Pour un droit probabiliste
Les logiques juridique et scientifique sont-elles compatibles ?
Au cours du XXe siècle, et de façon plus marquée dans le courant de sa deuxième moitié, la démarche scientifique a utilisé de plus en plus souvent le puissant outil que constitue l’analyse probabiliste des situations. La physique moderne nous a montré que des événements ordinaires et reproductibles, que nous percevons comme de nature déterministe, reposent en fait sur des phénomènes aléatoires dans l’infiniment petit.
Cependant, à ce jour, dans le domaine du droit la vérité reste essentiellement binaire. Prenons un exemple connu : Omar Haddad est-il coupable d’avoir tué Madame Marchal ? À cette question, le juge n’envisage qu’un type de réponse possible : oui ou non. Aucun juriste n’imaginerait que Omar Haddad puisse être coupable avec une certaine probabilité, et innocent avec la probabilité complémentaire. Certes le doute est permis quant au degré de responsabilité éventuel de l’auteur de l’acte (et d’ailleurs reconnu, soit par la possibilité d’acquittement pur et simple, soit par l’obtention de circonstances atténuantes), mais il demeure que, selon le mode de raisonnement juridique, il y a soit culpabilité, soit innocence, et non les deux à la fois.
Au contraire, dans le domaine scientifique, pour obtenir une représentation plus correcte de la réalité, on est conduit de plus en plus souvent à remplacer le déterminisme par la probabilité. Et cela affecte également les applications de la science au service du droit. Même dans les cas où le responsable ou coupable d’un sinistre ou d’un crime est bien identifié, lorsque l’expert technique ou médical est convoqué devant le tribunal pour donner son avis sur tel ou tel aspect, il est exceptionnel qu’il puisse répondre catégoriquement par oui ou par non à la question posée.
Le plus souvent la relation de cause à effet sera très probable, probable ou peu probable : il est très rare qu’elle soit certaine à 100 %. De telles circonstances existent d’ailleurs non seulement au pénal, mais aussi au civil. Dans ce dernier cas la notion de responsabilité est très souvent découplée de celle de culpabilité. On peut être responsable sans être coupable. C’est là le pain quotidien des compagnies d’assurances qui font face à des demandes d’indemnisation justifiées même dans des cas où aucun coupable ne peut être désigné.
Face à ces situations d’incertitude, de tout temps et aujourd’hui encore le juge, comme Salomon ou saint Louis sous son chêne, a coutume de trancher » en son âme et conscience « . C’est d’ailleurs là ce qu’il considère comme étant l’essence même de son rôle, ce qui lui donne sa noblesse. Mais examinons plus avant ce qui se passe dans différentes situations d’incertitude.
La logique actuelle du droit s’applique sans difficulté lorsqu’il existe une quasi-simultanéité entre l’effet et la cause : le coup de couteau est immédiatement suivi par la blessure et sa constatation. Si l’auteur est identifié de façon certaine, alors la cause est entendue : le choix de la sanction pour l’auteur de l’acte et de la réparation pour la victime dépendra de l’appréciation des motivations et des responsabilités et constitue par excellence le domaine réservé où doit s’exercer la justice.
Les difficultés surviennent lorsque l’effet apparaît longtemps après la cause : le cancer de la plèvre apparaît de nombreuses années après le travail sur l’amiante qui en est probablement responsable. La coïncidence temporelle ne peut plus être alors invoquée comme preuve. On aura recours à la science et aux experts pour découvrir une relation causale. Dans un certain nombre de cas, l’effet (une maladie, par exemple) est si spécifique que la relation mise en évidence peut être considérée comme très probable. Ce fut le cas pour les affaires du sang contaminé et de la vache folle.
Dans de nombreux autres cas, l’effet (cancer, allergie, affections cardiovasculaires ou respiratoires) peut résulter de multiples causes ; parmi celles-ci la cause incriminée (radiations dues à l’énergie nucléaire, dioxines dues à un incinérateur, tabagisme passif, produits chimiques inhalés ou ingérés, ozone…) peut n’avoir apporté qu’une faible contribution.
Il ne faut pas oublier non plus que certains états pathologiques peuvent survenir spontanément en l’absence de toute cause identifiable. Dans les cas où le retard dans l’apparition des effets est conjugué avec la multiplicité des causes possibles, il y a un véritable problème : d’où les réflexions et propositions qui suivent.
