Pour bâtir l’avenir de la filière nucléaire, plongeons dans son histoire
Il est important de rappeler l’histoire du développement de l’énergie nucléaire civile pour replacer les évolutions actuelles dans la perspective longue qui gouverne ce secteur d’investissement majeur.
De l’enthousiasme initial à la défiance suscitée par les accidents de la filière et la gestion des déchets radioactifs, jusqu’au regain d’intérêt porté aujourd’hui par le risque climatique, les visions du nucléaire du futur ont été largement façonnées par les progrès technologiques, les événements malheureux de la filière et les choix politiques en réponse aux préoccupations de sécurité énergétique, puis de décarbonation de l’économie. Le regard porté sur les différents types de réacteurs à travers les époques et les contextes est riche d’enseignement pour consolider aujourd’hui la place de la filière parmi les énergies bas carbone du futur.
La dynamique des années pionnières
L’énergie nucléaire est née d’une dynamique exceptionnelle portée par la recherche et ses applications militaires : dix ans ont suffi pour passer de la découverte du neutron en 1932 à la première pile atomique CP‑1 en 1942 dans la banlieue de Chicago. Dix ans à nouveau pour réaliser les premiers réacteurs à neutrons rapides : EBR‑1 aux États-Unis en 1951, puis BR‑2 et BR‑5 entre 1956 et 1959 en Union soviétique. Et encore dix ans pour compléter l’exploration des technologies nucléaires avec le démarrage du Molten Salt Reactor Experiment au laboratoire national d’Oak Ridge (États-Unis) en 1965 et celui du réacteur expérimental à haute température en 1966 à Winfrith (Royaume-Uni).
À cette époque, où commençaient à se développer en France les réacteurs à uranium naturel graphite gaz (UNGG) et à eau lourde, le développement de l’énergie nucléaire dans le monde était un atout évident, et l’ambition d’une industrie florissante conduisit dès 1957 à créer l’Agence internationale de l’énergie atomique ainsi qu’à signer le traité Euratom : deux initiatives pour promouvoir la recherche et la diffusion des bonnes pratiques, pour établir une réglementation uniforme destinée à protéger la population et les travailleurs de l’industrie et pour prévenir les risques de prolifération en instituant un contrôle des matières nucléaires.
Des innovations décisives pour l’avenir de la filière
Plusieurs percées technologiques sont rapidement venues ouvrir la voie vers le nucléaire actuel. D’abord l’enrichissement de l’uranium qui a permis le développement des réacteurs à eau légère mis en œuvre pour la première fois dans le sous-marin américain Nautilus, qui a démontré l’autonomie permise par la propulsion nucléaire en atteignant le pôle Nord en août 1958. Ensuite le développement du retraitement des combustibles des réacteurs UNGG à la fois pour des applications militaires et la valorisation du plutonium dans les réacteurs à neutrons rapides dont le développement, à partir des années 1960, a dépassé le cadre initial des États-Unis et de la Russie pour s’étendre à l’Europe (la Grande-Bretagne, la France, puis l’Allemagne), au Japon et à l’Inde dans les années 1980, et à la Chine dans les années 2000.
La situation de la France
La vision du futur en France dans les années 1950 s’exprime par la voix de la Commission de la production d’électricité d’origine nucléaire (PEON) qui déclarait en 1955 : « Il n’y aura pas une seule filière de réacteurs telle que celle de Marcoule (UNGG), mais plusieurs de type différent qui pourraient se superposer à partir de certaines dates : la première filière (UNGG à uranium naturel) durera moins de dix ans, une deuxième (réacteurs à eau sous pression à uranium enrichi) pourrait fonctionner vers 1962 et une troisième filière pourrait commencer avec les breeders (surgénérateurs) à partir de 1965. Il est probable que, dans vingt-cinq ou trente ans, seule la troisième subsistera. »
Aujourd’hui la filière des réacteurs à eau (sous pression ou bouillante) représente 350 GW sur la puissante nucléaire totale de ~410 GWe installée dans le monde, et les interrogations soulevées par les accidents de Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) sur le développement à long terme de l’énergie nucléaire ont ramené à ~2 GWe la puissance installée en réacteurs à neutrons rapides (dont 1,4 GWe en Russie).
