Polytechniciens et radicalité face à l’urgence écologique
Les portraits de ces quatre camarades révèlent qu’ils se sont, chacun à leur façon, engagés de manière radicale pour répondre au défi de l’urgence écologique. Nous voulons dans cet article dégager ce qui, par-delà la diversité de leurs choix, les rapproche dans leurs parcours, leurs réflexions et leurs engagements respectifs.
Synthèse de quatre portraits croisés : Julien (X00), maître de conférences en informatique à l’université Aix-Marseille, membre du collectif Scientifiques en rébellion ; Elie (X15), qui a quitté le monde de la recherche pour travailler dans la conservation du patrimoine ; Antonin (X17), en quête de résilience alimentaire, explorateur de voies paysannes ; et Aurélie (X13), cofondatrice de l’agence de redirection écologique 21–22. Des articles complets sont consacrés aux portraits d’Aurélie et d’Antonin dans ce dossier.
Une prise de conscience de la gravité des enjeux
La première étape qui transparaît correspond à la constatation que le fonctionnement actuel de nos institutions et entreprises ne permet pas de répondre à l’urgence écologique.
Julien évoque une révélation survenue en 2017, qu’il décrit comme un satori, un terme emprunté au zen qui exprime une prise de conscience soudaine et radicale, dans son cas des bouleversements écologiques en cours. Ce satori a profondément bouleversé son parcours, au moment même où sa carrière de modélisateur en neurosciences était en plein essor, avec l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches. Pourquoi, s’est-il alors demandé, poursuivre dans le monde de la recherche, alors que nous sommes en pleine crise écologique et que son travail pourrait, à son insu, contribuer à l’aggravation du problème et non à sa résolution ?
Pour sa part, Aurélie met en avant l’insuffisance des approches actuelles de compensation ou de capture de carbone, notamment les initiatives de plantation d’arbres auxquelles elle a contribué professionnellement, qu’elle considère comme de simples palliatifs face aux enjeux globaux. Selon elle, bien que ces projets apportent des bénéfices locaux indéniables, ils restent trop souvent au service de la croissance des entreprises sans remettre en question la compatibilité de leurs modèles économiques avec les limites planétaires. Elle raconte le moment vertigineux où elle a réalisé que son travail, malgré ses intentions positives, risquait de contribuer à l’inverse de ce qu’elle souhaitait voir advenir.
“Son travail risquait de contribuer à l’inverse de ce qu’elle souhaitait.”
Elie, jeune camarade issu d’une famille engagée dans les luttes sociales, a intégré l’urgence écologique à un combat plus global contre les inégalités, à travers un parcours militant entamé pendant ses études et poursuivi durant son doctorat en neurosciences. Pour lui, les réformes institutionnelles sont insuffisantes, incapables de provoquer le changement profond dont la société a besoin, car tout système présente une incapacité intrinsèque à modifier ses propres fondements. Il est convaincu que, pour transformer un système dysfonctionnel (au sens ici de non durable écologiquement), il faut s’en affranchir, se libérer des contraintes internes, pour proposer des alternatives plus audacieuses et radicales.
Antonin, quant à lui, a vu son inquiétude grandir lorsqu’il a commencé à se questionner sur la manière dont notre société pourrait continuer à subvenir à ses besoins fondamentaux face aux crises à venir. Il s’inquiète particulièrement de la résilience de notre système alimentaire et de sa capacité à répondre aux défis futurs, notamment en termes d’accès à l’eau et à la nourriture. Cette préoccupation l’a conduit à explorer les milieux ruraux, à la recherche de solutions durables et résilientes.
Ces quatre trajectoires témoignent d’une volonté commune de repenser en profondeur notre rapport à l’écologie et au monde, dans un contexte où l’ampleur et l’imminence des bouleversements écologiques appellent de plus en plus à une remise en cause radicale de nos modèles de société. Leur engagement, né de prises de conscience personnelles, se veut à la hauteur des bouleversements qui s’annoncent.
Une démarche radicale conduisant à des changements de vie
Après cette prise de conscience écologique profonde, ces quatre camarades ont, à leur façon, effectué des changements radicaux dans leurs vies, afin de redonner du sens à leur existence dans un monde traversé par des crises écologiques multiples.
