Pour un État intelligent
L’État peut-il encore, comme acteur direct, participer à la construction d’une économie industrielle ? Autrefois joué par intermittence, ce rôle est devenu impossible.
Les produits issus de programmes lancés par l’État étaient destinés le plus souvent non aux consommateurs finaux mais à de grandes structures exploitantes intermédiaires (BtoB et non BtoC), qui elles-mêmes appartenaient le plus souvent au secteur public : Air France, acheteur autrefois obligé de la production aéronautique française, EDF, la SNCF, etc.
REPÈRES
Hier, on pouvait imaginer de grands programmes (Airbus, le nucléaire, le TGV) bâtis sur des technologies relativement connues, programmes nécessitant un effort considérable d’investissement auquel les budgets de l’époque pouvaient répondre de manière satisfaisante. La mobilisation de l’État permettait de rassembler l’argent, dans la durée et en volume suffisant.
Erreurs et échecs
Certains des échecs les plus retentissants de l’époque (Minitel, Plan calcul, Plan câble) sont apparus dans des domaines où le marché potentiel était éparpillé entre des myriades de petites entreprises et des millions de consommateurs.
Même en matière aéronautique, à côté de grands succès, la faillite commerciale du Concorde fut le résultat d’une formidable erreur de jugement sur les besoins réels de la clientèle du passage aérien.
Comme si l’État, son administration et ses extensions spécialisées étaient incapables d’apprécier les attentes des marchés de masse et de trouver les meilleures voies pour y répondre. L’État ne sait pas ce qu’est un client et le marketing n’est pas son fort. Les électeurs, les contribuables et parfois les usagers suffisent à l’occuper
Un rôle à repenser
L’État n’a plus aujourd’hui la capacité d’être un acteur direct de l’industrialisation. Cela pour plusieurs raisons.
La première, à elle seule décisive, est qu’il n’a plus d’argent. Que peut-il alors apporter ? Son imperium, sa puissance politique ? Ces arguments, quoi qu’il en coûte aux représentants du souverainisme, n’ont plus de poids.
L’industrie française fait plus du tiers de son chiffre d’affaires à l’exportation, sur les marchés mondiaux où l’État n’a aucun pouvoir, où seule compte la compétitivité, c’est-à-dire le rapport qualité-prix des produits offerts par rapport à ceux des concurrents.
Et s’il est peu armé pour comprendre les souhaits de consommation marchande des clients français, comment le serait-il pour apprécier ceux d’étrangers, de cultures et d’habitudes différentes ?
Un monde très diffus
“ L’État ne sait pas ce qu’est un client ”
La seconde raison est que la technologie est désormais plus éclatée, diffuse, multiple que celle, infiniment plus uniforme et donc prévisible, des révolutions industrielles du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.
La montée irrépressible du numérique est d’une autre nature : elle s’accompagne d’une multitude d’innovations totalement décentralisées qui s’appuient certes sur la technique mais visent en même temps, dès leur conception, à développer de nouveaux usages et donc inventent leur propre marché.
Ce n’est pas dans des usines ou même des laboratoires qu’ont été à l’origine engendrés Google, Apple ou Microsoft, mais dans des chambres ou des garages d’étudiants, au croisement de la technologie et du commerce.
L’État est trop vertical, trop raide, trop massif pour participer au premier rang à cette flexibilité innovatrice.
Penser le monde futur
Son rôle est d’une autre nature. Non plus faire, mais éclairer. Non plus diriger, mais soutenir. Et surtout veiller à ce que l’ensemble des conditions économiques et culturelles nécessaires à la réussite industrielle soient réunies.
L’État a négligé depuis longtemps sa fonction de stratège du futur. Le commissariat au Plan n’a jamais été vraiment remplacé. Il n’existe plus de lieu organisé où les savants, les scientifiques, les représentants de l’appareil productif, les syndicalistes se réunissent pour réfléchir à l’évolution du monde et à l’organisation de la société future.
