Polytechnicien, économiste, comment j’ai fini historien de la photographie
Après une carrière d’économiste puis de chasseur de têtes, Marc Lenot (67) s’est lancé dans une carrière d’historien de l’art et est devenu docteur en histoire de la photographie expérimentale. Ici s’ouvre la troisième partie du dossier, celle des X ayant l’histoire pour passion.
En prépa à Ginette, j’étais un taupin provincial, timide et un peu perdu dans ce nouveau milieu. Les dimanches après-midi, seul moment de liberté dans ma vie de pensionnaire, menaçaient d’être fort ennuyeux, une fois le parc et le château visités, jusqu’au jour où, par hasard, j’entrai dans une exposition de peinture, ce à quoi mon modeste milieu familial ne m’avait guère préparé. Je ne sais plus laquelle fut la première, de Vermeer ou des impressionnistes de la collection Walter-Guillaume, mais ce fut un éblouissement, un monde nouveau et fascinant qui s’ouvrait devant moi. Fasciné, je le fus pendant toute ma vie professionnelle ; fasciné et frustré : frustré de n’avoir pas le temps de voir plus d’expositions, de lire davantage et, au fur et à mesure que je m’ouvrais aussi à l’art contemporain, de ne pas rencontrer davantage d’artistes. Je vécus dans des villes riches en musées, Boston, Washington, Londres, et dans d’autres où il fallait tout découvrir, ateliers discrets et musées méconnus, comme à Alger. Et, tout ce temps, je me disais que ces sujets que je ne faisais qu’effleurer pendant ces moments volés au travail ou à la famille, un jour je leur consacrerais plus de temps.
Débuter à la soixantaine venue
Quand, à 57 ans, n’ayant plus de charges de famille, n’étant plus autant passionné par mes missions et ayant un tout petit peu d’aisance financière, je choisis de moins travailler et de donner enfin libre cours à mon intérêt pour l’art, ma première étape fut celle d’un amateur : écrire un blog, d’abord anonyme, sur les expositions que je voyais, alors entre Londres et Paris. Ce blog, où j’exprimais des points de vue personnels, subjectifs, mais argumentés, eut l’heur de plaire au Monde qui en fit la promotion, ce qui me donna rapidement une certaine visibilité. Mais j’étais toujours en quête de savoir (et, plus ou moins consciemment, de légitimité).
Aussi retournai-je sur les bancs de l’école. Après une année catastrophique à l’École du Louvre, où, à près de 60 ans, j’eus le plus grand mal à m’adapter à une pédagogie conçue pour des jeunes filles de 19 ans, j’entrais à l’EHESS pour un mastère « Art, Langage et Littérature », un programme très ouvert et pluridisciplinaire, dont je fus le premier diplômé polytechnicien. Outre les séminaires, j’y découvris avec bonheur la recherche, rédigeant un mémoire sur le photographe Miroslav Tichý (et participant marginalement à son exposition au Centre Pompidou) et je me spécialisai alors en photographie, un peu par hasard et un peu par choix (le champ critique y étant moins figé qu’en arts plastiques), tout en continuant à écrire de manière bien plus large sur mon blog.
Le doctorat
Tout naturellement, l’étape suivante fut un doctorat à Paris‑I, où Michel Poivert, le principal historien de la photographie en France, que j’avais approché pour diriger ma thèse, m’orienta vers un sujet lourd et vierge, la définition et l’histoire de la photographie expérimentale, champ alors quasi absent des recherches sur la photographie. Recherches, rencontres d’artistes à travers l’Europe, soutenance de thèse, publication d’un livre, articles, conférences : le travail standard du chercheur. Sauf erreur, je suis, avec le fameux André Turcat (40), le seul polytechnicien docteur en histoire de l’art. Les concepts du philosophe Vilém Flusser me furent très utiles et, sans être philosophe, j’ai aussi beaucoup travaillé sur lui, avec en particulier une récente édition sur Flusser et la France. Si Tichý, les photographes expérimentaux et Flusser constituent l’essentiel de mes recherches, j’explore aussi d’autres domaines, comme l’art brut ou la peinture d’Edvard Munch.
Une volonté d’aller plus loin
Comment me suis-je ainsi réinventé ? Clairement, un désir d’art, longtemps brimé et qui a enfin pu s’épanouir. Et le désir de n’être pas seulement un consommateur d’art éclairé, mais d’aller plus loin, de chercher et de partager, non point comme artiste mais comme critique et historien : de même que, professionnellement, j’ai été meilleur (et bien plus à l’aise) comme consultant que comme manager, je crois être un bon critique mais je ne suis nullement artiste créatif. C’est aussi l’héritage d’une curiosité insatiable, d’un refus constant de m’enfermer dans un seul champ (à la fin de maths sup, pour le plaisir, j’avais passé mon bac philo, malgré la réprobation des Jésuites qui jugeaient que je perdais mon temps). Fondamental est le désir d’écrire, de trouver le ton juste (bien différent selon qu’il s’agit d’un texte académique ou d’un billet de blog) ; actuellement, je tente d’écrire un roman, autour d’un peintre, mais je ne suis pas sûr d’y parvenir. Moi qui n’avais précédemment guère écrit que des textes techniques, sur l’avenir de la sidérurgie européenne ou le crédit agricole au Maroc, je prends un plaisir immense à tenter de formuler des idées, de structurer un texte, de faire passer une émotion ou une idée.
Une spécificité polytechnicienne ?
Y a‑t-il dans mon travail une spécificité polytechnicienne ? Je ne sais. Dès l’abord, j’ai refusé de travailler sur l’économie de l’art, sujet trop proche de mes intérêts antérieurs, j’ai préféré tourner la page. Il m’arrive d’utiliser des notions très simples de statistiques, par exemple pour analyser la réception critique d’une œuvre ; même si mes collègues « littéraires » s’en émerveillent, ça n’est pas sophistiqué du tout. C’est plutôt en matière de rigueur, d’organisation, de structuration de la pensée et donc des textes, oraux ou écrits, que je me démarque parfois : rien de spécifiquement polytechnicien, plutôt le fruit d’une éducation générale scientifique et mathématique.
Qu’est-ce qui me manque ? Sans doute une certaine souplesse intellectuelle : je suis souvent plus attaché à l’obtention d’un résultat qu’au processus lui-même, et j’ai mis assez longtemps à accepter qu’un échec (celui de l’artiste ou le mien, comme historien) peut être aussi instructif que l’obtention d’un résultat. Par rapport à bien de mes collègues, je suis moins à l’aise dans l’ambigu, je cherche davantage LA réponse, LA définition. Lors de mon jury de thèse, une des questions récurrentes fut : « Mais pourquoi voulez-vous à tout prix donner UNE définition de la photographie expérimentale ? Pourquoi ne vous satisfaites-vous pas de la richesse et l’exhaustivité de votre recherche sur ce domaine sans avoir besoin de l’encadrer dans des catégories formelles ? » ; je découvris ensuite que le seul des cinq membres du jury qui allait dans mon sens sur ce sujet était un historien de la photographie qui avait d’abord été physicien…
En conclusion, mon intérêt pour l’histoire de l’art, fruit d’une passion ancienne mais réprimée, m’a permis de me réinventer, de mener des recherches historiques et intellectuelles stimulantes, de rencontrer des gens fort différents de mes univers précédents, d’inspirer des artistes, de me mesurer à de nouveaux défis (tout en restant un dilettante : je ne prétends pas faire carrière) et de découvrir que j’aimais écrire (et parler en public). Une deuxième vie, une forme de nouvelle jeunesse.