Politique familiale : trente ans de démantèlement

Dossier : La démographie déséquilibréeMagazine N°639 Novembre 2008
Par Jacques BICHOT

À la Libé­ra­tion, la France a construit une grande poli­tique fami­liale qui s’est tra­duite par une forte nata­li­té – le fameux baby-boom. Depuis le début des années soixante, la néces­si­té de finan­cer les dépenses de san­té a ame­né les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs à réduire pro­gres­si­ve­ment les aides à la famille, et à mul­ti­plier les dis­po­si­tions légis­la­tives et régle­men­taires. Moins de dépenses fami­liales, donc moins de nais­sances, pour plus de dépenses de san­té et donc de lon­gé­vi­té : la pyra­mide des âges change radi­ca­le­ment et c’est à son tour notre sys­tème de retraites qui est en déséquilibre.

La Libé­ra­tion a été mar­quée par une puis­sante volon­té de renou­veau dans tous les domaines et en par­ti­cu­lier par le sou­ci de renouer avec une forte crois­sance démo­gra­phique. Les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs de la IVe Répu­blique bâtirent, tous par­tis confon­dus, une très grande poli­tique familiale.

REPÈRES
La poli­tique fami­liale débute au Second Empire avec le sup­plé­ment fami­lial de 5 % par enfant attri­bué aux marins. Puis la IIIe Répu­blique voit fleu­rir des ini­tia­tives pri­vées avec en par­ti­cu­lier Léon Har­mel. Les sur­sa­laires fami­liaux se répandent peu à peu, mais ils ont cepen­dant l’inconvénient de faus­ser la concur­rence et de pla­cer les pères de famille en situa­tion défa­vo­rable sur le mar­ché du tra­vail. Pour réta­blir une saine concur­rence les « caisses de com­pen­sa­tion » sont inven­tées après la guerre de 14–18, elles seront les ancêtres des caisses d’allocations familiales.
En 1930 sont votées les lois de pro­tec­tion mala­die-vieillesse et en 1932 la branche fami­liale devient obli­ga­toire, avec ins­crip­tion sys­té­ma­tique aux caisses de com­pen­sa­tion, dont il est vrai que le mini­mum était très bas. Le code de la famille, ins­pi­ré par Alfred Sau­vy, est voté en 1938 et sera déve­lop­pé par le gou­ver­ne­ment de Vichy, mais avec peu de moyens.

De Gaulle écri­ra dans ses mémoires de guerre qu’une telle poli­tique est abso­lu­ment néces­saire car sinon : » La France ne serait plus qu’une grande lumière qui s’é­teint. » C’est de cette époque que datent les allo­ca­tions fami­liales, celles de salaire unique et le prin­cipe fis­cal du quo­tient fami­lial (lequel revient en somme à consi­dé­rer que les enfants sont eux aus­si des citoyens qui jouissent d’une part du reve­nu fami­lial et paient les impôts cor­res­pon­dant à cette part : » à reve­nu par part égale, impôt par part égale »).

Dans les années d’a­près-guerre la branche famille repré­sen­tait 40 à 50 % du bud­get de la Sécu­ri­té sociale pour seule­ment 10 à 12 % aujourd’­hui. Le tableau ci-des­sous cor­ro­bore cette obser­va­tion. Il est à rap­pro­cher des varia­tions de l’in­dice syn­thé­tique de fécon­di­té : 2,8 enfants par femme en 1960, moins de 2 après 1980.