D’autres ruptures technologiques
D’autres ruptures technologiques, apparues dans les années 1960 à 1980, méritent d’être mentionnées pour leur caractère précurseur, même si leur impact a été moindre. Il s’agit des petits réacteurs à neutrons rapides refroidis à l’alliage plomb-bismuth, développés par l’Union soviétique pour accroître les performances des sous-marins de la classe Alpha, et des premiers réacteurs à haute température construits aux États-Unis et en Europe, avec l’intention portée en Allemagne par le projet PNP-500 d’une application à la fourniture de chaleur (500 MWth) pour la production industrielle de gaz de synthèse à partir de charbon et de lignite.
La sécurité énergétique et le risque climatique
Le déploiement de l’énergie nucléaire dans le monde, principalement avec le remplacement des centrales thermiques au charbon, gaz et fioul par des réacteurs à eau, a d’abord répondu à une préoccupation de sécurité énergétique, notamment dans les pays pauvres en ressources fossiles. Le plan Messmer en France, qui a décidé la construction du parc électronucléaire en 1974, en est un exemple marquant.
“Le plan Messmer en France a décidé la construction du parc électronucléaire en 1974.”
Le risque climatique, dont la signature du protocole de Kyoto en 1997 a suscité une prise de conscience internationale du besoin de limiter les émissions de gaz à effet de serre, a conduit l’Union européenne à adopter en 2008 une politique intégrée de l’énergie et de lutte contre le changement climatique faisant une place au nucléaire de fission à côté des énergies renouvelables, des biocarburants, du captage et stockage du CO2…, avec la recommandation de partager entre États membres les bonnes pratiques en matière de sûreté, de sécurité et de lutte contre la prolifération.
Aujourd’hui, l’énergie nucléaire est reconnue internationalement comme l’un des leviers stratégiques de la lutte contre le changement climatique, au même titre que les énergies solaire et éolienne, l’efficacité énergétique et les technologies de flexibilité. En témoignent les projections de l’AIEA qui prévoit une puissance nucléaire installée de plus de 800 GWe dans le monde en 2050, l’étude prospective Futurs énergétiques 2050 de RTE publiée en février 2022 et la classification du nucléaire parmi les « énergies durables » au plan environnemental dans la taxonomie européenne.
Les leçons des accidents
Ces perspectives favorables dépendent cependant de la capacité de la nouvelle génération de réacteurs à eau à satisfaire plusieurs conditions dont certaines, telles que l’amélioration de la sûreté à coût maîtrisé en tenant compte des accidents passés ou le développement de la manœuvrabilité pour s’adapter à une part importante d’énergies renouvelables variables, font appel à l’innovation et d’autres, telles que la mise en œuvre d’une stratégie de gestion des combustibles usés, relèvent plus du contexte et de la réglementation nationale. Il est en particulier essentiel que le nouveau nucléaire apporte la preuve qu’il est conçu pour gérer sans conséquence durable à l’extérieur du site tout accident, même grave, et que le coût de production d’électricité reste comparable à celui des autres énergies bas carbone en incluant les coûts de système (raccordement, stockage…) et de taxe carbone. Il est aussi essentiel de démontrer la maîtrise des opérations d’assainissement et de démantèlement des réacteurs en fin de vie.
L’harmonisation des exigences de sûreté sur le plan international est une autre condition importante pour pouvoir déployer le nouveau nucléaire dans le monde, dans un contexte où s’affrontent aujourd’hui sur le marché un modèle européen mettant l’accent sur le renforcement du confinement (parce que tirant préférentiellement les leçons de l’accident de Tchernobyl) et des modèles américano-japonais privilégiant plutôt la gestion passive des accidents de refroidissement (en conséquence de l’accident de Three Mile Island), et encore des modèles russe, chinois ou coréen proposant des approches plus conservatives à moindre coût.
Les promesses des SMR
Les petits réacteurs modulaires dans la gamme de 50 à 300 MWe (Small Modular Reactors – SMR), qui connaissent un regain d’intérêt très médiatisé sur le continent américain, font aussi partie de l’offre de réacteurs des prochaines décennies avec des atouts tels que la qualité de fabrication en usine, la rapidité d’installation sur site, une puissance unitaire adaptée aux petits réseaux électriques, aux zones isolées ou au remplacement de centrales à charbon, voire d’autres atouts encore tels que l’étalement des investissements pour équiper progressivement un centre de production nucléaire de forte puissance. Ces petits réacteurs sont aussi considérés pour des productions multivecteurs (électricité, chaleur, hydrogène…) pouvant contribuer à décarboner l’économie et les usages, et pour des gains potentiels de manœuvrabilité par un suivi plus dynamique de la demande en électricité dans des régions fortement équipées en énergies solaire et éolienne. Avec le projet Nuward (170 MWe) porté par EDF, Naval Group, TechnicAtome et le CEA, la France participe à l’offre internationale de réacteurs modulaires pour un marché qui doit encore se préciser.
