Pour combattre les pensées uniques

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°557 Septembre 2000Par : Thierry De MONTBRIAL (63)Rédacteur : M. D. INDJOUDJIAN (41)

Savou­reux oxy­mo­ron que le titre de ce der­nier livre de Thier­ry de Mont­brial. Y sont com­bat­tus deux modèles de “ pen­sée unique ” : l’idéologie néo­li­bé­rale (ou ultra­li­bé­rale) et l’idéologie néo­marxiste (ou diri­giste ou néo­key­ne­sienne). La gra­vi­té du sujet vient de ce que « Dans les pays consi­dé­rés de nos jours comme démo­cra­tiques, les pesan­teurs sociales et ce qu’il est conve­nu d’appeler le “ poli­ti­que­ment cor­rect ” abou­tissent à une sorte de cen­sure par­fois plus effi­cace que celle impo­sée par les régimes autoritaires. »

On aurait pu aus­si appe­ler ce livre “ Contre les idées reçues ”, car ce que dénonce l’auteur n’est pas seule­ment le “ poli­ti­que­ment cor­rect ” de gauche ou de droite, ce sont plus géné­ra­le­ment ces idées, si sou­vent véhi­cu­lées par des for­mules toutes faites et qui, super­fi­cielles et vagues, sus­citent des débats creux et sté­riles. Elles contri­buent gran­de­ment à figer notre société.

L’auteur, dans son entre­prise, est très convain­cant, parce que, avec beau­coup de péné­tra­tion et le talent qu’on lui connaît, il brosse cha­pitre après cha­pitre un tableau des prin­ci­paux domaines où cette pau­vre­té intel­lec­tuelle exerce ses ravages. L’intérêt est sou­te­nu par les éclai­rages que four­nissent l’histoire et l’économie.

La pré­sente recen­sion n’est pas un résu­mé de ces ana­lyses. Je pré­fère m’arrêter, en les com­men­tant briè­ve­ment, à quelques-unes des nom­breuses asser­tions per­ti­nentes. Mon choix reflète néces­sai­re­ment cer­taines de mes pré­oc­cu­pa­tions et ne s’impose pas aux lec­teurs dont cha­cun aura l’embarras du choix.

« Nous pré­fé­rons les notions abs­traites aux faits. Ce n’est pas le cas de nos voi­sins euro­péens. » À moins que nous ayons per­du le goût de l’effort qu’exige une ana­lyse sérieuse de la réa­li­té, mais que ne com­porte pas néces­sai­re­ment un dis­cours abstrait.

Le mal­en­ten­du majeur qu’entretient en France le pre­mier type de pen­sée unique vient de ce que « mon­dia­li­sa­tion, concur­rence, pri­va­ti­sa­tion, libé­ra­lisme éco­no­mique, voire éco­no­mie de mar­ché, sont confon­dus dans une même sorte d’opprobre. »

Cette triste véri­té me rap­pelle un inci­dent, vécu il y a une tren­taine d’années, qui montre le phé­no­mène inverse : un même concept est appe­lé de deux noms dif­fé­rents selon que l’on veut l’approuver ou le condam­ner… dans un même dis­cours. Étant à l’époque pré­sident du groupe X‑Banque, je rece­vais au dîner annuel un jeune ministre par qui le ministre des Finances empê­ché s’était fait repré­sen­ter. Eh bien ! dans son allo­cu­tion le mot béné­fice ou le mot pro­fit était employé selon que le résul­tat posi­tif d’une entre­prise lui parais­sait… bon ou mauvais !

Le deuxième et le qua­trième cha­pitres étu­dient le phé­no­mène de la mon­dia­li­sa­tion et mettent en évi­dence les lourdes erreurs enten­dues quo­ti­dien­ne­ment. Elles pro­viennent lar­ge­ment de ce qu’une signi­fi­ca­tion très vague ou même fausse est don­née aux termes utilisés.

Ain­si confond-on mon­dia­li­sa­tion et glo­ba­li­sa­tion1, libé­ra­lisme et lais­ser-faire, régu­la­tion et blo­cage – ce qui conduit l’auteur à sou­li­gner que « Rele­ver le salaire mini­mal, tout en main­te­nant des sys­tèmes d’allocations chô­mage ou des régle­men­ta­tions de licen­cie­ment qui dis­tordent les condi­tions de l’offre et de la demande de tra­vail, est une façon très sûre d’aggraver le pro­blème que l’on pré­tend résoudre2. »

Un autre exemple de régu­la­tion per­verse est bien connu ; mais il est si grave pour la France qu’il méri­tait cette for­mule de l’auteur visant la sacra­li­sa­tion des acquis sociaux : « Il est affli­geant que les pires conser­va­teurs en ces domaines s’autoqualifient de “ progressistes ”. »

Le cha­pitre sur les nou­veaux acteurs du monde actuel sus­cite d’utiles réflexions. Il s’agit notam­ment de la “ socié­té civile ” et de cer­taines orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales (qui sont, à mes yeux, l’analogue sur le plan mon­dial de ce qu’est la socié­té civile sur le plan natio­nal). Je remarque que l’expression de socié­té civile est par­ti­cu­liè­re­ment mal choi­sie, parce qu’extrêmement trompeuse.

