Polytechniciens en Algérie

Polytechniciens en Algérie au XIXe siècle

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°762 Février 2021
Par Pierre COUVEINHES (70)

La Sabix a publié en décembre 2019 un bul­le­tin consa­cré à une période assez mal connue de l’histoire de l’Algérie : celle qui va de sa conquête par la France à par­tir de 1830 jusqu’aux débuts de la Pre­mière Guerre mon­diale. Le nombre d’X qui y ont œuvré est loin d’être négli­geable et s’élève à au moins plu­sieurs cen­taines. On en croi­se­ra 112 au fil de ce numé­ro, allant de la pro­mo­tion 1799 (Fran­çois Ber­gé) à la pro­mo­tion 1899 (Eugène Freyssinet).

Les coor­don­na­teurs ont tout d’abord cher­ché à cer­ner la popu­la­tion des X nés ou ayant œuvré en Algé­rie lors de la période consi­dé­rée. Pour cela, ils se sont fon­dés sur la base de don­nées « Famille poly­tech­ni­cienne », gérée par la biblio­thèque cen­trale de l’École, qui regroupe les noms de tous les élèves deve­nus poly­tech­ni­ciens. Cela a per­mis de mettre en évi­dence 257 poly­tech­ni­ciens diplô­més avant 1914 nés en Algé­rie ou y ayant ser­vi avant la Pre­mière Guerre mondiale.

Mais cette liste est incom­plète, et maintes per­son­na­li­tés évo­quées dans le bul­le­tin n’y figurent pas, car la base uti­li­sée pré­sente de nom­breux biais : les noms des poly­tech­ni­ciens ne sont pas tou­jours accom­pa­gnés d’une notice, celle-ci ne com­prend pas tou­jours un des­crip­tif de car­rière, ou est insuf­fi­sam­ment ren­sei­gnée. Pour ne citer qu’un seul de ces poly­tech­ni­ciens « oubliés », je retien­drai Adolphe Hed­wige Dela­mare (X 1812, 1793–1861), dont la feuille de route dans l’armée colo­niale ne porte qu’une men­tion : « des­sin » ! Pour­tant, celui-ci est demeu­ré en cumu­lé une dou­zaine d’années dans le pays comme offi­cier, des­si­na­teur et archéo­logue, membre de la Com­mis­sion d’exploration scien­ti­fique de l’Algérie, où il a notam­ment réa­li­sé la fameuse « Vue péri­sco­pique de Bou­gie prise du fort Abd-el-Kader en 1835 », publiée dans L’Illustration » (voir figure 1). 

Un pays en évolution

L’échelonnement dans le temps des exemples choi­sis per­met de mesu­rer l’évolution du pays sur la période. Celui-ci paraît presqu’inconnu lors de l’expédition de juin 1830. Le comte de Bour­mont, ministre de la Guerre de Charles X, peut alors s’étonner que « une expé­di­tion aus­si impor­tante […] ait été entre­prise avec les ren­sei­gne­ments les plus incer­tains et les plus incom­plets ». La situa­tion semble n’avoir guère chan­gé une quin­zaine d’années plus tard, et Hen­ri Four­nel peut écrire : « Il est très vrai que j’ai publié deux ouvrages sur l’Algérie après un séjour de quatre années (1843−1846) dans cet intri­gant pays sur lequel on savait si peu de choses. » Mais vers 1870, le pays appa­raît bien connu et admi­nis­tré, ain­si qu’en témoigne la « Carte admi­nis­tra­tive de la Kaby­lie » figu­rant dans l’article d’Othman Sal­hi. Il est éga­le­ment doté d’infrastructures fer­rées et por­tuaires modernes – on peut voir là l’influence des ingé­nieurs saint-simo­niens, très actifs en Algé­rie à l’époque, comme le sou­ligne Éve­lyne Bar­bin dans son article –, mais n’en reste pas moins sau­vage dans cer­taines zones : en 1892 encore, Albert Ribau­cour signale dans une lettre, qu’on avait tué une pan­thère en Haute Kabylie…

“Sous un calme apparent, l’intérieur du pays reste peu sûr.”