Aurélie a fondé une agence de redirection écologique (21−22), déterminée à remettre en question les fondements mêmes des modèles économiques des entreprises. Là où le développement durable ou la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) s’attachent à modifier les moyens, Aurélie insiste sur la nécessité de repenser la finalité même des organisations. Elle accompagne ainsi de grandes entreprises dans un processus de transformation de leur raison d’être. Sa passion pour la facilitation des processus de groupe l’a conduite à animer des ateliers de sensibilisation aux enjeux écologiques, ainsi que des ateliers d’écologie sensible, visant à reconnecter les individus à eux-mêmes, aux autres et au vivant, et à susciter en eux un profond désir de prendre soin de la vie.
Julien a choisi de poursuivre sa carrière d’enseignant-chercheur, tout en s’engageant dans de nombreuses initiatives pour faire bouger le milieu universitaire sur les questions écologiques. Il a d’abord pris des responsabilités institutionnelles, puis s’est impliqué dans des collectifs de chercheurs tels qu’EcoInfo, qui promeut la sobriété numérique, et l’Atécopol (atelier d’écologie politique) d’Aix-Marseille, un atelier d’écologie politique, avant de s’engager dans des actions plus militantes avec le collectif Scientifiques en rébellion.
“Allier des démarches plutôt réformistes à d’autres plus radicales.”
Il a pris part à une action de désobéissance civile non violente dans le Jardin des Plantes à Paris, où une centaine de scientifiques ont organisé un défilé funèbre en marge du Salon de l’agriculture, et il a fait du tractage devant une agence bancaire lors d’une opération dénonçant le financement des industries fossiles par les banques. C’est dans la diversité de ces actions que Julien trouve un sens à son engagement : allier des démarches plutôt réformistes à d’autres plus radicales.
Également membre de Scientifiques en rébellion, Elie, après avoir renoncé à la recherche universitaire, a choisi de travailler dans un musée d’histoire ouvrière et sociale, dans le but de repenser radicalement notre modèle de société actuel. Son engagement se situe désormais au croisement de ses racines militantes et de son parcours universitaire. Il estime qu’il est crucial de proposer des alternatives au système en place, en se tenant à l’écart des rouages institutionnels, mais aussi en conservant un lien avec eux à travers le réseau d’anciens camarades et amis qu’il a pu former pendant ses études. Il s’efforce ainsi de créer des nouvelles manières de penser et d’agir en dehors des circuits traditionnels, convaincu que c’est en dehors du système que les véritables alternatives peuvent émerger, définissant les contours de la société de demain, avant que celui-ci ne les intègre dans un second temps.
Antonin, de son côté, explore depuis deux ans et demi les moyens de renforcer la résilience de notre société face aux crises environnementales. Passionné par l’agroforesterie, il s’est tourné vers le travail avec les arbres et a élargi sa conscience des liens entre crises environnementales et inégalités sociales. Aujourd’hui, il souhaite soutenir les luttes visant à réduire ces inégalités et renforcer la justice sociale.
La volonté de maintenir et de créer du lien, en tissant des réseaux de proximité et en partageant questionnements et cheminements
Julien voit, dans ses actions militantes et les collectifs auxquels il appartient, une forme de préparation pour un futur marqué par des crises. Ces réseaux de solidarité et de confiance, qu’il contribue à tisser, pourraient un jour devenir essentiels pour vivre ensemble dans un monde incertain et en crise. Il souligne également l’importance des moments de partage et de débriefing après les actions, qui permettent des échanges intenses et personnels, par ailleurs peu habituels dans le monde universitaire. Ces discussions renforcent les liens entre les membres du collectif et contribuent à proposer un modèle de vivre ensemble radicalement différent du cadre strictement professionnel actuellement en vigueur dans la plupart des organisations.
Aurélie, quant à elle, croit profondément en la nécessité de créer des espaces où les émotions, le vivant et le corps sont pris en compte au sein des organisations. Pour elle, c’est en expérimentant ces expériences collectivement que les individus pourront vivre les changements profonds nécessaires pour répondre aux défis écologiques. Ainsi, la radicalité d’Aurélie nous invite à revenir au cœur et au sensible plutôt qu’à la raison pure.
Enfin, Antonin bénéficie du soutien indéfectible de sa famille, ce qui l’aide à explorer de nouvelles voies avec davantage de sérénité. Pour lui, les retours de ses proches, même critiques, sont précieux afin de l’aider à affiner ses choix de vie et à persévérer dans sa quête de sens et de cohérence.