Non seule­ment elle paraît exclure nos conci­toyens mili­taires, mais, plus sérieu­se­ment, elle intro­duit une dan­ge­reuse contra­dic­tion avec le sens de civil dans droits civils, droits bien dis­tincts des droits poli­tiques, alors que, si nous enten­dons bien cer­taines cla­meurs, il convien­drait de don­ner à la socié­té civile… des droits poli­tiques ! La ques­tion n’est nul­le­ment déri­soire. Elle mérite un débat, mais dont l’enjeu est si grave pour la démo­cra­tie (dan­ger d’éclatement inco­hé­rent du pou­voir poli­tique) qu’il faut abso­lu­ment ces­ser d’utiliser des notions tota­le­ment floues.

Les remarques de Mont­brial sur la part des États-Unis d’Amérique dans le com­merce mon­dial sont utiles : sta­bi­li­té du pour­cen­tage amé­ri­cain depuis un demi-siècle.

Encore faut-il sou­li­gner que, dans ce domaine comme en bien d’autres, les valeurs abso­lues et la nature des biens expor­tés sont de pre­mière impor­tance. L’auteur ne me contre­di­rait sans doute pas, car il nous rap­pelle que le ciné­ma est le plus gros poste d’exportation des États-Unis.

Dans l’excellent cha­pitre “ Trop d’État ? ” Mont­brial men­tionne les inno­va­tions qui ont per­mis « de relan­cer un sys­tème pro­duc­tif essouf­flé en rai­son de la satu­ra­tion pro­gres­sive des besoins tra­di­tion­nels. D’exten­sive [ajoute-t- il] la crois­sance est deve­nue inten­sive. » J’y vois une allu­sion à la ther­mo­dy­na­mique et je suis per­sua­dé qu’il y a là, entre cette science et l’économie, des ana­lo­gies qu’il serait pro­fi­table d’approfondir.

« La culture géné­rale est essen­tielle », « les exi­gences actuelles [néces­si­tant] en effet une grande capa­ci­té d’autoformation. » Mont­brial déve­loppe ce thème impor­tant (et moins géné­ra­le­ment admis qu’on pour­rait le croire). Remar­quons au pas­sage le lien avec le juge­ment qu’on peut avoir sur l’enseignement à l’École polytechnique.

Le direc­teur de l’Ins­ti­tut fran­çais des rela­tions inter­na­tio­nales (IFRI) était par­ti­cu­liè­re­ment bien pla­cé pour exa­mi­ner le deve­nir du sys­tème inter­na­tio­nal. Il fait res­sor­tir clai­re­ment la nou­velle nature des pro­blèmes, l’insuffisance de la coopé­ra­tion, etc. Ses consi­dé­ra­tions éclairent le cha­pitre sur l’Union euro­péenne, sa situa­tion actuelle et ses insuffisances.

J’aurais aimé que l’auteur eût la place d’aller plus loin dans cette ana­lyse et iden­ti­fiât quelques pro­blèmes vitaux pour l’Europe et qui ne peuvent cer­tai­ne­ment pas être réso­lus sans un pro­jet clair dans une Europe plus et mieux inté­grée ; par exemple celui de la maî­trise de l’approvisionnement en éner­gie et celui de l’évolution démo­gra­phique com­pa­rée de l’Europe et de pays du Sud.

La conclu­sion de ce cha­pitre sur l’Europe est à écrire en lettres de feu : elle appelle au « suc­cès d’une aven­ture dont l’échec […] serait un véri­table drame pour l’humanité tout entière. »

Le livre de Thier­ry de Mont­brial est enri­chis­sant et sti­mu­lant, parce que, comme il le dit lui-même, il ne l’a pas conçu comme un pur débat idéo­lo­gique, grâce à quoi il a pu trai­ter de grands sujets, la mon­dia­li­sa­tion par exemple, non pas comme une idéo­lo­gie – ce qu’elle n’est pas –, mais comme un phé­no­mène – et qu’il nous fait mieux appréhender.

___________________________________________
1. L’influence de l’anglais sur notre langue l’appauvrit sou­vent, notam­ment quand nous pos­sé­dons deux termes d’acceptions dis­tinctes là où l’américano-anglais n’en a qu’un : mondialisation/globalisation, réglementation/ régu­la­tion, maîtrise/contrôle, portable/portatif, etc.
2. Que l’on relise à cet égard les livres et articles de Mau­rice Lau­ré, en par­ti­cu­lier dans La Jaune et la Rouge.

Poster un commentaire