D’abord, des X militaires

Mais quelle a été la contri­bu­tion des poly­tech­ni­ciens à ces évo­lu­tions ? Elle a été bien sûr prin­ci­pa­le­ment mili­taire au cours des pre­mières années. Trois exemples en sont don­nés : nous croi­sons tout d’abord la grande figure de Sta­nis­las Marey-Monge (X1814), petit-fils de Gas­pard Monge, le cofon­da­teur de l’École poly­tech­nique. Capi­taine d’artillerie, il par­ti­cipe à l’expédition d’Alger et prend part ensuite à la prise de la sma­la d’Abdelkader, dont il devient l’ami et tra­duit les poé­sies (voir un échange de lettres en illus­tra­tions 2 et 2bis). Créa­teur et com­man­dant des spa­his, il devient le pre­mier Fran­çais à ser­vir sous « le crois­sant » et il reçoit en 1834 le titre d’« agha des Arabes ». Une qua­ran­taine d’année plus tard, en mai 1879, la situa­tion semble bien paci­fiée quand le capi­taine d’artillerie Marius Ernest Laquière (X 1858) pro­fesse un cours théo­rique à l’École régio­nale de tir de Bli­da. Mais ce calme n’est qu’apparent, et l’intérieur du pays reste peu sûr, comme en témoigne la « ran­don­née dans le vrai bled », plu­tôt mou­ve­men­tée, rela­tée en mai 1908 par Georges Fave­reau (X 1886) dans une lettre adres­sée à son cama­rade de pro­mo­tion Arthur Dumas. Il faut sou­li­gner le grand res­pect mani­fes­té par Fave­reau pour « la téna­ci­té de l’ennemi et sa façon très judi­cieuse de com­battre et d’utiliser le terrain ».

Le général Hanoteau, passionné de culture berbère

Ce res­pect pour le pays et sa culture peut aller jusqu’à une véri­table pas­sion, comme c’est le cas pour le géné­ral Adolphe Hano­teau (X1832), à qui est consa­cré l’article d’Othman Sal­hi (70). Auteur des pre­mières gram­maires des langues ber­bères, c’est aus­si un des pion­niers de la socio­lo­gie et de l’ethnographie avec son monu­men­tal ouvrage La Kaby­lie et les cou­tumes kabyles coécrit avec Aris­tide Letour­neux. Ce livre eut éga­le­ment une grande influence dans le domaine juri­dique, ain­si qu’en témoignent ses abon­dantes men­tions dans les revues algé­rienne, tuni­sienne et maro­caine de juris­pru­dence. En par­ti­cu­lier il devint rapi­de­ment la réfé­rence dans les tri­bu­naux, et les juges de paix de l’administration fran­çaise de la Kaby­lie se sont fré­quem­ment appuyés sur la trans­crip­tion du droit cou­tu­mier qu’il contient.

Place aux X scientifiques et ingénieurs

Mais peu à peu, l’occupation mili­taire laisse la place à une admi­nis­tra­tion civile, en même temps que le poids des colons s’accroît. Un exemple est l’institutionnalisation de l’astronomie en Algé­rie, ana­ly­sée par Fré­dé­ric Sou­lu, où l’on voit des obser­va­toires « en dur » suc­cé­der aux éta­blis­se­ments pro­vi­soires créés par les mili­taires, avant qu’ils ne s’intègrent dans une ins­ti­tu­tion : l’Observatoire d’Alger.

Bien enten­du, l’adaptation au contexte local ne va pas de soi, et les poly­tech­ni­ciens doivent mobi­li­ser leurs connais­sances scien­ti­fiques pour ima­gi­ner des solu­tions créa­tives aux pro­blèmes ren­con­trés. Cela se tra­duit par­fois par de véri­tables avan­cées scien­ti­fiques, comme pour Auguste Bra­vais qui déve­loppe une méthode sta­tis­tique nou­velle pour « décrire avec le plus de pré­ci­sion pos­sible les côtes algé­riennes sans jamais ou presque y abor­der vrai­ment », comme le for­mule Ber­nard Bru au début de son article. 

En retour, les connais­sances accu­mu­lées en Algé­rie peuvent être uti­li­sées pour expli­quer des phé­no­mènes obser­vés en Europe : c’est ce qui per­met à Harold Tar­ry d’avancer l’hypothèse que les pluies de sables dans le sud de l’Italie résultent d’un mou­ve­ment d’oscillation des cyclones entre l’Europe et l’Afrique. Tout à la fois météo­ro­logue, astro­nome, archéo­logue et mathé­ma­ti­cien, ce véri­table poly­graphe, évo­qué par Éve­lyne Bar­bin, fait preuve d’une poly­va­lence et d’un enthou­siasme impressionnants ! 

Sans atteindre une telle ver­sa­ti­li­té, beau­coup de poly­tech­ni­ciens en poste en Algé­rie arrivent à pour­suivre une acti­vi­té scien­ti­fique de bon niveau paral­lè­le­ment à leur tra­vail d’ingénieur : par exemple, le nombre de publi­ca­tions d’articles de mathé­ma­tiques est tout à fait remar­quable. Certes, tout cela était avant la pro­fes­sion­na­li­sa­tion des acti­vi­tés de recherche, et un ingé­nieur des Ponts et chaus­sées tel qu’Albert Ribau­cour pou­vait faire des contri­bu­tions déci­sives en matière de géo­mé­trie dif­fé­ren­tielle, tout en pilo­tant la construc­tion d’ouvrages d’art impor­tants : construc­tion de la voie fer­rée Béjaia – Béni Man­sour, « quai Ribau­cour » au port de Béjaia, etc. 