Pour les cas d’exposition à risque reconnu, on distingue jusqu’à présent deux pratiques suivant le statut de la victime : la première, appliquée en matière de droit du travail dans de nombreuses conventions collectives et dans la législation des maladies professionnelles, donne l’avantage du doute au salarié ; la deuxième, qui concerne le grand public généralement soumis à de faibles ou très faibles expositions à risque, n’envisage pratiquement jamais d’indemnisation au point que les revendications dans ce sens sont exceptionnelles.
Exemples : sclérose en plaques et cancer de la thyroïde
Mais, dans ce dernier cas, la judiciarisation croissante de la société fait augurer une évolution des pratiques. Par exemple, certains malades atteints de sclérose en plaques ont cru pouvoir mettre en cause la vaccination contre l’hépatite B. Les preuves épidémiologiques d’une relation entre la vaccination et le développement de la maladie sont faibles sans qu’on puisse, pour autant, l’exclure1. L’éventualité que l’État soit condamné a conduit à renoncer à la pratique de la vaccination obligatoire, ce que certains médecins considèrent comme une erreur qui aura des conséquences sanitaires bien plus graves que n’aurait pu avoir le maintien pur et simple de l’obligation. Par exemple, la suppression d’un incident affectant une personne sur un million pourrait avoir comme contrepartie l’apparition d’une dizaine de pathologies graves, avec peut-être plusieurs décès : mais les débats entre experts sur ce point ne sont pas clos.
Un autre exemple est donné par les procès qui sont actuellement intentés contre l’État par des malades souffrant de cancers de la thyroïde, au motif que ces cancers seraient dus au nuage de Tchernobyl et qu’ils auraient pu être évités si l’État avait interdit la vente de produits réputés contaminés ou recommandé la prise préventive de pilules d’iode. Toutes les études épidémiologiques menées jusqu’à présent concluent à l’absence d’effet » Tchernobyl » dans l’évolution du nombre de cancers de la thyroïde en France. Toutefois ces études ont un caractère statistique et ne peuvent donc pas exclure que tel ou tel cas soit lié, effectivement, à la désintégration d’un seul atome d’iode provenant du nuage qui a bien survolé la France. Que pourra alors décider un juge placé devant la revendication d’un malade qui a souffert dans sa chair pendant de nombreuses années et qui demande réparation ? Dans l’état actuel du droit, il peut soit donner raison au plaignant, soit lui donner tort. Lui donner raison, c’est lui accorder une indemnisation et, dans le même temps, condamner l’État pour faute et créer un précédent qui sera invoqué dans la jurisprudence. Lui donner tort, c’est le priver de cette indemnisation alors qu’aucun expert ne pourra assurer avec certitude que la prise d’une pilule d’iode au bon moment n’aurait pas évité le cancer. Un juge » humain et bienveillant » sera tenté d’accorder le bénéfice du doute au malade plutôt qu’à l’État. Or pratiquement tous les scientifiques sont persuadés que le cancer en question n’est » presque sûrement pas » lié à la catastrophe (mais le diable n’est-il pas précisément dans le » presque » ?).
Ainsi le droit et la science se trouvent-ils en conflit. Rappelons, par ailleurs, que, alors que le message officiel, après la catastrophe, fut » rassurant » en France, il fut » alarmiste » dans des pays voisins comme l’Allemagne, l’Italie ou la Suisse. Ces pays choisirent une politique beaucoup plus sévère en ce qui concerne le retrait de la vente des aliments faiblement contaminés. Cette politique, respectant apparemment ce qui allait devenir le principe de précaution, eut aussi pour résultat d’affoler une partie de la population ayant pu conduire certaines femmes (il y a contestation sur ce point) à se faire avorter de crainte de mettre au monde des bébés anormaux. Peut-être un jour verra-t-on certaines de ces femmes attaquer la puissance publique pour diffusion de fausse nouvelle les ayant conduites à cette décision ? Objectivement on ne peut pas considérer que la politique française fut fautive ou erronée, pas plus, d’ailleurs que celle, inverse, de ces États voisins, car, de l’optimisme inébranlable à l’affolement injustifiable, toutes les nuances d’opinion ont eu cours.
Une proposition de synthèse
Est-il possible de résoudre ce type de conflit entre science et droit qui risque d’ailleurs de concerner des cas nouveaux de plus en plus nombreux dans l’avenir ? Nous pensons que oui si la possibilité est offerte aux juges d’utiliser quantitativement les résultats des études épidémiologiques.