Une vision du futur
Au-delà du déploiement des réacteurs à eau de nouvelle génération qui devraient constituer l’essentiel de la production électronucléaire dans le monde au XXIe siècle, les recherches se poursuivent activement sur des réacteurs et des gestions du combustible nucléaire capables d’étendre l’apport de la filière à une économie décarbonée, circulaire et durable. Il s’agit de progresser avec les acteurs de l’industrie française et le soutien de l’Autorité de sûreté nucléaire vers un nucléaire plus économe des ressources naturelles, plus sûr et respectueux de l’environnement, plus compétitif et plus flexible en termes de capacité de suivi de charge et de fourniture d’énergie diversifiée : électricité, chaleur, hydrogène, carburants neutres en carbone… Certains axes de recherche se situent, avec les technologies actuelles, dans le prolongement de réalisations pionnières qui ont ouvert la voie à de nouvelles filières en laissant leur développement inachevé. Le forum international Génération IV, créé en 2000 par l’US Department of Energy, qui compte aujourd’hui 14 membres et dont la France est depuis l’origine un partenaire actif, a largement contribué à relancer le développement de filières nucléaires dépassant sous différents aspects les performances des réacteurs à eau : les réacteurs à neutrons rapides pour valoriser complètement le potentiel énergétique de l’uranium, les réacteurs à haute température pour une production d’électricité à haut rendement et la fourniture de chaleur à l’industrie dans la gamme de 250 à 800°C, et des filières plus prospectives, telles que les réacteurs à sels fondus, dont les sauts technologiques pourraient ouvrir de nouvelles perspectives.
Les systèmes à neutrons rapides
L’objectif historique de préparer le déploiement à terme de systèmes nucléaires à neutrons rapides sûrs et compétitifs, capables de recycler sans limites les matières réutilisables et certains déchets de haute activité à vie longue actuellement destinés au stockage géologique, fait des travaux dans ce domaine, encore aujourd’hui, l’axe principal des recherches sur le nucléaire du futur. À la suite des réacteurs Rapsodie, Phénix et Superphénix, les recherches de progrès pour les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium ont été relancées de 2010 à 2019 par le projet Astrid dans le Programme d’investissements d’avenir et se poursuivent actuellement par un programme de recherche et développement largement ouvert à l’international. L’objectif est d’entretenir au mieux les compétences nécessaires pour entreprendre, quand elle pourra être décidée, la réalisation d’un réacteur expérimental permettant des irradiations aux neutrons rapides ou d’un démonstrateur technologique d’avancées majeures pour la filière, notamment en sûreté, compétitivité économique et souplesse d’exploitation (inspection en service, maintenance et suivi de charge). Ces recherches valorisent au mieux les acquis historiques et les apports du projet Astrid pour ce type de réacteur et s’accompagnent d’un effort important pour maintenir les outils de simulation au meilleur niveau, en tirant parti d’apports expérimentaux étrangers pour leur qualification. Elles s’accompagnent également d’études de scénarios de déploiement dans le parc électronucléaire renouvelé.
De plus, une veille stratégique s’attache à évaluer d’autres types de réacteurs à neutrons rapides conduisant à des réalisations à l’étranger tels que Brest-300, réacteur rapide de 300 MWe refroidi au plomb en construction en Russie, ainsi qu’à mener certaines études d’esquisses et recherches de base pour la faisabilité de concepts en rupture tels que les réacteurs à sels fondus à neutrons rapides. Dans ce domaine, la coopération à un projet de la société américaine TerraPower fournit l’occasion d’explorer la simplicité de principe du concept, avec ses limites et ses potentialités pour un traitement et recyclage sur site du combustible-sel.
