Population et politique : la singularité africaine
Alors que la croissance de la population mondiale ralentit sérieusement, elle se poursuit sur le même rythme en Afrique. Ce continent devrait passer de 1,44 milliard d’habitants en 2022 à 2,46 milliards en 2050. 94 % de cette croissance, soit près d’un milliard, prendrait place entre les deux tropiques, l’Afrique du Nord et celle au sud du Zambèze achevant leur transition démographique vers une basse fécondité, donc un arrêt de la croissance, à l’image des grands pays d’Asie et d’Amérique. De nombreux facteurs amènent à penser que cette croissance va se prolonger. Pourtant il est erroné d’en déduire une ruée inéluctable des Africains vers l’Europe.
Les projections par pays de la Division de la population des Nations unies, qui servent de référence, soulignent l’intensité de la croissance : le Niger passerait de 26 millions d’habitants en 2022 à 66 millions en 2050, le Nigeria de 166 à 375, la République démocratique du Congo (RDC) de 97 à 215. On peut s’interroger sur la validité de ces projections mais, dans le passé, elles ont été systématiquement revues à la hausse. La projection de la population du Niger effectuée par les Nations unies en 1994 lui promettait par exemple 34 millions d’habitants en 2050, deux fois moins que la projection actuelle. Les freins à la fécondité dans ces pays restent peu efficaces à l’heure actuelle. Les démographes en distinguent deux grandes catégories : celle des « composantes intermédiaires » – les mécanismes démographiques qui contrôlent la croissance – et celle des variables socio-économiques qui conditionnent les composantes intermédiaires.
Contrôler la fécondité : les « composantes intermédiaires »
Les trois plus importantes composantes intermédiaires sont l’âge à la première maternité, qui dépend de l’âge au mariage, l’espacement des naissances et les pratiques contraceptives. Le premier frein ne joue pas de rôle en Afrique. Les Sénégalaises vivent leur première maternité à 22 ans en moyenne, les Congolaises à 20 ans et les Nigériennes à 19 ans. En comparaison, les Françaises accouchent de leur premier enfant à 29 ans et, à la fin du XVIIIe siècle, cet âge était déjà de 26 ans en raison des mariages tardifs.
Espacer les naissances est le second frein à la fécondité et le plus traditionnel, à cause de la longueur des allaitements durant lesquels les femmes sont moins fertiles et souvent les relations sexuelles prohibées. Dans les dernières populations de chasseurs-cueilleurs, par exemple les San du Kalahari, l’espacement moyen des naissances atteint quatre années et demie. Dans la plupart des pays africains et asiatiques, il était de trois ans et demi il y a cinquante ans. Les aliments modernes pour enfants, par exemple le lait en poudre, ont réduit la durée des allaitements, donc l’intervalle entre naissances, ce qui a accru la fécondité dans un premier temps. Ainsi au Burkina Faso la fécondité, qui atteignait 6,1 enfants par femme en 1950, s’est élevée à 7,2 dans les années 1980, avant de commencer à diminuer (4,9 actuellement).
Le troisième frein, de loin le plus efficace, repose sur les méthodes contraceptives. Or elles sont peu pratiquées. D’après les enquêtes menées dans les pays du Sahel, seules 20 % des femmes utilisent un moyen contraceptif, dont un quart la pilule. Le préservatif y est pratiquement inconnu.
Contrôler la fécondité : les variables socio-économiques
Si les moyens de réduire la fécondité sont si faibles, c’est parce que les conditions économiques et sociales ne s’y prêtent pas, notamment l’éducation des femmes. Dans presque tous les pays du monde, la baisse de fécondité repose sur l’éducation des filles, non pas la simple alphabétisation, mais au moins le premier cycle du secondaire. Au Sénégal, le pays le plus en avance et avec une fécondité un peu plus faible que dans le reste du Sahel (4,3 enfants par femme), 39 % des jeunes filles accèdent au lycée, 27 % au Mali, 20 % au Niger (6,8 enfants par femme) et 10 % en République centrafricaine.
Les pourcentages sont encore plus bas dans les milieux ruraux où les enfants représentent un intérêt économique. Les enquêtes de terrain de l’anthropologue et démographe John Caldwell ont rappelé que les enfants, même jeunes, représentaient une aide pour leurs parents, par exemple en économisant le travail d’un adulte dans la garde du petit bétail ou pour la vente sur les marchés. De plus, ils sont souvent considérés comme des « billets de loterie » : étant donné la solidarité au sein des familles étendues, ils peuvent être remarqués et aidés par un oncle ou un cousin lointain qui a réussi en ville.
« La fécondité baisse dans les mégapoles africaines. »
Avec l’urbanisation qui va à l’encontre de ces intérêts, les enfants deviennent une charge. Désormais leur réussite ne dépend plus de la famille mais de leur éducation. Aussi, la fécondité baisse dans les mégapoles africaines. À Kinshasa, la fécondité est de 4,2 enfants par femme, contre 5,4 dans les autres villes et 7,3 dans les zones rurales de la RDC. On a ici l’illustration de la thèse, défendue par le prix Nobel d’économie Gary Becker, d’un compromis entre la « quantité » et la « qualité » des enfants.
