz.
Outre les réformes de structure et les innovations introduites, la recherche scientifique bénéficia rapidement d’un triplement de ses crédits. C’est sur cette lancée que la France a fonctionné pendant trente ans.
La recherche scientifique bénéficia rapidement d’un triplement de ses crédits.
Notre Association voyait ses objectifs atteints. L’action se poursuivit par le moyen d’une dizaine de colloques et journées d’études, mais son objet principal de réflexion se déplaça vers la nécessaire réforme des enseignements supérieurs. Au deuxième Colloque de Caen de 1966, Mendès France dut constater les progrès enregistrés, déplorant toutefois que la France ne consacre encore que 1,66 % de son PNB à la recherche contre 3 % aux États-Unis.
Il demandait l’instauration d’une fiscalité plus favorable à la recherche, la fin du saupoudrage financier, des moyens suffisants devant aller à quelques objectifs clairement définis, et une fiscalité obligeant les sociétés étrangères à consacrer un pourcentage de leurs dépenses d’exploitation à des travaux de recherche en France.
Des débats toujours actuels
Universités et sélection
Face à la montée des générations d’après-guerre désireuses d’accéder aux enseignements supérieurs, Mendès France admettait le principe de la sélection à l’entrée des universités, » à la condition expresse – ce qui n’est pas le cas – que les enseignements supérieurs au sens le plus large du terme disposent d’assez de places pour former tous les cadres dont la nation a besoin » et donc que soit créé parallèlement aux universités un enseignement supérieur de masse, combiné avec la mise en place d’une formation professionnelle continue tout au long de la vie.
Il revint surtout longuement sur l’inadaptation des structures universitaires. Lichnerowicz, rapporteur général du Colloque, avait présenté un rapport intitulé Pour des universités qui concluait à la nécessaire autonomie des universités. Mendès France se prononça en faveur d’universités autonomes, divisées en départements de recherche et départements d’enseignement, liées contractuellement à l’État par un cahier des charges et administrées par des personnalités élues.
Les participants du second Colloque de Caen, parmi lesquels les représentants des deux grands syndicats d’enseignants et du CNPF, recommandèrent la création urgente, à titre expérimental, de trois universités autonomes et pluridisciplinaires » maîtresses de leur seuil « , dirigées par un conseil et un président ou un recteur élus. Un demi-siècle s’est écoulé depuis ces débats et ces voeux. Malgré les changements introduits, ils restent pour une bonne part actuelle. Faut-il en sourire, s’en étonner – ou s’irriter des pesanteurs françaises ?