Pour en finir avec le débat sur la productivité des organismes publics ! Point de vue d’un consultant
Un quasi-consensus : l’État coûte trop cher, surtout quand on pense aux impôts et autres contributions payés pour le financer ; mais bien entendu, il rend des services très souvent de qualité. D’ailleurs les fonctionnaires vont massivement partir en retraite : quelle proportion remplacer ? Comment faire avec moins d’agents ?
Il n’y a qu’à augmenter la productivité des fonctionnaires
Oui, mais voilà, si on veut être un peu précis, ça ne veut souvent pas dire grand-chose : calculer le rapport entre la valeur produite et le coût des facteurs mobilisés (ou la dérivée de la fonction de production par rapport aux coûts des facteurs) ? Il faudrait déjà qu’on puisse calculer une valeur produite ; et des générations d’économistes s’y sont usé les méninges sans parvenir à nous estimer la valeur d’une assistante aux personnes âgées chargée de les aider à rompre leur isolement.
En fait ce qui se cache derrière le terme de productivité administrative est le souhait de rendre les services administratifs (ou publics) moins coûteux pour le contribuable, à quantité et qualité de service rendu équivalentes.
Poser le problème en ces termes permet d’aller plus loin dans la réflexion. Car, si mesurer la valeur produite oblige à de dangereuses acrobaties conceptuelles, il est en revanche possible de mesurer les coûts (complets bien entendu) des productions administratives, d’estimer la quantité de services offerts (de dossiers traités, de personnes suivies) et il est même possible de fixer des critères qui permettent de vérifier si la qualité des services s’est ou non appauvrie. On dispose alors d’une base d’approche scientifique.
Où l’on voit qu’il y a fonctionnaire et fonctionnaire
Coûter moins au contribuable à qualité constante ? À l’évidence, pour y parvenir, la méthode n’est pas la même pour les infirmières de l’hôpital et pour le service des cartes grises à la préfecture. Dans le premier cas, c’est le contenu du service, peut-être la durée passée en contact avec les patients, qui sont les critères de qualité ; dans le deuxième cas, c’est le temps passé à traiter chaque demande et le taux de rejets lié à la non-qualité (erreurs…) qui constituent les critères. Dans le premier cas, la société attend du fonctionnaire qu’il augmente le temps unitaire de production, dans le deuxième cas, qu’il le diminue !
Un petit détour par l’opérationnalité
Derrière ce vilain mot se cache une réalité quasi inconnue du secteur public, mais tellement banale dans le secteur marchand qu’on n’en parle même pas. On fait en effet la différence entre les services opérationnels (qui sont directement liés à l’activité de l’entreprise et qui donnent lieu à paiement par les clients) et les services fonctionnels de support (comme le service comptable ou la documentation). Puisque les services de support ne sont pas refacturés au client, on a intérêt à les réduire au minimum, à service rendu égal bien entendu.
Une telle distinction est rarement utilisée dans la sphère administrative, mais à tort. Car son intérêt est double :
• d’une part elle conduit à se poser la question : qui est opérationnel et qui est en support ? Et donc qui concourt directement à la mission ? Et donc quelle est exactement la mission ? Par exemple à la Sécurité sociale, le contrôle comptable et la gestion des risques sont-ils du ressort de la mission ou des tâches de support ? Et même qui est exactement le client ?
• d’autre part elle induit des réflexions sur le coût des services de support et sur la quantité et la qualité des services rendus qui sont attendus d’eux ; et même, elle aboutit à se poser des questions sur leur possible mutualisation (dans un département par exemple) ou leur externalisation (pour l’informatique par exemple).
Étonnantes comparaisons : il nous est arrivé dans une administration de constater que la proportion de personnels de support était de 50 % environ, alors que dans le privé, pour un service comparable, il était de moins de 20 %.
Fin du paradoxe
En creusant un peu, on retrouve une question essentielle souvent débattue : le taux d’opérationnalité des opérationnels. On entend par là la proportion de leur temps que les policiers ou les infirmières, par exemple, passent à leur métier principal (assurer la sécurité sur le terrain, soigner les patients). Là aussi les observations de terrain que nous avons pu faire sont surprenantes : les opérationnels sont contraints, beaucoup plus que l’on ne croit, de réaliser des tâches administratives qui réduisent leur capacité à remplir leur mission. Et (sans surprise pour le consultant !), ces tâches pourraient être fortement allégées par leur automatisation (informatique).
Ainsi donc se résout le paradoxe du temps des opérationnels et des administratifs : réduire les tâches « indues » des premiers permet d’augmenter le temps qu’ils passent à la « production » ; bien sûr, ce transfert accroît les tâches de « back-office », mais celles-ci peuvent être allégées par divers moyens, dont l’informatisation.
