Pour qui roulent les polytechniciens ?
Voici un titre accrocheur pour un article qui risque de jurer avec la ligne éditoriale de notre vénérable magazine.
Aussi, je souhaite tout d’abord remercier la rédaction de La Jaune et la Rouge d’avoir créé cette rubrique « Libres propos » et de me permettre de m’y exprimer librement. En effet, je ne suis pas un « expert », je n’occupe pas un poste important dans quelque grande institution française ou européenne, je ne fais partie d’aucun corps de l’État, je ne suis ni chercheur ni enseignant à l’École, je n’ai pas fondé mon entreprise et je ne suis pas un Business Angel, je ne travaille pas dans une entreprise de Conseil et je ne détiens aucune vérité sur la situation économique actuelle.
Bref, je suis un homme tout ce qu’il y a de plus normal, polytechnicien par hasard, citoyen en particulier, et qui se pose des questions sur le monde que l’on vit, le monde que l’on nous promet et le monde que j’entrevois en lisant tous les mois cette revue. Ces lignes sont donc un écho aux intéressants et enrichissants « Libres Propos » de Jacques Bourdillon (n° 581 : « Le XXIe siècle : idéologies, peurs, besoins non satisfaits ») et Jacques Méraud (n° 582 : « L’Organisation mondiale du commerce et les services »).
Loin de moi l’idée de les critiquer point par point. Mais voici pêle-mêle certaines des idées fortes que j’en retiens et qui me choquent :
- la libéralisation des échanges est nécessaire pour l’économie, le développement, la démocratie ; elle doit être exigée en contrepartie d’une aide au développement des pays pauvres ;
- chaque pays doit s’engager sur les services qu’il veut libéraliser ;
- on peut imposer le libéralisme à l’étranger, mais pas de normes sociales ;
- certains mouvements désordonnés et peu dignes de foi (Pôrto Alegre, Seattle) mettent en cause les effets dévastateurs de cette mondialisation, montrent du doigt l’OMC et le FMI, alors que nos exportations florissantes créent plus d’emplois que ceux qui sont perdus par les délocalisations ;
- il existe en France un puissant courant antiscientifique qui diabolise par exemple les OGM, la chimie, le nucléaire, sauveurs de l’humanité par les promesses de progrès qu’ils portent en eux ;
- nous pouvons remercier les récents sommets de Doha, de Johannesburg, de Monterrey, de proposer une dynamique de progrès mondial vers le développement durable ;
- l’urbanisation est inévitable, elle n’est pas si vilaine car elle permet à chacun de trouver un travail et d’aller au supermarché plus facilement, etc.
Alors, oui, je suis choqué par cette rhétorique « économiquement correcte », par ces évidences non prouvées que l’on n’a plus besoin de démontrer. Bien sûr je connais un peu de théorie économique qui prouve que chaque pays doit se spécialiser dans un domaine (Ricardo). Mais bizarrement, depuis trente ans, le chômage français et européen augmente inexorablement.
Alors où sont les emplois supplémentaires qui comblent les emplois perdus ? Où est ce fameux progrès social et économique quand le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) ou l’INSEE constatent une dégradation de nos conditions de travail avec le développement de l’intérim et de la flexibilité, une menace sur nos retraites, sur notre assurance maladie, sur nos services publics (EDF, France Télécom, bientôt La Poste), une augmentation des inégalités entre riches et pauvres au sein des pays riches, une diminution du revenu moyen des mères célibataires, une diminution de l’âge légal du travail, etc. ?
À vrai dire, certaines de mes lectures répondent à mes questions : ainsi j’apprends par un économiste (Les 35 mensonges du libéralisme par M. Lainé, éd. Albin Michel) comment l’on peut démonter et nier scientifiquement les idées de l’économiquement correct qui nous entoure (« la taxation des entreprises est un frein à la croissance », « la croissance est synonyme de diminution du chômage »…).
Ou bien je lis dans les déclarations de certaines ONG que le sommet de Doha représente plutôt un échec qu’une réussite. Ou encore, sous la plume de J. Testard, biologiste, que les OGM n’ont toujours pas fait la preuve de leur avantage au bout de six années de diffusion massive sur la planète. J’ai aussi le sentiment que le nucléaire, après Tchernobyl, représente un risque certain pour l’humanité, j’apprends que des problèmes de santé publique nouveaux apparaissent (stress des cadres, vache folle, allergies au soja, asthme et pollution atmosphérique).
Pourtant, malgré tout cela, chaque fois que j’ouvre La Jaune et la Rouge, je retrouve ces mêmes avis d’experts qui me tiennent un discours complètement opposé. Comment cette magie opère-t-elle ? Les polytechniciens auraient-ils la science infuse, contre tous ces obscurantistes qui tiennent la science pour un élément négatif et effrayant, et qui osent contester notre système économique et politique ? Pourquoi donc mes camarades semblent-ils préférer le discours ambiant politiquement correct de nos gouvernants à Davos et à Bruxelles plutôt que l’expression des citoyens qui exigent plus de pragmatisme et de démocratie à Pôrto Alegre et à Seattle ? L’exemple du In Memoriam dithyrambique sur Maurice Lauré, inventeur de la TVA, impôt inégalitaire par excellence, est un bon exemple de ce décalage.