Soit S l’indemnité que le juge déciderait d’accorder à un plaignant pour tel dommage subi dont le responsable serait parfaitement défini. Si ce même dommage apparaît comme pouvant résulter de plusieurs causes dont une seulement engage la responsabilité d’un tiers identifié, il est logique que le juge ne requière du tiers partiellement responsable le versement au plaignant que d’une partie p.S (p compris entre 0 et 1) de la somme S, p représentant la contribution estimée du tiers au dommage subi, c’est-à-dire la probabilité pour que l’action de ce tiers soit la cause effective du dommage. Les différents experts consultés donneront, en général, des estimations différentes pi de la probabilité pour que la cause incriminée (par exemple la vaccination obligatoire contre l’hépatite B) soit à l’origine du dommage (par exemple la sclérose en plaques). Suivant son intime conviction, le juge pourrait retenir une de ces probabilités pm comme celle qui lui paraîtrait à la fois bien-fondée et représentant une juste compensation aux inconvénients supportés par le plaignant. Le juge attribuerait alors au plaignant une indemnité pm x S. Supposons, par ailleurs, que les frais de justice, y compris ceux d’expertise, se montent à une somme D. En toute logique ces frais devraient être partagés dans la même proportion de sorte que la part restant à la charge du plaignant s’établirait à (1- pm) D.
Ainsi, si N est le nombre total de patients ayant contracté la sclérose en plaques après avoir subi la vaccination obligatoire contre l’hépatite B, le coût total pour l’État jugé responsable s’établirait à N x pm (S + D), tandis que chacun des N patients concernés recevrait la somme {pm (S + D) – D}. Si pm est faible, le coût total restera acceptable pour l’État, alors même que chacun des patients victimes aura été raisonnablement dédommagé.
Dans la mesure où la probabilité pm serait inférieure ou très peu supérieure au rapport D/ (S + D) ce qui peut être estimé en ordre de grandeur même avant un procès, alors le gain des plaignants éventuels sera négatif ou très faiblement positif de sorte qu’ils se trouveront dissuadés d’intenter des actions en justice pour des causes peu motivées.
Inversement l’approche déterministe actuelle donne au plaignant abusif une chance réelle d’obtenir gain de cause auprès d’un juge un peu laxiste, ouvrant ainsi la voie, comme nous l’avons signalé ci-dessus, par le jeu de la jurisprudence, à une cascade de plaintes injustifiées qu’il serait difficile de ne pas traiter de la même façon que la première, d’où encombrement inutile des tribunaux et mise à mal des finances publiques, voire incohérence des jugements évidemment soulignée dans les médias.
Des accords plus favorables au plaignant comme ceux en vigueur dans certains secteurs d’activité devraient pouvoir rester possibles et avoir la prééminence sur la procédure décrite ci-dessus.
Parmi les sinistres qui pourraient relever d’une telle approche, citons les cancers du poumon qu’on pourrait attribuer au tabagisme passif, les cancers ou autres troubles provoqués par les dioxines, les troubles dus à la pollution atmosphérique (particules, ozone), certaines maladies qui pourraient être consécutives à une hospitalisation ou à une vaccination, les troubles regroupés sous le nom de syndromes postconflit (ceux du Golfe ou des Balkans), éventuellement les effets du réchauffement climatique quoiqu’on ne voie pas très bien encore quelle instance pourrait faire l’objet d’une plainte dans ce dernier cas, etc. Naturellement la mise en œuvre de cette approche probabiliste nécessite le développement des études épidémiologiques actuellement très insuffisantes en France.
La question des cancers de la thyroïde semblant devoir faire l’actualité dans un avenir proche à la suite des multiples plaintes déposées récemment, nous pensons intéressant d’examiner ce que pourrait donner l’application de la méthode précédente au calcul des indemnités susceptibles d’être versées aux plaignants. Bien sûr, il ne s’agit ici que d’un exercice de démonstration qui a simplement pour objectif d’indiquer un ordre de grandeur afin d’aider la réflexion. En particulier, nous ne prenons pas en compte la spécificité des cancers de la thyroïde radio-induits (papillomes) qui pourrait avoir un double effet : rejet d’un certain nombre de plaintes pour des cancers non spécifiques, ou, au contraire, augmentation des indemnités pour les plaignants atteints d’une forme spécifique du cancer. De même, on ne tient pas compte ici de l’âge des patients irradiés. Il semble, en effet, que seules les thyroïdes des enfants et des jeunes adultes peuvent développer des cancers à la suite d’une irradiation. En tout état de cause ce serait au juge d’arrêter le montant de l’indemnité de référence S et la valeur de la probabilité p à lui appliquer.