Mais on peut aller beaucoup plus loin
En réalité, la question est plus complexe – et donc plus intéressante – que cette rapide décomposition entre front-office et back-office. L’approche ci-après s’inspire librement du travail réalisé pour l’Administration britannique, car elle rencontre de multiples expériences que nous avons pu avoir dans la sphère administrative et les hôpitaux. Elle consiste à distinguer quelques grandes catégories d’activités réalisées par les administrations (et les grands organismes publics, comme les hôpitaux, etc.). Quelles que soient les catégories retenues, c’est l’existence même de catégories qui est intéressante, car elle montre que les objectifs à viser sont très différents selon les situations. Voyons quels sont ces objectifs et quels sont les concepts pertinents sous-tendus dans chaque catégorie.
Les services opérationnels rendus aux usagers (enseignement, sécurité, soins…)
Ces services sont fondés sur la qualité de la relation entre l’agent et l’usager. Comme il a déjà été suggéré, le concept pertinent est la part des temps des personnels consacrés à des tâches non opérationnelles. Plusieurs manières de réduire cette proportion :
• des relations contractuelles avec les usagers plus simples à gérer,
• l’informatisation des tâches non opérationnelles, notamment pour accélérer l’accès de ces personnels à l’information,
• la réingénierie des processus métier,
• le suivi de l’absentéisme,
• les benchmarks entre entités offrant des services identiques dans des lieux différents : ces benchmarks permettent de mesurer des charges de travail unitaires, mais montrent également quelles sont les meilleures organisations dans un secteur où seul le pragmatisme peut apporter des solutions (cf. le benchmark mis en place entre les préfectures : projet Arcade).
Les résultats attendus sont des coûts moindres permis par une meilleure organisation. Les mesures intéressantes sont le taux d’opérationnalité, le temps moyen passé par usager, les taux de satisfaction…
Les services administratifs ou financiers rendus aux usagers (fiscalité, délivrance de titres, retraite, prévoyance, aide sociale…)
À la différence de la première catégorie, ces services sont fondés sur des échanges d’information entre services administratifs et usagers. Plusieurs objectifs doivent être visés :
• simplifier les procédures administratives,
• réduire la charge de travail que représentent la saisie d’un dossier ou une série d’échanges pour un même dossier ;
ou en transférer une partie vers l’usager,
• mettre en place des interlocuteurs uniques comme le fait l’administration fiscale,
• mieux articuler entre eux les différents canaux d’échanges (Web, centres d’appels, courrier…),
• développer les téléprocédures, qui sont encouragées par le plan stratégique ADELE piloté par la DGME (Direction générale de la modernisation de l’État).
Le résultat attendu est la réduction des coûts par procédure, l’accélération des délais et même le lissage des charges de travail des agents (n’étant plus dérangés par les appels téléphoniques par exemple). Les mesures intéressantes sont la comparaison entre les coûts complets par canal d’échange (guichet, centre d’appels, téléprocédure, SMS, etc.).
Les activités de réglementation et de financement des services publics (essentiellement du système de santé, d’éducation et de police)
À la différence de la première catégorie, il s’agit ici de gérer et non de rendre des services. Ces services publics rendus à la personne de la catégorie 1 sont délivrés localement (hôpitaux, écoles, commissariats…), avec un support central administratif (pour assurer le financement ou les subventions, la réglementation, les inspections, les agréments…). Cette activité de support central concerne les ministères chargés de la santé et du social au premier chef et, bien entendu, les collectivités locales. L’objectif est la réduction de charges directes par :
• standardisation des procédures,
• mutualisation des procédures ainsi standardisées entre plusieurs directions ou services,
• informatisation des tâches ainsi mutualisées, ce qui devient rentable au-delà de certains seuils critiques,
• simplification des tâches administratives pour les agents.
Par exemple, l’attribution de subventions fait l’objet de procédures et d’une organisation plus standardisées, ce qui va permettre son informatisation à moindre coût – projet interministériel SUBVENET.
Les résultats attendus sont une diminution des coûts de support et donc des effectifs correspondants. Les mesures intéressantes sont les temps passés par dossier ou le nombre de dossiers traités par personne et par mois.
Les activités de réglementation et de financement du secteur privé (régulation des marchés, protection des consommateurs ou de l’environnement…)
Ces activités diffèrent de celles traitant du secteur public (catégorie 3) en ce que la réglementation y joue un rôle plus important. Les objectifs à rechercher :
• simplification de la réglementation,
• globalisation de la réglementation (moins d’exceptions et de cas particuliers).
Le résultat attendu est la réduction des tâches par simplification et globalisation de la réglementation, et donc un moins grand besoin d’effectifs, mais avec un système de contrôle plus performant.
Les activités d’achats
Ces activités offrent des possibilités d’économies considérables, qui sont à peine défrichées dans le secteur public. Pourtant la recette est connue :
. professionnaliser l’achat, étudier le marché, déterminer la stratégie par famille d’achats,
. négocier avec les fournisseurs, en réduire le nombre,
. mutualiser et massifier les achats (groupements d’achats permis par le nouveau Code des marchés publics),
. utiliser les méthodes modernes dématérialisées (« e‑procurement », enchères inversées), avec des précautions pour respecter le Code des marchés publics.