Les réacteurs à haute température
Les réacteurs à haute température, au développement desquels la France a participé dans les années 1970, puis de 2002 à 2006 dans le cadre du regain d’intérêt suscité par le forum international Génération IV, font aussi l’objet d’une veille à travers le suivi des projets de ce type de réacteur dans le monde (Japon, Chine…) et des démonstrations de leurs potentialités : production d’électricité avec un rendement supérieur à 40 %, fourniture de chaleur décarbonée à haute température pour la production d’hydrogène ou d’autres procédés industriels, implantation à proximité des sites utilisateurs de la chaleur, compatibilité avec un refroidissement sec dans les régions arides…
Et des projets plus lointains
Pour le plus long terme, la France, qui accueille sur son sol le réacteur tokamak expérimental international ITER (International thermonuclear experimental reactor), participe activement, dans un cadre européen et plus largement international, à transposer la réglementation nucléaire aux spécificités des réacteurs à fusion et à développer, avec l’expertise acquise sur les réacteurs à fission, des technologies pour la récupération de l’énergie de fusion et pour la régénération du tritium qui seront expérimentées sous la forme de modules de couverture tests dans ITER, et en vraie grandeur dans le réacteur de démonstration DEMO qui lui succédera vers 2045.
Enfin, la perspective de missions internationales vers Mars et de retour à la Lune comme base intermédiaire et terrain d’exploration scientifique suscitent un regain d’intérêt, très marqué aux États-Unis, pour le développement de générateurs électronucléaires pour la propulsion et l’alimentation de bases au sol, en plus des générateurs radio-isotopiques déjà mis en œuvre pour l’instrumentation scientifique, les télécommunications et la mobilité en surface des rovers d’exploration. Au-delà d’études exploratoires menées avec le Cnes et l’ESA, la France cherche à valoriser son expérience sur une grande diversité de réacteurs et de procédés du cycle du combustible à travers des coopérations visant à rendre l’Europe plus autonome en matière de technologies nucléaires spatiales, ou des contributions à des missions plus largement internationales.
De nouvelles perspectives
Les réacteurs à eau construits depuis les années 1970 pour des raisons de sécurité énergétique bénéficient d’un corpus très établi de technologies mises en œuvre aujourd’hui à la fois dans de nouveaux modèles de réacteurs de forte puissance et des projets de petits réacteurs modulaires à même d’élargir le champ des applications de l’énergie nucléaire à la fourniture de chaleur, d’hydrogène ou de carburants de synthèse. La dynamique de déploiement de ces nouveaux réacteurs, qui dépend dans les pays occidentaux de progrès en compétitivité économique et de règles de mécanisme de capacité à préciser, déterminera la part de l’énergie nucléaire dans la réduction des émissions de CO2 à court et moyen termes.
Au-delà, l’objectif de neutralité carbone appelle à mettre en œuvre une diversité de nouveaux réacteurs capables d’inscrire l’énergie nucléaire dans le très long terme avec les neutrons rapides, d’accroître sa capacité à décarboner la chaleur et les carburants technologiques avec les réacteurs à haute température, et à évaluer l’apport potentiel d’autres filières porteuses de ruptures technologiques structurantes telles que les réacteurs à sels fondus. L’enjeu partagé avec les partenaires du forum international Génération IV pour ces réacteurs du futur est de projeter dans l’avenir les réalisations de ces filières historiques en revoyant leur conception en fonction des meilleures technologies disponibles aujourd’hui et en tirant parti des coopérations internationales pour partager les coûts de développement et de démonstration, et entretenir les compétences en l’absence de projets nationaux.
Un important potentiel de progrès
Le potentiel de progrès de l’énergie nucléaire reste aujourd’hui très important, tant en termes de nouvelles technologies disponibles que sur le plan de la diversification des fournitures d’énergies décarbonées envisageables, et l’apparition de start-up s’intéressant à ces progrès contribue à stimuler l’innovation dans un secteur que les coûts de recherche et développement et les exigences de sûreté ont rendu très conservateur.
“Les perspectives des volets nucléaires des plans France Relance et France 2030 sont très encourageantes.”
Les perspectives de soutien ouvertes par les volets nucléaires des plans France Relance et France 2030 sont très encourageantes pour permettre aux acteurs nationaux de faire valoir sur la scène internationale leur expertise et leur vision des options recommandables pour ces nouveaux réacteurs, voire des normes réglementaires qui leur sont applicables pour la sûreté, la sécurité et la gestion des déchets radioactifs. Ces perspectives sont aussi très encourageantes pour permettre des développements précurseurs de procédés d’intérêt international pour la décarbonation de secteurs difficiles, comme la chaleur et les carburants sur lesquels les objectifs de neutralité carbone conduisent à faire porter un effort particulier en France.