ÉVOLUTION DES COTISATIONS FAMILLES DES EMPLOYEURS
(en pour­cen­tage sur le salaire brut)
Année 1945 1951 1958 1959 1970 1979 1989
Pour­cen­tage 12% 16,75% (12%) 14,25% 10,5% 9% 7
Obser­va­tions Réduc­tion refusée Dépla­fon­ne­ment

La famille passe après la santé

C’est Pierre Laroque, inven­teur de la Sécu­ri­té sociale en 1944 lors de son arri­vée de Londres, qui apporte la pre­mière inflexion. En 1961 il prend conscience de deux graves retards dans le rap­port qu’il écrit à cette époque sur la pau­pé­ri­sa­tion des per­sonnes âgées (celles qu’on appe­lait alors pudi­que­ment les » éco­no­mi­que­ment faibles « , les temps ont bien chan­gé !), en par­ti­cu­lier il sou­ligne l’é­tat déplo­rable des hôpi­taux. Il faut faire des éco­no­mies pour remé­dier à cette situa­tion… et c’est le pre­mier sacri­fice de la branche famille : on décide en 1962 que les allo­ca­tions fami­liales ne sui­vront plus les salaires (+ 5 % par an à l’é­poque), mais seule­ment l’aug­men­ta­tion du prix de la vie. Les résul­tats, logiques et dans ces condi­tions iné­luc­tables, s’ac­cu­mulent d’an­née en année : dans les années cin­quante les pres­ta­tions fami­liales d’une famille ouvrière de trois enfants repré­sen­taient 60 % du salaire d’un manœuvre, elles ne repré­sen­te­ront plus que 30 % à la fin des années soixante-dix et l’ef­fet déna­ta­liste cor­res­pon­dant est très fort.

Une poli­tique à courte vue
Les coti­sa­tions fami­liales, qui étaient de 9 % (et pla­fon­nées) pen­dant les années quatre-vingt, sont rem­pla­cées en 1989 par des coti­sa­tions dépla­fon­nées au taux de 7 %. Le manque à gagner, dans l’an­née, pour la Caisse natio­nale d’al­lo­ca­tions fami­liales (CNAF) est de 7,3 mil­liards de francs. Pour répa­rer ce manque le gou­ver­ne­ment ins­ti­tue en 1990 une taxe sur le tabac, mais celle-ci ne rap­porte que 3,7 mil­liards de francs, c’est insuf­fi­sant. Cette taxe sur le tabac est donc sup­pri­mée en 1991 et rem­pla­cée le 1er février par la Contri­bu­tion sociale géné­ra­li­sée (CSG) à 1,1 %, celle-ci rem­place 1,6 point de coti­sa­tion dépla­fon­née dont le taux est ain­si rame­né à 5,4 %… mais cette danse com­pli­quée s’a­vère inef­fi­cace : le manque à gagner annuel est encore de 3 mil­liards de francs !

Mais c’est le gou­ver­ne­ment de Jacques Cha­ban-Del­mas, avec Jacques Delors comme conseiller social, qui, au début des années soixante-dix, apporte le plus grand chan­ge­ment : la poli­tique fami­liale n’est plus consi­dé­rée comme une fin en soi (recons­ti­tuer les forces vives de la Nation), mais comme un simple élé­ment de la poli­tique sociale (venir en aide aux plus dému­nis). En consé­quence appa­raissent les fameuses » condi­tions de res­sources » dont les effets de seuil ont une déplo­rable bru­ta­li­té que les hommes poli­tiques met­tront presque dix ans à comprendre.

La men­ta­li­té poli­tique reste d’ailleurs très diri­giste, même à droite, comme en témoigne la per­sis­tance de l’al­lo­ca­tion de salaire unique dans sa forme ori­gi­nelle. Ajou­tons que la créa­ti­vi­té se donne libre cours avec toutes sortes de com­pli­ca­tions, réduc­tions, com­plé­ments fami­liaux, mul­ti­pli­ca­tion et chan­ge­ments inces­sants des pres­ta­tions pour la petite enfance, etc. Bien enten­du toutes ces com­pli­ca­tions empêchent d’a­voir une vue claire des effets pro­duits, d’au­tant plus que les ins­tru­ments de mesure res­tent embryon­naires et mal adap­tés, ce qui contri­bue­ra à mas­quer long­temps l’im­por­tance néfaste des effets de seuil.

L’en­ca­dré ci-des­sus sur le dépla­fon­ne­ment des coti­sa­tions fami­liales montre l’in­co­hé­rence de toute cette poli­tique à courte vue, sans idée direc­trice et héris­sée de mesures et de contre-mesures cor­rec­trices qui brouillent tous les effets.