L’obstacle psychique
En liaison avec les obstacles qui précèdent, le plus important est peut-être d’ordre psychologique. Contrairement à l’image souvent répandue de maternités non désirées par les femmes, mais imposées par les hommes du fait de leur domination patriarcale (au Mali, ils ont en moyenne six années de plus que leurs conjointes épousées très jeunes), les enquêtes sur le nombre idéal et le nombre désiré d’enfants mettent en évidence des chiffres élevés.
Pour une femme sénégalaise, en moyenne, la taille idéale de la famille est de 5 enfants et de 5,5 si elle vit avec un conjoint. En RDC, ce sont respectivement 6,1 et 6,6 enfants. Le décalage avec la réalité est faible : 0,7 enfant de plus par rapport à l’idéal au Sénégal, 0,5 en RDC. Certes les hommes donnent des chiffres un peu plus élevés, mais il faut tenir compte de la polygamie encore assez répandue, ce qui multiplie le nombre possible de leurs enfants.
L’effet des troubles internes
L’urbanisation rapide et la généralisation des études secondaires peuvent venir progressivement à bout de ces obstacles à la baisse de la fécondité et c’est ce que projettent les démographes de la Division de la population, mais un autre danger se profile, politique celui-là. Dans l’ordre, les pays dans lesquels la fécondité est la plus élevée en Afrique sont : Niger (6,8), Somalie (6,2), RDC (6,1), Tchad (6,1), Mali (5,9), Nigeria (5,1). Tous sont le théâtre de troubles civils graves. Au Mali et au Niger, les groupes affiliés à Al-Qaïda ou à l’État islamique sèment le désordre sur des périmètres de plus en plus vastes. Au sud du Niger et au nord du Nigeria, Boko Haram accentue sa pression.
“La guerre civile peut engendrer la surpopulation.”
La RCA est en proie à une guerre civile entre musulmans et chrétiens, et des troubles graves et récurrents se poursuivent en RDC. En Somalie, les groupes armés tels Hisbi Islam et Al-Shabaab se disputent le pouvoir. Une particularité de ces conflits est leur idéologie antiféministe qui se concrétise dans la destruction des écoles et le rapt de jeunes femmes, souvent pour procurer des épouses aux terroristes. Hors de l’Afrique, les Talibans et l’État islamique à Mossoul ont montré la voie. L’insécurité n’est pas propice à la diffusion des méthodes contraceptives ni à la liberté des femmes en général. Le polémologue Gaston Bouthoul soutenait que la surpopulation entraînait la guerre. On peut renverser la formule : désormais, la guerre civile peut engendrer la surpopulation.
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Une ruée vers l’Europe ?
Ces perspectives peu favorables à un allègement de la pression démographique ont conduit certains, dont le journaliste Stephen Smith, auteur de La ruée vers l’Europe, à prophétiser que le milliard d’Africains supplémentaires d’ici 2050 se déverserait en Europe. Cette vision mécanique des flux humains est simpliste pour deux raisons. D’une part, les plus pauvres ne migrent jamais loin car ils n’en ont pas les ressources. Les réfugiés du Darfour s’entassent à Adré à la frontière tchadienne ; le plus grand camp de réfugiés du monde abrite plus d’un demi-million de Somaliens au nord du Kenya.
Migrer en Europe suppose des ressources et des réseaux de relations. Un exemple : entre 2009 et 2019, le nombre d’habitants du Niger a augmenté de 7,26 millions de personnes. Dans le même temps, le nombre des Nigériens en France a augmenté de 2 500 personnes, soit les trois dix millièmes de l’accroissement démographique dans leur pays. Ce n’est pas une ruée. 2 500 personnes en dix ans, cela représente 250 par an.
Le Mali voisin et aussi pauvre a, quant à lui, vu sa population s’accroître de 5,4 millions de personnes et en France le nombre des personnes originaires du Mali a crû de 28 000. S’il est arrivé dix fois plus de Maliens que de Nigériens, c’est à cause de liens anciens qui trouvent leur origine avec les tirailleurs dits sénégalais des deux guerres mondiales, dont beaucoup venaient de la province malienne de Kayes, comme c’est encore le cas des migrants d’aujourd’hui.
La peur d’une « ruée » africaine est donc peu fondée. Les individus heureusement ne se comportent pas aussi simplement que les molécules d’eau dans les vases communicants ou que celles des masses d’air des météorologues.
Références
- https://population.un.org/wpp/Download/Standard/Population/
- Child Marriages, fertility and family planning in Niger, Washington, Promundo, 2019.
- Sénégal : Enquête de démographie et de santé continue 2018, Dakar, ANSD, 2019.
- Mali : Enquête de démographie et de santé 2018, Bamako, Instat, 2019.
- Burkina Faso : Enquête de démographie et de santé et à indicateurs multiples 2010, Ouagadougou, INSD, 2012.
- J. Caldwell : Theory of fertility decline, London, Academic Press, 1982.
- République démocratique du Congo : Enquête de démographie et de santé 2013–2014, Kinshasa, ministère du Plan, 2014.
- Becker G. : A treatise on the family, Cambridge (Mass.), Harvard Un. Press, 1982.
- Issaka Maga H., Guengant J.-P. : « Countries with very slow or incipient fertility transitions » in Groh H., May J.F. (eds) : Africa’s population : in search of a demographic dividend, New York, Springer, 2017, p. 147–154.
- Le Bras H. : « Après l’explosion démographique », Politique étrangère, 1, 2019, p. 107–121 (version anglaise : « After the population explosion » sur Cairn International).