Pour le partage du travail
La première raison de la réduction du temps de travail est la lutte contre le chômage. Depuis 1983, presque toute la droite et une fraction de la gauche française entendent enrayer sa progression en “ retrouvant le chemin de la croissance ”, d’ailleurs sans savoir comment y parvenir, tant est forte la “ contrainte extérieure ”.
Mais la “ reprise ”, quand elle eut lieu de 1985 à 1990, et depuis 1997, est à peine parvenue à faire reculer le chômage, et encore sous forme d’emplois précaires, vite effacés avec le retour du cycle.
Les raisons d’un partage du travail
Ces politiques n’ont su mener qu’aux trois millions de chômeurs déclarés, cinq en réalité1. Et avec eux, le cortège des malheurs : exclusion, délinquance, racisme… Quasiment aucune famille n’échappe au fléau. Ceux qui ont encore un travail ne ménagent pas leur peine pour ne pas être « mal vus ». Pour les chômeurs, la souffrance est la même, si la cause est inverse : celle de se sentir inutile. Dans les deux cas, le coût est très lourd : dépressions, stress, alcoolisme, consommations de somnifères ou d’anxiolytiques, accidents, somatisation.
La réduction du temps de travail, c’est d’abord rétablir la santé de chacun et la cohésion sociale.
Mais elle a d’autres dimensions. Avant tout : la reconquête de temps libre. Une société d’individus libres est une société d’individus ayant du temps libre. Notre modèle productiviste a fonctionné sur un partage purement quantitatif des gains de productivité : une conception du progrès s’est ainsi fondée sur la croissance du volume des marchandises consommées. Dès 1968, la contestation de ce modèle a émergé. Plus tard, les écologistes ont mis en évidence l’impasse d’un système basé sur le pillage des ressources de la planète, et aboutissant à un accroissement des pollutions tant locales que globales.
La contrepartie du progrès technique ne peut plus être un tel « partage des fruits de la croissance ». Le progrès se mesurera demain par la croissance du temps libre pour tous, combiné à une meilleure qualité des relations sociales. Notre principal déficit dans la recherche du bonheur n’est pas un manque « d’avoir », mais un manque « d’être ». Nous n’avons tout simplement pas le temps de faire ce que nous voudrions faire. Le progrès technique lui-même doit être réorienté vers l’efficacité-matière (diminution de la pollution par unité produite) plutôt que vers l’efficacité-travail : c’est la condition sine qua non pour tenir les engagements de Rio et de Kyoto.
Enfin, un modèle centré sur la croissance du temps libre est beaucoup moins sujet aux contraintes internationales qu’un modèle fondé sur la consommation. Investir dans la qualité de vie, disposer de son temps libre pour le sport, l’art, ou la conversation intime ne nécessitent guère d’importations. Sans être du protectionnisme, c’est un retour vers un régime plus autocentré, à la portée de la régulation organisée par des sociétés démocratiques.
Contre le chômage, le partage du travail
La réduction du temps de travail apparaît ainsi comme une nécessité sociale. Il s’agit de redistribuer très rapidement la somme de travail fixée par la conjoncture et la politique économiques entre ceux qui en ont trop et les chômeurs ou précaires. Un objectif serait de passer très vite à 32 heures par semaine, en privilégiant la semaine de quatre jours2.
Cette conception du partage du travail n’a rien à voir avec le partage du chômage et la précarisation (en premier lieu pour les femmes du tertiaire) vendus sous l’étiquette abusive de « partage du travail » depuis 1992. Je parle ici d’une réduction du temps de travail normal pour un salaire normal (permettant, par exemple, à une mère célibataire de vivre normalement). Ce qui n’exclut évidemment pas la promotion du temps véritablement choisi, avec droit au retour au temps plein et « second chèque » (financé par le coût du chômage évité) pour compenser la baisse du salaire. Car tout le monde ne souhaite pas arbitrer de la même façon entre travail et revenu.
Au début des années quatre-vingt-dix encore, les socialistes au pouvoir se riaient des Verts qui proposaient alors les 30 heures pour la fin du siècle. Tirant le bilan de leurs échecs, ils se sont peu à peu ralliés à leurs vues. La majorité plurielle de 1997 a été élue principalement sur « les 35 heures, vers les 32 heures ». La loi Aubry de juin 1998 est un grand premier pas dans cette direction, malgré ses limites.
En France, la généralisation des 35 heures pour tous sauverait plus de deux millions d’emplois3. Elle pourrait être largement compensée en moyenne sur le salaire, sans compromettre la rentabilité ni la compétitivité des entreprises. D’une part, une diminution de la durée du travail n’abaisse pas d’autant la quantité de travail fourni, les dernières heures de travail étant les moins productives. Le gain de productivité provoqué par la réduction du temps de travail elle-même explique que celle-ci ne dégage pas autant d’emplois qu’une règle de trois aurait pu le faire croire. En revanche, elle permet de payer une partie des heures non effectuées. D’autre part, le retour à l’emploi de chaque million de chômeurs diminuerait la masse des prestations sociales à verser et augmenterait la base cotisante. Le coût indirect du chômage pourrait donc être partiellement restitué au salaire direct (ce qui est fait par les primes de la loi Aubry).