Moins d’aides à la famille pour soutenir la vieillesse !

L’exemple du Fonds de soli­da­ri­té vieillesse (FSV) est carac­té­ris­tique de cette ten­dance. Il exis­tait depuis les années soixante une majo­ra­tion de 10 % des pen­sions de la Sécu­ri­té sociale pour les parents de familles nom­breuses et depuis la loi Bou­lin de 1971 cette majo­ra­tion était clas­sée » avan­tage contributif « .

30 000 dis­po­si­tions légis­la­tives et régle­men­taires pour la seule poli­tique familiale

La loi du 22 juillet 1993 crée le Fonds de soli­da­ri­té vieillesse, avec un finan­ce­ment fis­cal de 1,3 % par la Contri­bu­tion sociale géné­ra­li­sée et une taxe sur les alcools. Ces pres­ta­tions vieillesse sont décla­rées non contri­bu­tives. La loi de finan­ce­ment de la Sécu­ri­té sociale pour 2001 décide que la Caisse natio­nale des allo­ca­tions fami­liales ver­se­ra au Fonds de soli­da­ri­té vieillesse 15 % de la majo­ra­tion (mal­gré les pro­tes­ta­tions vigou­reuses de la droite qui défère au Conseil consti­tu­tion­nel, mais celui-ci ne cen­sure pas). Ce pour­cen­tage est por­té à 30 % en 2002.

Les élec­tions de 2002 sont rem­por­tées par la droite, laquelle, dans la loi de finances de la Sécu­ri­té sociale de 2003, porte le pour­cen­tage de 30 à 60 % mal­gré ses pro­tes­ta­tions de 2001. En consé­quence le solde des comptes de la Caisse natio­nale d’al­lo­ca­tions fami­liales, en mil­lions d’eu­ros, s’é­ta­blit comme suit :

2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
1 466 1 684 1 029 426 -357 -1 315 - 1 257 -866

Les exemples de ce type sont légion. La branche famille fut la vache à lait du plan Jup­pé en 1996. Mais l’on pour­rait aus­si bien par­ler de l’al­lo­ca­tion de ren­trée sco­laire, de l’é­vo­lu­tion des indem­ni­tés jour­na­lières pour mater­ni­té, du » recen­trage de l’al­lo­ca­tion pour jeunes enfants au pro­fit des familles les plus modestes « , des dur­cis­se­ments pro­gres­sifs des condi­tions de res­sources (en ne reva­lo­ri­sant pas les pla­fonds), des coti­sa­tions pour l’as­su­rance vieillesse des parents au foyer, de l’in­clu­sion dans la branche famille d’élé­ments aupa­ra­vant exclus.

Complexité et incohérence des dispositifs mis en œuvre

Tous ces élé­ments ont en com­mun une grande inco­hé­rence et une com­pli­ca­tion extrême : pas moins de 30 000 dis­po­si­tions légis­la­tives et régle­men­taires pour la seule poli­tique familiale !

Tou­jours du bri­co­lage, une absence totale de prin­cipe direc­teur, chaque loi contre­di­sant l’une des pré­cé­dentes, une accu­mu­la­tion de petites ladre­ries selon le prin­cipe du » voleur chi­nois « . Ajou­tons à cela la » que­relle des deux indices « , l’in­dice syn­thé­tique de fécon­di­té et celui de la des­cen­dance finale, que­relle qui a retar­dé d’une bonne dizaine d’an­nées la prise de conscience néces­saire face au vieillis­se­ment de la socié­té fran­çaise et au non-renou­vel­le­ment des géné­ra­tions, donc à la néces­si­té d’une poli­tique fami­liale sérieuse qui ne néglige plus les familles nom­breuses sans les­quelles aucun renou­vel­le­ment n’est possible.

