Pour une nouvelle étape de la construction européenne
La création de la monnaie unique est un objectif de longue date de l’Union européenne. Elle a été reportée à plusieurs reprises en raison des bouleversements de l’économie mondiale provoqués par les chocs pétroliers des années soixante-dix. Elle constitue une étape essentielle de la construction européenne. L’euro, déjà très présent pour les marchés, existe désormais aussi pour l’homme de la rue. Il constitue une alternative potentielle au dollar comme monnaie des échanges internationaux.
Monnaie à part entière, il a créé en Europe une véritable zone de stabilité : les disciplines nécessaires à la création de la monnaie unique ont permis à l’Europe de maîtriser l’inflation, maladie endémique de la plupart des pays membres pendant les quatre décennies de l’après-guerre ; elles ont conduit les États membres à mieux gérer leurs finances publiques, même si, en raison notamment de la conjoncture actuelle, les déficits de certains d’entre eux sont encore élevés ; il n’y a plus de crises monétaires intra-européennes. Enfin, la zone euro s’est substituée aux différents pays comme marché intérieur pour les entreprises des différents États membres, en particulier dans le secteur industriel pour lequel l’intégration est plus ancienne ; et cette dimension nouvelle conduit les groupes français et européens à développer des stratégies ambitieuses à l’échelle du monde.
Mais la création de l’euro n’est qu’une étape dans la construction européenne. Pour relever les défis de la mondialisation et de l’avenir, celle-ci doit aller plus loin. L’Europe a la capacité de devenir un moteur de la croissance économique mondiale : cela suppose qu’elle crée les conditions de l’autonomie de sa régulation macroéconomique et qu’elle assure l’intégration des marchés des capitaux et du travail à son échelle. Elle pourrait développer un modèle d’économie de marché indépendant et efficace. Cela suppose qu’elle se dote d’un véritable projet politique. Dans cette perspective, notre pays doit plus que jamais assurer la compétitivité de son espace national.
Assurer l’autonomie de la régulation macroéconomique en Europe
Si l’Europe échappe désormais aux crises monétaires internes provoquées par les ralentissements de la croissance économique mondiale, elle n’est pas encore capable de suppléer les États-Unis quand ceux-ci entrent en récession et elle est fortement affectée par les fluctuations conjoncturelles outre-Atlantique. Elle n’a pas vraiment la capacité de gérer de façon relativement autonome son cycle d’activité. Cela limite son influence dans la vie économique internationale.
La période actuelle montre la nécessité de disposer en Europe de marges de manœuvre en termes de politique macroéconomique, de policy-mix, afin d’atténuer les fluctuations conjoncturelles et de permettre une capacité autonome de reprise.
Côté politique monétaire, la Banque centrale européenne est handicapée, par rapport à son homologue américaine, par son processus de décision et par son mandat. La crédibilité qu’elle a acquise dans sa maîtrise de l’inflation devrait rendre possible des réformes. Son processus de décision pourrait ainsi être modifié pour lui permettre une plus grande communication et améliorer les relations avec les marchés.
Le mode de fonctionnement actuel du Conseil, qui est sans doute en grande partie fondé sur le consensus, explique peut-être la prudence marquée de la BCE qui contraste avec la réactivité de la Federal Reserve américaine.
Il conviendrait aussi de repenser le mandat de la BCE. L’objectif unique de stabilité des prix est étroit par rapport à celui de la Banque centrale américaine. Il prive la zone euro d’un instrument macroéconomique efficace pour faire face à des chocs symétriques, comme le ralentissement économique mondial. La Banque devrait avoir un objectif, secondaire, de régulation de la croissance économique dans la zone, sans renoncer pour autant à la priorité de son objectif de stabilité des prix.
Côté politique budgétaire, l’Union a prévu une procédure pour coordonner les politiques des États membres face à des chocs symétriques ou asymétriques. Mais l’instrument budgétaire du policy-mix européen n’est pas aujourd’hui vraiment opérationnel. D’abord, le niveau des dépenses publiques est trop élevé dans plusieurs pays importants pour que les gouvernements disposent de réelles marges de manœuvre à cet égard. Le plafond de 3 % de PIB de déficit des administrations publiques devrait ainsi être complété et renforcé pour créer une vraie capacité de soutien de l’économie en basse conjoncture.
