Politique familiale : trente ans de démantèlement
À la Libération, la France a construit une grande politique familiale qui s’est traduite par une forte natalité – le fameux baby-boom. Depuis le début des années soixante, la nécessité de financer les dépenses de santé a amené les gouvernements successifs à réduire progressivement les aides à la famille, et à multiplier les dispositions législatives et réglementaires. Moins de dépenses familiales, donc moins de naissances, pour plus de dépenses de santé et donc de longévité : la pyramide des âges change radicalement et c’est à son tour notre système de retraites qui est en déséquilibre.
La Libération a été marquée par une puissante volonté de renouveau dans tous les domaines et en particulier par le souci de renouer avec une forte croissance démographique. Les gouvernements successifs de la IVe République bâtirent, tous partis confondus, une très grande politique familiale.
REPÈRES
La politique familiale débute au Second Empire avec le supplément familial de 5 % par enfant attribué aux marins. Puis la IIIe République voit fleurir des initiatives privées avec en particulier Léon Harmel. Les sursalaires familiaux se répandent peu à peu, mais ils ont cependant l’inconvénient de fausser la concurrence et de placer les pères de famille en situation défavorable sur le marché du travail. Pour rétablir une saine concurrence les « caisses de compensation » sont inventées après la guerre de 14–18, elles seront les ancêtres des caisses d’allocations familiales.
En 1930 sont votées les lois de protection maladie-vieillesse et en 1932 la branche familiale devient obligatoire, avec inscription systématique aux caisses de compensation, dont il est vrai que le minimum était très bas. Le code de la famille, inspiré par Alfred Sauvy, est voté en 1938 et sera développé par le gouvernement de Vichy, mais avec peu de moyens.
De Gaulle écrira dans ses mémoires de guerre qu’une telle politique est absolument nécessaire car sinon : » La France ne serait plus qu’une grande lumière qui s’éteint. » C’est de cette époque que datent les allocations familiales, celles de salaire unique et le principe fiscal du quotient familial (lequel revient en somme à considérer que les enfants sont eux aussi des citoyens qui jouissent d’une part du revenu familial et paient les impôts correspondant à cette part : » à revenu par part égale, impôt par part égale »).
Dans les années d’après-guerre la branche famille représentait 40 à 50 % du budget de la Sécurité sociale pour seulement 10 à 12 % aujourd’hui. Le tableau ci-dessous corrobore cette observation. Il est à rapprocher des variations de l’indice synthétique de fécondité : 2,8 enfants par femme en 1960, moins de 2 après 1980.
La famille passe après la santé
C’est Pierre Laroque, inventeur de la Sécurité sociale en 1944 lors de son arrivée de Londres, qui apporte la première inflexion. En 1961 il prend conscience de deux graves retards dans le rapport qu’il écrit à cette époque sur la paupérisation des personnes âgées (celles qu’on appelait alors pudiquement les » économiquement faibles « , les temps ont bien changé !), en particulier il souligne l’état déplorable des hôpitaux. Il faut faire des économies pour remédier à cette situation… et c’est le premier sacrifice de la branche famille : on décide en 1962 que les allocations familiales ne suivront plus les salaires (+ 5 % par an à l’époque), mais seulement l’augmentation du prix de la vie. Les résultats, logiques et dans ces conditions inéluctables, s’accumulent d’année en année : dans les années cinquante les prestations familiales d’une famille ouvrière de trois enfants représentaient 60 % du salaire d’un manœuvre, elles ne représenteront plus que 30 % à la fin des années soixante-dix et l’effet dénataliste correspondant est très fort.
Une politique à courte vue
Les cotisations familiales, qui étaient de 9 % (et plafonnées) pendant les années quatre-vingt, sont remplacées en 1989 par des cotisations déplafonnées au taux de 7 %. Le manque à gagner, dans l’année, pour la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) est de 7,3 milliards de francs. Pour réparer ce manque le gouvernement institue en 1990 une taxe sur le tabac, mais celle-ci ne rapporte que 3,7 milliards de francs, c’est insuffisant. Cette taxe sur le tabac est donc supprimée en 1991 et remplacée le 1er février par la Contribution sociale généralisée (CSG) à 1,1 %, celle-ci remplace 1,6 point de cotisation déplafonnée dont le taux est ainsi ramené à 5,4 %… mais cette danse compliquée s’avère inefficace : le manque à gagner annuel est encore de 3 milliards de francs !
Mais c’est le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, avec Jacques Delors comme conseiller social, qui, au début des années soixante-dix, apporte le plus grand changement : la politique familiale n’est plus considérée comme une fin en soi (reconstituer les forces vives de la Nation), mais comme un simple élément de la politique sociale (venir en aide aux plus démunis). En conséquence apparaissent les fameuses » conditions de ressources » dont les effets de seuil ont une déplorable brutalité que les hommes politiques mettront presque dix ans à comprendre.
La mentalité politique reste d’ailleurs très dirigiste, même à droite, comme en témoigne la persistance de l’allocation de salaire unique dans sa forme originelle. Ajoutons que la créativité se donne libre cours avec toutes sortes de complications, réductions, compléments familiaux, multiplication et changements incessants des prestations pour la petite enfance, etc. Bien entendu toutes ces complications empêchent d’avoir une vue claire des effets produits, d’autant plus que les instruments de mesure restent embryonnaires et mal adaptés, ce qui contribuera à masquer longtemps l’importance néfaste des effets de seuil.