Un der­nier élé­ment qui montre l’am­pleur de la crise : com­pa­rées aux salaires, et notam­ment au SMIC, les allo­ca­tions fami­liales ont en trente ans per­du les deux tiers de leur valeur. Et sur­tout n’ou­blions pas que la poli­tique fami­liale est une fin en soi, un inves­tis­se­ment pour l’a­ve­nir, elle n’est pas un sous-pro­duit de la poli­tique sociale. Le prin­ci­pal pro­blème est le manque de hau­teur de vue des hommes poli­tiques, les­quels sont acca­pa­rés par cin­quante pro­blèmes à la fois et ont trop sou­vent un hori­zon tem­po­rel limi­té à la pro­chaine élection.

Cet article est extrait d’un expo­sé pré­sen­té le 5 mars 2007 au Groupe X‑Dé­mo­gra­phie-éco­no­mie-popu­la­tion.

Quelques ques­tions

D’où vient donc notre amour de la complication ?
Sans doute d’un sou­ci impé­rieux de jus­tice (ou d’é­ga­li­té ?). On feint de croire que les règle­ments peuvent tout, tout en sachant très bien qu’il n’en est rien. Nous sommes les rois des » usines à gaz « , même si je soup­çonne cer­tains autres peuples d’être pas mal non plus.

Que pen­sez-vous du PACS ?
Y a‑t-il un chan­ge­ment de men­ta­li­té ? On peut en effet se poser la ques­tion de savoir où va l’Oc­ci­dent. Cela dit tous les son­dages prouvent que les Fran­çais res­tent très atta­chés à la famille.

À quelle défi­ni­tion de la famille ?
La famille est un peu comme un che­val : il est dif­fi­cile de don­ner une défi­ni­tion exacte de cet ani­mal, mais quand on en voit un, on sait que c’est un che­val, pas un boeuf ! Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un chan­ge­ment des idées avec les chan­ge­ments de géné­ra­tion et aus­si avec les modi­fi­ca­tions de la pyra­mide des âges. Rap­pe­lons qu’au­jourd’­hui 50 % des votants ont plus de cin­quante ans et 11 % seule­ment sont des femmes entre 24 et 39 ans.

En consé­quence êtes-vous par­ti­san de la » démo­cra­tie com­plète « , la repré­sen­ta­tion des enfants par leur mère (ou leur père) dans les élections ?
Oui et j’a­jou­te­rai que la ques­tion a été récem­ment débat­tue au congrès de la CDU à Berlin.

La pari­té hommes-femmes et la poli­tique fami­liale peuvent-elles faire bon ménage ?
Sans aucun doute, c’est affaire de bon sens et de déci­sions prises après large consul­ta­tion et en met­tant de côté les a prio­ri idéo­lo­giques, mais n’ou­blions pas qu’il y a encore des dis­cri­mi­na­tions envers les femmes.

QUELQUES LIVRES DE L’AUTEUR

Éco­no­mie de la pro­tec­tion sociale (Armand Colin, 1992).

La poli­tique fami­liale : jeu­nesse, inves­tis­se­ment, ave­nir (Cujas, 1992).

Quelles retraites en l’an 2000 ? (Armand Colin, 1993).

Plein emploi : les grands moyens (L’Hermès, 1995).

La mon­naie et les sys­tèmes finan­ciers (Ellipses, 1997).

Les poli­tiques sociales en France au XXe siècle (Armand Colin, 1997).

Retraites en péril (Presses de Sciences Po, 1999).

Les auto­routes du mal. Les déviances de la socié­té moderne (en collaboration
avec Denis Len­sel, Presses de la Renais­sance, 2001).
Quand les autruches pren­dront leur retraite (en col­la­bo­ra­tion avec Alain Made­lin, Seuil, 2003).

Sau­ver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003 (L’Harmattan, 2003).

La démo­cra­tie dés­équi­li­brée (en col­la­bo­ra­tion avec Chris­tian Mar­chal, Phi­lippe Bour­cier de Car­bon et Ber­nard Legris, L’Harmattan, 2003).

Atout famille (Presses de la Renais­sance, 2007).

Urgence retraites – petit trai­té de réani­ma­tion (Seuil, 2008).

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