Un engagement réaffirmé au service du commun
Bien que la démarche de ces camarades puisse être qualifiée de radicale, on est pour autant bien loin du profil de « déserteur » qui a pu être critiqué à propos de jeunes ingénieurs coupant tout lien avec leur communauté et les institutions. Au contraire, nos camarades ont trouvé dans le collectif et les réseaux une manière de redonner du sens à leur vie et leur engagement écologique, en contribuant à reconstruire un vécu commun et en s’engageant à l’échelle plus large de la société.
Elie envisage un futur où il s’installera dans une commune rurale en Bretagne, investissant dans la résilience locale et participant au développement de systèmes de solidarité. Conscient des défis environnementaux et politiques à venir, il aspire à vivre en communauté, en renforçant les liens locaux et en soutenant les paysans et artisans. Sa vision est celle d’une intégration locale forte, en mettant en place des mécanismes de soutien adaptés aux réalités du quotidien, concernant notamment l’accès de chacun à l’alimentation.
C’est également le cas d’Antonin, qui souhaite lui aussi agir à une échelle locale en s’orientant vers des dynamiques de résilience alimentaire dans de petits territoires. Il se concentre ainsi sur l’autonomie et la résilience des communautés locales. Son approche est celle de la décentralisation et de la création de liens forts au niveau des villes et villages.
Aurélie critique la culture de la séparation et de la déconnexion émotionnelle qui, selon elle, alimente les comportements écologiquement destructeurs dans les grandes écoles et les milieux professionnels. Par ses ateliers et ses initiatives, elle cherche à rétablir ce lien perdu, convaincue que cette reconnexion est essentielle pour provoquer des changements réels et profonds dans la société.
« Les scientifiques doivent assumer leur influence sur le monde et utiliser leur légitimité pour promouvoir des arguments fondés sur des faits scientifiques. »
Julien insiste de son côté sur la nécessité de revoir la conception du scientifique comme une figure neutre et isolée. Il soutient que les scientifiques doivent assumer leur influence sur le monde et utiliser leur légitimité pour promouvoir des arguments fondés sur des faits scientifiques. En s’adressant à ses collègues, mais aussi au grand public et aux politiques à travers des tribunes et des prises de parole, il cherche à défendre l’engagement des chercheurs dans le débat public et à réformer l’image de la recherche scientifique pour qu’elle intègre davantage de perspectives sociales et éthiques, comme le recommandent les rapports de l’université de Lausanne et du comité d’éthique du CNRS. Cette préoccupation d’aller vers la pluridisciplinarité est aussi au cœur de nouveaux enseignements à destination des jeunes générations, qui vont hériter d’un monde en péril.
Les parcours d’Aurélie, Julien, Elie et Antonin offrent une illustration saisissante de la diversité des réponses possibles face à l’urgence écologique, révélant à la fois l’urgence d’une transformation radicale et la richesse des approches individuelles pour y répondre. Ainsi, qu’il s’agisse de rétablir une connexion émotionnelle, de réformer la perception du scientifique, d’investir dans les communautés rurales ou de renforcer la résilience locale, chacun contribue à sa manière à créer des solutions durables face à l’urgence écologique. À divers niveaux, ces quatre camarades s’engagent en faveur de changements profonds, en proposant des alternatives audacieuses à notre modèle de société actuel, tout en exploitant les structures et réseaux existants, brouillant ainsi les frontières entre réformisme et radicalité. Au lieu qu’ils soient complètement opposés, la différence entre ces deux mots se traduit par une variété d’actions et d’opinions qui, ensemble, tendent à provoquer le changement.
Références :
- Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers, William Behrens III, The Limits to Growth (1972)
- Tim Jackson, Prosperity Without Growth : Foundations for the Economy of Tomorrow (2009)
- Kate Raworth, Doughnut Economics : Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist (2017).
- Avis n° 2022–43 – Intégrer les enjeux environnementaux à la conduite de la recherche – Une responsabilité éthique – https://comite-ethique.cnrs.fr/avis-publies/
- Assemblée de la transition, Rapport final, Université de Lausanne –
https://wp.unil.ch/assemblee-transition/le-rapport/ - https://scientifiquesenrebellion.fr/actions/nouveaux-projets-fossiles/
- https://scientifiquesenrebellion.fr/textes/presse/des-scientifiques-du-monde-entier-bandent-les-yeux-de-statues/
- https://scientifiquesenrebellion.fr/actions/printemps-silencieux/