Il conviendrait en outre d’assurer une coordination effective des politiques budgétaires des États membres. La politique budgétaire d’un pays doit naturellement avant tout être conduite en fonction et de la situation économique et des priorités politiques nationales. Mais, en cas de choc extérieur, seule une coordination effective des politiques budgétaires peut permettre une régulation efficace au niveau de l’Union. Cela suppose que l’exercice des grandes orientations de politique économique du Conseil Ecofin débouche sur des directives précises d’application rapide.
Il reste que l’Union ne pourra pas être efficace dans l’utilisation de l’instrument budgétaire tant que n’existera pas, à son niveau, une capacité d’intervention budgétaire communautaire à des fins conjoncturelles.
Enfin, la question de la coordination des instruments budgétaire et monétaire reste posée. Elle devrait pouvoir se régler pragmatiquement, comme c’est le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni, par des contacts directs et informels entre responsables. Mais cela suppose l’existence d’un interlocuteur de la Banque centrale capable d’influencer les politiques budgétaires au niveau de l’Union.
La création au niveau européen d’instruments efficaces d’intervention monétaire et budgétaire est nécessaire. L’expérience des derniers ralentissements de l’économie et la situation actuelle montrent à quel point une telle politique est indispensable non seulement pour permettre à l’Union européenne de ne pas être dépendante du cycle économique américain, mais aussi pour doter l’économie mondiale d’un deuxième moteur, aux côtés du moteur américain.
Améliorer les perspectives de croissance de l’espace européen, en réalisant l’intégration des marchés de capitaux et du travail
Ce moteur européen doit devenir au moins aussi efficace que le moteur américain. Or la principale faiblesse de l’Europe, par rapport aux États-Unis, se situe au niveau des perspectives de croissance : le taux de croissance potentielle à long terme américaine est en effet très supérieur au nôtre.
Pour améliorer les perspectives de croissance à long terme, il faut avant tout achever l’intégration de l’espace européen. La libre circulation des hommes et des capitaux et leur mobilisation au service des politiques de croissance permettraient une allocation optimale des facteurs de production et augmenteraient la capacité européenne de faire face aux chocs asymétriques.
Des études récentes réalisées pour le compte de la Commission européenne et de la Table ronde européenne sur les services financiers (EFR) ont ainsi mis en évidence que la poursuite de l’intégration des marchés financiers de détail pourrait entraîner des gains potentiels de 0,7 % du PIB de l’Union ou bien qu’un marché unique des valeurs mobilières et un meilleur accès au marché pourraient entraîner une hausse de 1,1 % du PIB de l’Union au cours de la prochaine décennie.
Depuis l’introduction de l’euro, on peut considérer qu’il existe un marché européen des capitaux. Mais ce marché est fragmenté et la capitalisation boursière totale est limitée par rapport au niveau atteint aux États-Unis. L’intégration complète du marché des capitaux suppose, au-delà des questions fiscales, une harmonisation des réglementations et des mécanismes nationaux de contrôle et de régulation, qui pourrait déboucher, à terme, sur la mise en place d’institutions européennes dans ce domaine, à l’image du système européen de Banques centrales. Une telle évolution accélérerait le mouvement de création d’un large marché d’actions. La mise en œuvre des recommandations du rapport Lamfalussy constitue une première et importante étape.
L’intégration des marchés de capitaux passe sans doute par l’européanisation des groupes de services financiers. L’élimination des réglementations nationales archaïques, l’harmonisation des normes prudentielles qui est déjà bien engagée et celle des dispositifs très disparates de protection des consommateurs qui reste entièrement à réaliser sont à cet égard indispensables. Elles devraient permettre de lancer le mouvement de restructurations transfrontalières de l’industrie bancaire européenne, qui faciliterait l’unification du marché des capitaux.
Les obstacles structurels à la réalisation d’un marché du travail européen sont considérables : la diversité des langues et des cultures n’est pas le moindre. Et pourtant le marché européen ne sera véritablement intégré que lorsque la circulation des travailleurs dans l’Union aura acquis une certaine ampleur. Pour y parvenir, il faut commencer par lever certains obstacles dirimants, par exemple en assurant des » passerelles » entre les systèmes de retraite des différents pays et une reconnaissance effective, dans tous les métiers, non seulement des diplômes nationaux, mais aussi des qualifications.
Enfin, l’un des grands défis auxquels l’Europe va devoir faire face au cours des années à venir est l’évolution défavorable de sa démographie : les perspectives de croissance européennes peuvent se trouver affectées à la fois par l’insuffisance des forces de travail disponibles et par les charges qui pèseront sur les actifs du fait du poids de la population âgée.