Cette absence de débat organisé est particulièrement dommageable à un moment où d’une part la lutte contre le réchauffement climatique va nous imposer de bouleverser nos modes de vie et de production et où, d’autre part, l’avènement du numérique changera du tout au tout la plupart des circuits existants de distribution et de commercialisation.
Stimuler l’innovation et la R&D
RÉVOLUTION CULTURELLE
La qualification de la main‑d’œuvre est un facteur clef de la réussite, individuelle et collective. Or, contrairement à ce que beaucoup de Français croient spontanément, ils sont en moyenne moins qualifiés que leurs homologues de la plupart des pays européens développés. Cela en dépit de notre réseau de grandes écoles et d’écoles de commerce.
D’où une autre responsabilité pour un État en mal d’industrialisation : rapprocher l’université et les entreprises. Quelques progrès en ce sens ont été récemment accomplis. Mais l’essentiel reste à faire, qui implique une véritable révolution culturelle chez beaucoup d’enseignants.
La deuxième fonction est d’encourager partout, dans toutes ses dimensions, l’innovation, la recherche et développement. Nous disposons depuis peu d’un excellent instrument, le crédit impôt recherche, qui vient soutenir nos industries dans leur indispensable effort de montée en gamme.
Reste que les dépenses de recherche privée – celle menée dans les entreprises – sont encore en France très sensiblement inférieures en pourcentage du PIB au niveau atteint par certains de nos plus redoutables concurrents et notamment l’Allemagne (1,4 % contre 1,9 %). Il y a encore du chemin à faire.
En même temps, il faut encourager (et financer, autant que possible) la naissance de nouveaux pôles de compétitivité, en évitant le saupoudrage et en se concentrant sur les lieux et les sujets où les compétences sont disponibles et les chances de succès les plus élevées.
Attirer les financements
Enfin, la dernière fonction est la plus ignorée, car probablement la plus contraire à la tentation égalitariste française : faire en sorte que les entreprises qui investissent trouvent aussi aisément que possible le capital dont elles ont besoin.
La phase la plus délicate dans la croissance d’une start-up est celle de la deuxième levée de fonds. Lors de la création, parents et amis apportent les quelques dizaines de milliers d’euros nécessaires.
Une fois le concept validé, il faut le plus souvent sensiblement plus d’argent pour assurer le décollage, dans une période où la toute nouvelle entreprise connaît encore des pertes.
Les banques refusent de prendre un risque excessif, la taille de la start-up est trop faible pour intéresser de grands fonds d’investissement, et nous avons en France dix fois moins de business angels qu’au Royaume- Uni. Comment faire ?
Adapter la fiscalité
C’est une vérité brutale de l’économie de marché : pour attirer du capital, il faut lui laisser envisager une rentabilité d’autant plus élevée que le risque est fort. Or, nous avons en France une fiscalité des revenus du capital investi dans l’appareil productif parfaitement dissuasive.
“ Nous avons perdu le tiers de nos parts de marché à l’international ”
Les prélèvements sociaux sur les revenus du capital sont supérieurs à ceux sur les revenus du travail, les revenus du capital sont désormais fiscalisés de manière progressive, comme ceux du travail à un taux marginal proche de 70 %, cas singulier en Europe. Partout ailleurs, les revenus du capital font l’objet d’une taxation forfaitaire, de l’ordre de 20 % à 25 %.
Au nom de quoi les investisseurs français ou étrangers, qui ont une parfaite liberté de choix, viendraient-ils investir en France où ils gagneront moins d’argent qu’ailleurs ?
Oublier les idéologies dépassées
La désindustrialisation de l’appareil productif français a été rapide depuis quinze ans : nous avons perdu le tiers de nos parts de marché à l’international. Pour lutter contre ce mouvement, puis l’inverser, nous n’avons pas besoin d’un État industriel.
En revanche, un État qui assumerait intelligemment ses responsabilités d’animateur, de formateur et accepterait de sacrifier l’idéologie partisane (ou l’opportunisme électoral) aux vraies nécessités de la reconstruction de l’appareil productif nous serait d’un grand secours.