L’encadré ci-dessus sur le déplafonnement des cotisations familiales montre l’incohérence de toute cette politique à courte vue, sans idée directrice et hérissée de mesures et de contre-mesures correctrices qui brouillent tous les effets.
Moins d’aides à la famille pour soutenir la vieillesse !
L’exemple du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) est caractéristique de cette tendance. Il existait depuis les années soixante une majoration de 10 % des pensions de la Sécurité sociale pour les parents de familles nombreuses et depuis la loi Boulin de 1971 cette majoration était classée » avantage contributif « .
30 000 dispositions législatives et réglementaires pour la seule politique familiale
La loi du 22 juillet 1993 crée le Fonds de solidarité vieillesse, avec un financement fiscal de 1,3 % par la Contribution sociale généralisée et une taxe sur les alcools. Ces prestations vieillesse sont déclarées non contributives. La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2001 décide que la Caisse nationale des allocations familiales versera au Fonds de solidarité vieillesse 15 % de la majoration (malgré les protestations vigoureuses de la droite qui défère au Conseil constitutionnel, mais celui-ci ne censure pas). Ce pourcentage est porté à 30 % en 2002.
Les élections de 2002 sont remportées par la droite, laquelle, dans la loi de finances de la Sécurité sociale de 2003, porte le pourcentage de 30 à 60 % malgré ses protestations de 2001. En conséquence le solde des comptes de la Caisse nationale d’allocations familiales, en millions d’euros, s’établit comme suit :
Les exemples de ce type sont légion. La branche famille fut la vache à lait du plan Juppé en 1996. Mais l’on pourrait aussi bien parler de l’allocation de rentrée scolaire, de l’évolution des indemnités journalières pour maternité, du » recentrage de l’allocation pour jeunes enfants au profit des familles les plus modestes « , des durcissements progressifs des conditions de ressources (en ne revalorisant pas les plafonds), des cotisations pour l’assurance vieillesse des parents au foyer, de l’inclusion dans la branche famille d’éléments auparavant exclus.
Complexité et incohérence des dispositifs mis en œuvre
Tous ces éléments ont en commun une grande incohérence et une complication extrême : pas moins de 30 000 dispositions législatives et réglementaires pour la seule politique familiale !
Toujours du bricolage, une absence totale de principe directeur, chaque loi contredisant l’une des précédentes, une accumulation de petites ladreries selon le principe du » voleur chinois « . Ajoutons à cela la » querelle des deux indices « , l’indice synthétique de fécondité et celui de la descendance finale, querelle qui a retardé d’une bonne dizaine d’années la prise de conscience nécessaire face au vieillissement de la société française et au non-renouvellement des générations, donc à la nécessité d’une politique familiale sérieuse qui ne néglige plus les familles nombreuses sans lesquelles aucun renouvellement n’est possible.
Un dernier élément qui montre l’ampleur de la crise : comparées aux salaires, et notamment au SMIC, les allocations familiales ont en trente ans perdu les deux tiers de leur valeur. Et surtout n’oublions pas que la politique familiale est une fin en soi, un investissement pour l’avenir, elle n’est pas un sous-produit de la politique sociale. Le principal problème est le manque de hauteur de vue des hommes politiques, lesquels sont accaparés par cinquante problèmes à la fois et ont trop souvent un horizon temporel limité à la prochaine élection.
Cet article est extrait d’un exposé présenté le 5 mars 2007 au Groupe X‑Démographie-économie-population.
Quelques questions
D’où vient donc notre amour de la complication ?
Sans doute d’un souci impérieux de justice (ou d’égalité ?). On feint de croire que les règlements peuvent tout, tout en sachant très bien qu’il n’en est rien. Nous sommes les rois des » usines à gaz « , même si je soupçonne certains autres peuples d’être pas mal non plus.
Que pensez-vous du PACS ?
Y a‑t-il un changement de mentalité ? On peut en effet se poser la question de savoir où va l’Occident. Cela dit tous les sondages prouvent que les Français restent très attachés à la famille.
À quelle définition de la famille ?
La famille est un peu comme un cheval : il est difficile de donner une définition exacte de cet animal, mais quand on en voit un, on sait que c’est un cheval, pas un boeuf ! Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un changement des idées avec les changements de génération et aussi avec les modifications de la pyramide des âges. Rappelons qu’aujourd’hui 50 % des votants ont plus de cinquante ans et 11 % seulement sont des femmes entre 24 et 39 ans.
En conséquence êtes-vous partisan de la » démocratie complète « , la représentation des enfants par leur mère (ou leur père) dans les élections ?
Oui et j’ajouterai que la question a été récemment débattue au congrès de la CDU à Berlin.
La parité hommes-femmes et la politique familiale peuvent-elles faire bon ménage ?
Sans aucun doute, c’est affaire de bon sens et de décisions prises après large consultation et en mettant de côté les a priori idéologiques, mais n’oublions pas qu’il y a encore des discriminations envers les femmes.