Cette diminution massive et générale de la durée du travail, compensée largement au niveau des salaires, n’est donc possible que si la loi en donne le signal. C’est la condition absolue pour que les entreprises qui s’y engagent soient sûres que leurs concurrentes en feront autant ; c’est la condition pour que la chute du chômage soit assez massive et prévisible pour diminuer les cotisations sociales. À la limite, une coordination de la réduction du temps de travail en Europe éliminerait 90 % des problèmes de concurrence : enjeu pour les élections européennes !
Jusqu’au 1er janvier de l’an 2000, la loi Aubry reste malheureusement facultative comme la loi de Robien : même si les entreprises qui « se lancent » sont fortement subventionnées, elles restent peu nombreuses.
La coordination par la loi n’exclut d’ailleurs pas la négociation au niveau de l’entreprise des modalités d’adaptation, elle la suscite plutôt. La période de négociation avant l’an 2000 permet de mesurer les difficultés et les compromis possibles.
D’abord, les heures supplémentaires autorisées. Un contingent trop fort permettrait d’ignorer la loi. Mieux vaut une stricte limitation et une nouvelle tarification, dissuasive tant pour l’employeur (sous forme de surcotisations à l’UNEDIC ou d’octroi au travailleur d’un repos compensateur de plus en plus important chaque année) que pour le salarié (taux horaire faiblement majoré).
Ensuite, la fameuse « annualisation ». Le patronat en espère une totale flexibilité des horaires, privant le salarié de tout contrôle de sa vie privée. Ce n’est pas une raison pour la rejeter sans même l’avoir négociée. Les 35 heures, c’est aussi 22 jours de congés payés supplémentaires ; la semaine de 4 jours, ça peut vouloir dire avoir des vacances encore plus longues. Dans les accords véritablement négociés en 1998, patronat et syndicats ont souvent trouvé un « panachage » optimal de semaines de travail réduites et de congés allongés, et c’est très bien ainsi.
Enfin, la compensation salariale des heures perdues ne devrait pas être uniforme, car il est déjà dur de vivre avec le SMIC. Plutôt que de geler les salaires de tous, mieux vaut un maintien intégral du salaire jusqu’au plafond de la Sécurité sociale et une non-compensation progressive au-delà. Cela aboutira à un rétrécissement de l’éventail des salaires, comparable à ce qui existe actuellement en Allemagne.
Aménager le travail, financer l’emploi
Les nouveaux emplois créés exigent des postes de travail, qui ont un coût. C’est pourquoi il faut que les entreprises conservent une capacité d’investir. Pour fournir des postes de travail à deux millions de chômeurs, il faudrait investir cinq fois plus que ne le font chaque année toutes les entreprises ! Gageure impossible. D’autres solutions, plus économiques, s’imposent. On peut mettre une équipe de plus là où le travail par équipes successives existe déjà, et mettre deux équipes de 32 heures là où il n’existait pas. Cela exige une remise à plat de l’organisation du travail, et une réflexion de fond sur les missions à améliorer. Mais on n’évitera pas une baisse des coûts unitaires du travail.
C’est possible, par une réforme massive de la fiscalité. Déjà les cotisations-maladie des salariés ont été transférées à la CSG, le salaire va être retiré progressivement de la base de la taxe professionnelle. Il faut aller plus loin : élargir la base des cotisations-employeurs à toute la valeur ajoutée, faisant ainsi « cotiser les machines et les profits financiers ». La taxe générale sur les activités polluantes permettra, elle, de faire « cotiser l’énergie et la pollution », tout en limitant les gaz à effet de serre et le nucléaire.
La baisse considérable des prélèvements sur le salaire brut qui en résultera permettra de maintenir le salaire net des plus mal payés, sans peser excessivement sur les entreprises de main-d’œuvre.
Quant aux « hauts salaires », appelés à une non-compensation partielle, ils ne doivent pas oublier les aspects positifs : une journée supplémentaire de temps libre par semaine, qu’on peut regrouper en congés payés ou en années sabbatiques. D’autre part, cette baisse de salaire sera compensée par la hausse du revenu familial grâce au recul considérable du chômage des jeunes.
Défi pour les ingénieurs et les organisateurs, la réduction du temps de travail est la clé d’un XXIe siècle pacifié.
____________________________________
1. L’Association CERC chiffre ainsi à cinq millions le nombre de personnes privées d’emploi. Le Commissariat général du Plan estime que sept millions de personnes sont touchés par le sous-emploi (chômeurs, temps partiel subi, préretraités, formation).
2. Voir mon livre La société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale, réédition. La Découverte, Paris, 1998.
3. L’Observatoire français de la conjoncture économique pronostique deux millions d’emplois pour le passage direct aux 35 heures, plus ou moins 500 000 selon les conditions de compensation salariale et d’usage des machines.