Pour l’honnête curieux
Pour faire face à la crise de la musique classique enregistrée, les éditeurs ont deux solutions : rééditer les enregistrements historiques, ou trouver des oeuvres de compositeurs ignorés ou des pièces peu enregistrées de grands maîtres. La plupart d’entre eux font l’un et l’autre. Les plus courageux confient des pièces majeures à de jeunes interprètes géniaux qu’ils sélectionnent avec rigueur – finie la complaisance vis-à-vis des copains et des chapelles. Au total, cette crise a au moins un avantage pour l’amateur éclairé : on ne publie pratiquement plus d’enregistrements médiocres.
Quatuors
Vous ignorez sans doute Bernhard Molique, violoniste et compositeur allemand (1801−1869), dont deux Quatuors (opus 18) sont enregistrés par le Mannheimer Streichquartett1. Molique, clairement influencé par les Quatuors de Beethoven, est un maître de l’écriture, un merveilleux mélodiste, et ces deux quatuors, à mi-chemin entre Beethoven et Mendelssohn, tiennent parfaitement la route. Courez donc réparer cette lacune : vous en retirerez l’un de ces petits plaisirs sans lesquels la vie serait bien terne.
Le Quatuor Rosamonde, bien connu des habitués des festivals de quatuors, a travaillé depuis vingt ans avec Henri Dutilleux son Quatuor Ainsi la nuit dont il donne un nouvel enregistrement, avec le Premier Quatuor “Métamorphoses nocturnes” de György Ligeti, et, en sextuor avec Antoine Tamestit et Jérôme Pernoo, La Nuit transfigurée de Schönberg2. Rapprocher ces trois oeuvres majeures du XXe siècle, écrites sur un thème commun, permet de parcourir les formes successives de la musique contemporaine en restant dans le même climat. La Nuit transfigurée, oeuvre de jeunesse de Schönberg, sans doute ce qu’il a écrit de plus achevé en musique instrumentale, est à la limite du postromantisme et de l’expressionnisme, et son interprétation, ici, tragique comme la musique d’un film de Hitchcock. Le 1er Quatuor de Ligeti est dans la lignée de ceux de Bartok, avec des recherches qui annoncent les oeuvres plus personnelles à venir. Et Ainsi la nuit, sommet de l’oeuvre de Dutilleux, est une pièce monumentale et ambitieuse dont on découvre à chaque écoute une facette jusque-là cachée. Voilà de la très grande musique du dernier demi-siècle, à la fois totalement novatrice et parfaitement accessible, et qui réjouit l’âme.
Symphoniques
Eine Alpensinfonie (une symphonie alpestre) est un des moins joués des poèmes symphoniques de Richard Strauss, et un des plus classiques. Composée peu après la mort de Mahler, treize ans après La Nuit transfigurée de Schönberg, c’est une oeuvre tonale, sans aucune innovation, dans la droite ligne de Liszt, Wagner, Tchaïkovski. Et pourtant, si l’on veut bien faire abstraction du programme dérisoire (une promenade en montagne) sur lequel elle est bâtie, c’est un plaisir de tous les instants, grâce à une de ces orchestrations foisonnantes et raffinées dont Strauss avait le secret, et à des lignes mélodiques exquises. Le Gustav Mahler Jugendorchester fait merveille – en particulier cuivres et bois – dans le récent enregistrement dirigé par Franz Welser-Möst3.
Ludwig Thuille, contemporain et ami de Strauss (mais mort quarante ans avant lui), est bien oublié. Un disque récent de l’Orchesta Haydn di Bolzano e Trento dirigé par Alun Francis permet de le découvrir à travers deux oeuvres dans le plus pur style schumannien : le Concerto pour piano en ré majeur (soliste Oliver Triendl) et la Symphonie en fa majeur4. C’est bien écrit, un peu académique, très agréable, et bien mieux que Saint-Saëns.
Qigang Chen est, avec Tan Dun, un des plus connus des compositeurs chinois contemporains. Maître de l’orchestration comme Tan Dun, il a oscillé entre des styles divers, ce dont témoigne l’enregistrement en 2005 d’Extase pour hautbois et orchestre, Yuan pour grand orchestre, L’Éloignement pour orchestre à cordes, par l’Orchestre Philharmonique de Radio-France (dir. Leonard Slatkin et Yves Prin), et San Xiao pour quatre instruments traditionnels chinois5. Yuan est un nécessaire tribut payé dans les années quatre-vingt au nouvel académisme français (Boulez, Baillif, Jolas), San Xiao une tentative réussie de marier la musique traditionnelle et la musique occidentale ; Extase et surtout L’Éloignement (2004), qui renouent avec la musique tonale, sont des œuvres fortes, évocatrices, remarquablement orchestrées, que Ravel et Debussy auraient aimées, et qui augurent bien de l’avenir de l’école chinoise de musique contemporaine.
Claviers
Simon Simon (1734−1787) est un des derniers artisans de la musique française de clavecin qui allait disparaître avec l’Ancien Régime. Jean-Patrice Brosse6 joue 17 pièces de l’Œuvre 1re aux titres évocateurs comme cela se pratiquait alors (La de Broglie, La d’Eaubonne, etc.). C’est joli, suranné, et empreint de la nostalgie du temps de Louis le Bien-Aimé, où l’aristocratie vivait ses dernières décennies d’insouciance.
Brahms est aux antipodes de l’élégance légère. Si l’on excepte Samson François, qui affirmait ne jamais jouer Brahms pour ne pas s’abîmer les doigts, tous les grands interprètes se sont colletés avec sa musique de piano. Nicholas Angelich, qui vient d’enregistrer quatre Ballades de l’opus 10, deux Rapsodies de l’opus 79, et les Variations sur un thème de Paganini7, a choisi de jouer Brahms comme on joue Chopin, ni trop dur, ni trop distancié, et avec le maximum de couleurs. À cet égard, on avouera une préférence pour la Ballade n° 4, dont l’interprétation tendre, lumineuse et nostalgique d’Angelich évoque irrésistiblement Une partie de campagne de Renoir.
Le disque du mois
Le Quatuor Artemis s’est adjoint deux instrumentistes du Quatuor Alban Berg, Thomas Kakuska, alto, et Valentin Erben, violoncelle, pour enregistrer trois pièces pour sextuor : le Sextuor qui ouvre Capriccio de Richard Strauss, la transcription de la Sonate opus 1 en si mineur en un mouvement d’Alban Berg et La Nuit transfigurée de Schönberg8. Le Sextuor de Strauss, que l’on ne joue jamais hors de l’opéra dont il constitue le début, est une petite merveille de musique décadente et raffinée, dont on parvient mal à imaginer qu’elle fut écrite au cœur du IIIe Reich en pleine Deuxième Guerre mondiale. L’interprétation de La Nuit transfigurée est plus détachée, plus colorée, moins sombre, moins expressionniste que celle du Quatuor Rosamonde (voir ci-dessus). La transcription de la Sonate de Berg est une révélation : comment rendre lumineuse une pièce complexe écrite pour le piano en la transcrivant pour sextuor à cordes. Au total, un très grand disque (dédié à la mémoire de Thomas Kakuska, disparu depuis).
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1. 1 CD CPO 777149–2.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV706021.
3. 1 CD EMI 3 34569 2.
4. 1 CD CPO 777008–2.
5. 1 CD VIRGIN 0946 344693 2 6.
6. 1 CD PIERRE VERANY PV706022.
7. 1 CD VIRGIN 0946 332628 2 9.
8. 1 CD VIRGIN 0946 335130 2 0.