Il faut donc relever les taux d’emploi en Europe : l’objectif de dépasser le seuil de 65 % de la population en âge de travailler en 2005 et de s’approcher de 70 % en 2010 a été retenu à ce titre au sommet de Lisbonne pour l’ensemble de l’Union. Il faut, pour ce faire, provoquer une certaine convergence des réglementations du travail et des politiques de l’emploi.
Il est en outre probable qu’il faudra tôt ou tard envisager une politique européenne de l’immigration ciblée dans les secteurs où la main-d’œuvre européenne fait défaut. Il serait enfin urgent d’encourager une natalité faiblissante, en s’essayant de s’attaquer à ses causes, afin de limiter l’aggravation, aujourd’hui plausible, de la situation dans la trentaine d’années à venir.
Quant à la charge financière induite par l’aggravation du déséquilibre entre actifs et retraités, il est indispensable de s’employer à la réduire en réformant les régimes de retraite par répartition.
Il faut, parallèlement, encourager la mise en place de systèmes complémentaires de capitalisation.
Un modèle européen d’économie de marché original et efficace
Le défi pour l’Europe est de savoir créer un modèle spécifique d’économie de marché, fondé sur les valeurs d’humanisme et de solidarité propres à notre continent, capable de concurrencer le modèle américain et de pérenniser ces valeurs. Une régulation macroéconomique plus autonome par rapport aux États-Unis, une intégration renforcée des marchés des biens, des services, des capitaux et du travail concourront notamment à cet objectif essentiel. Mais l’Europe doit aussi se préoccuper de proposer un modèle efficace, qui permette d’attirer les talents et les capitaux et renforce ainsi les perspectives de croissance à long terme.
Le modèle européen doit comporter une part importante de solidarité : l’éducation, la santé, les protections contre la vieillesse, le chômage, l’invalidité, la dépendance doivent relever de systèmes de financement traduisant cette solidarité. En outre, le lien entre l’entreprise et ses salariés est plus solide en Europe que dans le modèle américain : sa rupture doit être entourée de certaines précautions.
Tout cela a nécessairement un prix, en termes de prélèvements obligatoires et de redistribution. Ce prix n’affectera pas la compétitivité du modèle européen si les domaines pour lesquels l’Europe décide d’assurer cette solidarité spécifique sont bien définis et si les mécanismes correspondants sont gérés avec économie et efficacité. Et l’existence de ces mécanismes peut créer, au sein des entreprises européennes comme de l’espace européen, des formes de consensus et d’engagement, une efficacité des travailleurs, qui peuvent être attrayantes pour la localisation des activités productrices.
Mais, pour cela, le modèle européen doit être efficace, notamment dans son système public.
L’Europe institutionnelle a été créée par superposition à la structure des États membres. Ses institutions et ses interventions, venant s’ajouter à celles des États, créent une situation déconcertante pour les entreprises. Il faut simplifier la réglementation européenne, appliquer le principe de subsidiarité et débureaucratiser.
La simplification de la réglementation européenne exige l’harmonisation des dispositions nationales existantes, et non leur duplication, comme l’a reconnu le Conseil européen de Lisbonne. Il faut réexaminer interactions et responsabilités respectives des États, régions et institutions européennes à partir du principe de « subsidiarité ». Les retards dans la transposition des directives européennes et les nombreux contentieux juridiques entre Commission et Cour de justice d’une part, entre États d’autre part, témoignent d’un flou excessif dans le jeu législatif et réglementaire européen. Il serait en outre souhaitable de mieux associer les acteurs économiques et sociaux directement concernés par ces questions.
Avec l’élargissement, l’exigence d’unanimité au Conseil va constituer un obstacle de plus en plus important pour le processus de décision.
Le vote à la majorité qualifiée devra progressivement s’imposer comme la règle, en commençant prioritairement par les mandats de politique commerciale et la question de l’harmonisation fiscale au sein de l’Union.
La nécessité d’un projet politique européen et d’une Europe active
Créer un modèle spécifique d’économie de marché est un défi à la portée de l’Europe au moment où la Chine, pourtant très décalée en termes de développement, s’emploie à définir son propre modèle. Mais c’est un défi qui appelle un approfondissement politique de l’Union européenne, parce que les perspectives de son élargissement créent des risques de dilution de son identité, parce qu’un tel approfondissement conditionne la possibilité de réaliser les progrès nécessaires dans la régulation macroéconomique, dans l’intégration des marchés et dans la simplification des réglementations et des processus de décision.
Bien que la construction européenne se soit jusqu’à présent concentrée sur la sphère économique, la nouvelle étape doit donc nécessairement comporter un important progrès de l’union politique.