Bien sûr, une affec­ta­tion en Algé­rie pré­sen­tait cer­tains incon­vé­nients, notam­ment l’éloignement des réseaux scien­ti­fiques et poli­tiques de la métro­pole, ain­si que cela appa­raît dans le cas de Charles-Ange Lai­sant (X1859), étu­dié par Jérôme Auvi­net. Cela n’en res­tait pas moins un choix très pri­sé, en per­met­tant pro­ba­ble­ment un accès rapide aux res­pon­sa­bi­li­tés et une cer­taine indé­pen­dance, auto­ri­sant l’expérimentation de solu­tions inno­vantes. Bien qu’étant res­té moins d’un an en poste en Algé­rie, Lai­sant fait ensuite tous ses efforts pour implan­ter dans sa région l’organisation des ser­vices météo­ro­lo­giques algé­riens dont il avait pu appré­cier l’efficacité. En outre, une affec­ta­tion même brève en Algé­rie per­met­tait semble-t-il d’entrer dans un réseau de per­son­na­li­tés de valeur.

Chérif Cadi, premier polytechnicien algérien

Le der­nier « cas d’étude » de ce bul­le­tin, pré­sen­té par Dja­mil Aïs­sa­ni et Moha­med Réda Bék­li, revêt un carac­tère tout par­ti­cu­lier : il est consa­cré au pre­mier poly­tech­ni­cien algé­rien, (X1887). Issu d’un milieu modeste, celui-ci est deve­nu, sui­vant ses propres termes « poly­tech­ni­cien, ingé­nieur et astro­nome, enfin offi­cier supé­rieur de l’artillerie fran­çaise. » Un bel exemple d’ascenseur social et de pro­mo­tion répu­bli­caine, qui est mal­heu­reu­se­ment res­té excep­tion­nel au cours de la période exa­mi­née. On se plaît à ima­gi­ner ce qu’aurait pu être le des­tin de la France et de l’Algérie si de tels exemples s’étaient mul­ti­pliés, dans la ligne de l’ouverture cultu­relle mani­fes­tée par des per­son­na­li­tés telle que Marey-Monge ou le géné­ral Hano­teau… mais cette ques­tion échappe au champ de cet article.


Le mérite de ce bul­le­tin revient à Dja­mil Aïs­sa­ni, Pau­line Rome­ra-Lebret et Nor­bert Ver­dier, tous trois à la fois scien­ti­fiques et his­to­riens des sciences, auteurs de nom­breuses études et orga­ni­sa­teurs de plu­sieurs col­loques sur l’Algérie. Le pro­jet remonte à une quin­zaine d’années, à l’occasion d’une ren­contre entre Dja­mil Aïs­sa­ni et Nor­bert Ver­dier à l’Institut Hen­ri Poin­ca­ré, à Paris, lors d’un col­loque sur Eugène Dewulf (X 1851, 1831–1896), mathé­ma­ti­cien et ingé­nieur ayant beau­coup exer­cé en Algé­rie. Consi­dé­rant le faible nombre d’études consa­crées à la science au Magh­reb au XIXe siècle, les deux his­to­riens for­mèrent le pro­jet d’un ouvrage consa­cré aux poly­tech­ni­ciens en Algé­rie, en vue de le pro­po­ser au Bul­le­tin de la Sabix. Entre 2003 et 2019, ce sont des mil­liers d’archives qui ont été consul­tées en France et en Algé­rie, ce sont des dizaines de sources pri­maires et secon­daires, en fran­çais ou en arabe, qui ont été lues et ques­tion­nées pour contri­buer à la réa­li­sa­tion de ce bulletin.



Pour aller plus loin 

Ce bul­le­tin (n° 64) peut être ache­té sur le site de la Sabix : http://www.sabix.org/tarifs.html
La base de don­nées « Famille poly­tech­ni­cienne » est acces­sible libre­ment en ligne à l’adresse http://bibli.polytechnique.fr/F/?func=file&file_name=find‑b&local_base=BCXC2


Commentaire

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Jean de Bodman(69)répondre
23 février 2021 à 21 h 58 min

On espère que ces infor­ma­tions sont por­tées à la connais­sance des X algé­riens , et des Algé­riens tout court. Je n’i­ma­gi­nais pas l’exis­tence et le par­cours de Ché­rif Cadi, qui pour­rait être mis en avant par B Stora…?

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