Je constate d’autres éléments choquants dans la vie de notre école. Ainsi la Fondation de l’X qui parle, sur la page d’accueil de son site, d’adaptation aux besoins de l’économie, de développement de l’esprit d’entreprise des élèves, d’entreprises mondialistes, de création de valeur, et qui remet chaque année un prix Pierre Faurre au contenu évocateur.
Ou bien, sur http:// www.polytechnique.fr/inf/actu/Durable.html, j’apprends que l’X et EDF inaugurent une chaire d’enseignement sur le développement durable avec un mastère à la clé, et ce pour répondre aux futurs besoins d’EDF et de l’économie. Alors voilà, ça y est, M. Esambert avait raison : nous sommes tous des officiers de la guerre économique ! L’entreprise est devenue le nouveau moteur de la société, qui donne de l’emploi, propose le programme d’enseignement, donne des financements. Je comprends mieux alors la présence systématique de la page de XMP-Entrepreneur dans cette publication, et dont le contenu me paraît discutable. L’entreprise est notre modèle, et tant pis pour mes nombreux camarades, collègues, parents, qui, bizarrement, n’y ont toujours pas trouvé leur bonheur.
Nous y voilà donc : nous vivons dans un monde où l’homme en général, et le polytechnicien en particulier, est au service de l’économie, d’une économie dont on aurait prouvé scientifiquement qu’elle ne peut être que mondialisée et libérale. Mais j’ai pourtant du mal à le croire. Après tout, il me semble que l’économie n’est pas une science dure, bien au contraire. Les récents échecs de la mise en pratique de ses théories devraient l’inciter à se remettre en question (crises asiatiques, Argentine, privatisations du rail anglais, de la poste suédoise, modèle américain inégalitaire, déclarations récentes du prix Nobel J. Stiglitz, affaire Enron, etc.).
L’économie est enseignée à l’X, mais l’est-elle comme une science exacte ou comme un modèle imparfait ? Le libéralisme et l’entreprise seraient-ils vraiment la solution à tous nos maux ? Ne peut-on s’intéresser à la vie de la cité qu’en créant une entreprise ou en travaillant pour la finance et le conseil ? L’École ne propose-t-elle que ce seul projet de vie, ce seul objectif à mes jeunes camarades ?
Pour moi, il est clair qu’en l’absence de théorie économique prouvée par l’expérience, les orientations économiques de notre société sont avant tout des choix politiques. Et le discours économique sous-jacent dans notre revue et dans les programmes de l’École et de la Fondation est lui aussi politique.
Les polytechniciens ont perdu la neutralité dont ils se targuent. Les élèves n’ont plus le choix, les anciens non plus. Tout est libéral, il n’y a plus de projet ou d’enseignement social, d’ouverture à d’autres modèles économiques. Nous sommes tous sous le charme d’une mélopée partisane.
L’affaire est entendue lorsque je lis le programme des « Petits-déjeuners polytechniciens » de l’année passée. J’y vois intervenir des chefs d’entreprises, le président du MEDEF, des ministres du gouvernement actuel, bientôt le Premier ministre. Dois-je y chercher la preuve indéniable d’une certaine ouverture d’esprit, d’une universalité polytechnicienne ? Suis-je malhonnête lorsque j’y vois principalement les représentants du gouvernement et du patronat français ? Serai-je qualifié de réactionnaire si je m’inquiète des forts liens tissés entre la communauté polytechnicienne d’une part, et les représentants d’une caste dirigeante et puissante d’autre part ? Quand verrons-nous aux Petits-déjeuners des penseurs ou des activistes porteurs d’un autre message, d’un autre projet, ou des représentants de la « France d’en bas » ?
Les élections présidentielles de 2002 ont montré le peu de confiance qu’ont les Français dans les grands partis. Des idées alternatives et généreuses gagnent du terrain. Je pense aux ONG, aux mouvements qui réclament plus de démocratie dans l’OMC, au sein de l’Europe, une meilleure cohésion sociale, un meilleur partage des richesses au niveau mondial.
Je pense aux mouvements qui défilent à Pôrto Alegre pour montrer qu’ils ont autant à dire sur le monde que les puissants qui se barricadent à Davos ou aux sommets des pays les plus industrialisés en proposant le libéralisme comme seul projet de société. Je pense à ceux qui défilent ce mois-ci pour dire leur inquiétude face à des perspectives de guerre que certains veulent nous imposer.
Mais de quel côté se situent les polytechniciens ? Sont-ils sur un piédestal à contempler les soubresauts de l’Histoire ? Ou bien participent-ils à l’amélioration du monde par le doute, le questionnement scientifique, l’engagement politique ?
À l’heure où l’on crée l’hymne de notre École, peut-on encore en chanter la devise ou doit-on la transformer en : Pour l’Entreprise, le Libéralisme, l’Argent ?
Commentaire
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Bravo
Cela fait plaisir de lire cette tribune. Peut-être moins de voir qu’elle a déjà presque 10 ans et que certains aspects évoqués n’ont pas beaucoup évoluées.