Les résultats ? Une plus grande sûreté et qualité des achats et surtout des économies substantielles sur les achats et sur les « coûts de l’achat ». Les mesures intéressantes sont ici le seuil de criticité, les niveaux de regroupement et bien sûr les coûts et délais des achats.
Les autres activités de support général (finances, ressources humaines, informatique)
Ces « back-offices » sont surtout affectés à des tâches procédurées. La notion de temps moyen par dossier est ici souvent pertinente. Les solutions se trouvent en général dans :
• la standardisation des tâches (le niveau de standardisation est donc aussi un indicateur intéressant),
• l’optimisation des processus (réingénierie),
• souvent la massification des volumes qui permet l’industrialisation, la montée des compétences et finalement l’automatisation (seuils critiques de productivité et d’informatisation),
• la mutualisation qui permet la massification (les fameux centres de services partagés ou CSP qui commencent à voir le jour dans les départements autour des préfectures, dans les groupes d’hôpitaux, etc., comme ils se sont déjà développés dans le secteur marchand).
Dans l’administration aussi, les tâches les plus standardisées sont souvent plus faciles à automatiser, et ce d’autant plus que les services sont partagés dans un CSP. La future application CHORUS de gestion de la dépense publique et des comptabilités publiques va certainement s’accompagner d’un fleurissement de CSP administratifs.
Les résultats attendus sont bien une focalisation du traitement des dossiers sur un moins grand nombre de personnes (car qu’un agent traite seulement un dossier tous les trois jours, voilà qui coûte cher au contribuable), des coûts informatiques réduits (le tout à qualité et taux de rejet au moins constants) et finalement un meilleur service offert.
Mais alors, l’Administration, c’est à peu près comme le privé ?
Bien sûr que non, car les secteurs public et privé ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. Par exemple parce que l’entreprise marchande a une mission : faire des bénéfices – les actionnaires sont là pour y veiller. L’Administration n’a pas de tel régulateur automatique ; elle ne va pas tomber en faillite demain par mauvaise gestion. De plus, l’Administration doit offrir ses services de façon égale à tous les citoyens, alors que l’entreprise peut choisir ses clients.
Mais les différences ne doivent pas servir de prétexte à une faible efficience. Dans certains cas, ces contraintes conduisent des administrations à agir de façon non optimale : par exemple, on contrôle les frais de déplacements des missionnaires avec un luxe de détails qui finalement coûte plus cher que les éventuelles fraudes qui seraient intervenues en leur absence. Ce contrôle « pour l’exemple » et pour respecter au pied de la lettre la réglementation n’est pas systématiquement une obligation de l’administration. Les préfectures contrôlent bien la légalité des marchés passés par les communes souvent sur la base d’échantillons !
Le concept d’égalité (la même loi pour tous) devrait être revisité dans cette optique en remplaçant « égalité » par « équité ». Cette réflexion est d’ailleurs rendue nécessaire par la multiplication des canaux de relation entre citoyen et administration : les réductions d’impôt offertes aux internautes ne sont-elles pas un pas dans cette direction ? Mais au-delà, l’égalité de traitement est nécessairement limitée ; question : jusqu’où ? Un exemple entre mille : quels sont les coûts supplémentaires occasionnés par le maintien des services publics en zone rurale ? Où fixer la limite ?
Plus généralement il paraît nécessaire d’éclater la question du lien entre efficience et spécificité de l’administration en trois questions :
1) Les contraintes auxquelles les administrations sont soumises leur sont-elles toutes spécifiques ?
La LOLF (la nouvelle constitution financière de l’État), dans son esprit, conduit à appliquer à l’administration l’ensemble des règles du secteur privé, sauf s’il existe des spécificités dûment justifiées ; ce travail de justification reste à faire, notamment dans le cadre d’une recherche de gains de productivité.
2) Les contraintes justifiées conduisent-elles réellement à mettre en place des mesures lourdes ou coûteuses ?
Par exemple, la nécessité des contrôles n’oblige pas forcément à adopter des modèles centralisés : avec les outils de l’informatique moderne de nombreux contrôles peuvent s’automatiser dans le flux des workflows.
3) Et d’ailleurs, les mesures prises pour faire face aux spécificités sont-elles réellement si coûteuses ?
Toujours avec le même exemple, la centralisation n’est pas nécessairement plus coûteuse : elle l’est parfois beaucoup moins qu’une parallélisation de tâches sur de multiples sites.
Durant l’ère de la consommation de masse, les grandes entreprises ont souvent eu tendance à se comporter comme des administrations. La révolution qui les a contraintes au changement a été l’avènement du client individualiste. C’est bien à la même mutation que se trouve confronté le service public, qui ne connaît encore que l’assujetti, le citoyen, le contribuable… et non la personne. La dépersonnalisation du service public risque de mener à l’autoprotection du fonctionnaire. Reconnaître la singularité de la demande, c’est accepter d’innover dans la réponse aux besoins, tout en réduisant les frais de support : le gain de qualité.