Le surcroît d’irradiation moyenne due à Tchernobyl a été de 0,05 milli-Sievert pendant la première année suivant la catastrophe. Nous supposerons que cette dose a été reçue exclusivement au niveau de la thyroïde. En utilisant la relation linéaire sans seuil de la CIPR2, relation qui, d’ailleurs, peut être considérée comme fournissant une évaluation très conservative, on estime à 150 le nombre de cancers de la thyroïde supplémentaires susceptibles d’être provoqués par la catastrophe en France sur une période de vingt années.
Ce nombre est à rapprocher de celui des cancers de la thyroïde observé normalement pour une population de 60 millions d’habitants3, soit 2 500 par an et un total de 50 000 sur vingt ans. Selon ces chiffres la probabilité ℗ pour qu’un cancer de la thyroïde détecté entre cinq et vingt-cinq ans après Tchernobyl soit effectivement dû à la catastrophe serait de l’ordre de 0,003.
Environ 10 % des cancers de la thyroïde sont mortels4. Nous admettrons que le pronostic des cancers radio-induits est le même que celui des autres cancers ce qui est, là aussi, un » maximum maximorum « . La Commission européenne dans son étude externe évalue la valeur statistique (S) de la vie humaine à 3 millions d’euros5. En oubliant ce qu’une telle évaluation peut avoir de choquant (mais il en faut bien une), dans le cas d’un décès l’indemnité qui pourrait être versée à la famille de la victime se monterait donc à environ 9 000 euros6. Ce chiffre devra être rapproché de celui des frais de justice et d’expertise, probablement de plusieurs milliers d’euros. Dans les autres cas, non mortels, il faudra estimer le préjudice subi par les plaignants, certainement largement inférieur à 9 000 euros. Il est probable que les frais de justice excéderont alors le montant de l’indemnité.
En supposant qu’on adopte les approximations ci-dessus (volontairement exagérées, rappelons-le, dans le but d’obtenir une limite supérieure indiscutable) le coût, pour l’État, des indemnisations versées dans le cas de décès serait de l’ordre de 45 millions d’euros sur vingt ans (9 000 x 50 000 x 10 %), soit 2,25 millions d’euros par an. Ceci est, financièrement parlant, strictement équivalent à l’indemnisation à taux plein des 15 victimes (au maximum) liées à l’irradiation, mais on est actuellement dans l’impossibilité de les identifier de façon précise.
Si, au contraire, tous les cancers mortels de la thyroïde, (et rappelons-le, quelle qu’en soit l’origine), devaient être indemnisés à taux plein, le coût pour l’État se monterait à 15 milliards d’euros sur vingt ans, soit 0,75 milliard d’euros par an. À ce chiffre devraient s’ajouter les indemnités partielles dues aux quelque 45 000 malades atteints d’une forme non mortelle de cancer de la thyroïde.
En conclusion, l’approche probabiliste proposée permet d’apporter à de nombreux problèmes juridiques actuels et futurs des solutions équilibrées, satisfaisantes à la fois du point de vue de la juste indemnisation des victimes et de la mise à contribution correcte des responsables, là où l’approche déterministe habituelle, procédant par tout ou rien, ne peut conduire qu’à l’excès dans un sens ou dans l’autre. On notera que cette approche apparaît comme une simple extension des règles habituelles du droit à l’univers statistique, le cas de Omar Haddad s’analysant comme un cas particulier où p = 0 s’il est innocent, ou bien p = 1 s’il est coupable. On notera également que cette approche conserve bien au juge son rôle essentiel, qui n’est pas de se substituer aux lois, pas plus aux lois de probabilité qu’aux lois de la République, mais bien d’apprécier en son âme et conscience tous les éléments circonstanciels permettant une juste application de ces lois.
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1. La Cour de cassation vient de débouter les plaignants au motif que la relation de cause à effet entre la vaccination et la sclérose en plaques n’était pas démontrée. La cour d’appel en avait jugé différemment. On retrouve là une illustration de la logique binaire par laquelle seules deux réponses sont possibles.
2. Soit 0,05 cancer/Sievert par habitant.
3. Au cours des années récentes on a observé environ 4 cancers de la thyroïde pour cent mille habitants.
4. Plus précisément la mortalité par cancer de la thyroïde est de l’ordre de 0,5 pour cent mille habitants.
5. La CE estime aussi à 86 000 euros le coût d’une année de vie perdue. En utilisant cette approche l’indemnité versée aux ayants droit des victimes serait notablement diminuée. Elle dépendrait aussi de l’âge au décès.
6. 0,003 x 3 000 000.
Commentaire
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Bonjour, donc si je résume vous voulez une loi mathématiquement parfaite exécutée par un homme mathématiquement imparfait ? Votre approche me semble erronée.