La sphère politique n’a pas connu la même évolution que le monde des entreprises, et la construction européenne, en termes de structures politiques et administratives, apparaît comme superposée aux États nationaux.
La création de l’euro conduit logiquement à une plus forte intégration politique de l’Europe. Pour définir une politique européenne de régulation macroéconomique, il faut trouver pour la politique budgétaire un interlocuteur européen au responsable de la Banque centrale européenne. Une meilleure coordination et un meilleur contrôle des politiques budgétaires nationales supposeraient également qu’une nouvelle dimension politique soit donnée aux institutions compétentes : le budget est en effet, en démocratie, l’acte politique majeur.
De même, les progrès à réaliser pour créer un véritable marché du travail européen supposent une responsabilité politique au niveau de l’Europe. Quant à la définition d’un modèle européen d’économie de marché, elle implique une réflexion et des choix qui relèvent à l’évidence du politique.
Enfin, l’élargissement annoncé de l’Union va complètement transformer les institutions et nécessite de changer les instances et les processus de décision beaucoup plus profondément que ne l’a prévu le traité de Nice.
L’Europe va devoir changer, acquérir une véritable dimension politique. Au demeurant, l’existence de l’Europe en tant que telle apparaît de plus en plus nécessaire dans la vie économique et politique internationale.
L’expérience des négociations internationales dans le cadre du GATT, puis de l’OMC, a démontré l’efficacité d’une représentation de l’Europe, en lieu et place des États membres, pour la défense des intérêts communs.
Un succès de Valéry Giscard d’Estaing et de la Convention de réforme des institutions européennes permettrait de créer les fondements du projet d’Union politique aujourd’hui indispensable.
Le défi pour la France : assurer la compétitivité du « site » national
Plus avancera l’intégration du marché européen, plus les entreprises et les particuliers les plus mobiles auront tendance à choisir leur localisation au sein de l’espace européen en fonction de leurs intérêts, mettant ainsi en compétition les différents territoires nationaux au sein de l’espace européen.
Le site France dispose d’atouts naturels ou structurels importants dans cette compétition. Il est, au centre de l’Europe, riche d’un réseau très dense d’infrastructures efficaces. Les Français bénéficient d’une éducation de qualité ; ils savent travailler beaucoup et bien. Enfin, la France a une longue tradition d’immigration et d’intégration pour tous les peuples d’Europe occidentale. Ces atouts se traduisent aujourd’hui encore par des flux importants d’investissements, directs et de portefeuille, vers notre pays.
Pourtant, notre territoire national a vu, ces dernières années, sa compétitivité se détériorer, notamment du fait de handicaps fiscaux et réglementaires. Le niveau élevé des prélèvements obligatoires, en particulier pour les entreprises et pour les personnes physiques disposant de patrimoines ou de revenus élevés, c’est-à-dire pour les redevables les plus à même de choisir leur localisation dans l’espace européen, l’emprise des réglementations, en particulier de la réglementation du travail, le faible taux d’activité des travailleurs français et l’importance du chômage structurel, le poids des administrations publiques sont autant de facteurs qui affectent la compétitivité du territoire français au sein de l’Union européenne. Ils appellent par conséquent un réexamen de la place de la dépense publique dans la richesse nationale et une réforme des administrations et des interventions publiques.
Le succès de l’euro appelle une nouvelle étape de la construction européenne. Au demeurant, les perspectives d’élargissement risquent de conduire à une dilution de l’Union européenne en vaste zone de libre-échange s’il ne s’accompagne pas, comme les élargissements précédents, d’un approfondissement créateur de solidarités accrues. Le nouveau projet européen doit être l’occasion de doter l’Europe d’une véritable autonomie conjoncturelle par rapport aux États-Unis, par le renforcement de ses instruments de réglage macroéconomique, et d’améliorer la compétitivité de son économie par rapport à l’économie américaine. C’est aussi l’occasion de définir un modèle européen d’économie de marché efficace et original par son contenu humaniste, culturel et de solidarité. Mais il s’agit là, à l’évidence, d’un projet politique qui implique une ambition nouvelle pour l’Union.
À l’heure de la mondialisation, une compétition se prépare, à l’échelle planétaire, entre différents modèles d’économie de marché : le modèle américain sera confronté à la concurrence du modèle chinois, du modèle indien, du modèle japonais ; mais son principal compétiteur devrait être le modèle européen.
L’Europe et la France ont une formidable carte à jouer. L’enjeu est sans doute l’avenir d’une civilisation européenne originale.