Pour une nuit d’été

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Kurt Weill, Die Bürgschaft

Kurt Weill, Die Bürgschaft

Pour beau­coup, Kurt Weill, ce sont l’Opéra de quat’sous, Maha­gon­ny, Hap­py End, les “ songs ” aux thèmes inou­bliables accom­pa­gnés par des orchestres de bas­tringue avec des enchaî­ne­ments har­mo­niques inouïs, c’est-à-dire la période alle­mande pré­na­zie et la col­la­bo­ra­tion avec Brecht, puis, à l’opposé, les “ musi­cals ”, par com­pa­rai­son insi­pides, de la période amé­ri­caine. Les ini­tiés connaissent les pre­mières œuvres sym­pho­niques, éven­tuel­le­ment Die Sie­ben Tod­sün­den des Klei­nebür­ger, de la brève période de l’exil parisien.

Mais qui a enten­du les opé­ras écrits après la rup­ture avec Brecht et avant la fuite d’Allemagne ? Et pour cause : il a fal­lu attendre plus de soixante ans pour qu’ils soient mon­tés à nou­veau. C’est le cas de Die Bürg­schaft, écrit en 1930, mon­té à Ber­lin en 1932 dans l’enthousiasme, repris pour la pre­mière fois en 1998 en Alle­magne puis en 1999 au fes­ti­val de Spo­le­to, dans la dis­tri­bu­tion qui est celle de l’enregistrement réa­li­sé pen­dant le fes­ti­val par EMI1.

On se gar­de­ra bien de résu­mer ici un livret de type social-pes­si­miste mais rien moins que simple, pour se foca­li­ser sur la musique : c’est ce que Weill a consi­dé­ré qu’il avait fait de mieux, et c’est sans doute ce qu’il a écrit de plus ache­vé, même si l’on garde la nos­tal­gie de Maha­gon­ny et autres pièces brechtiennes.

Sorte d’oratorio pour solistes, deux chœurs et orchestre, sans voix éraillées à la Lotte Lenya ni ensemble de bas­tringue, tonale, avec ces mêmes ori­gi­na­li­tés har­mo­niques qui font que l’on recon­naît Weill aux pre­mières mesures, il s’agit d’une œuvre d’une force excep­tion­nelle, qui porte en elle toute l’angoisse et la vio­lence de la fin de la Répu­blique de Wei­mar, sorte d’équivalent musi­cal des films de Fritz Lang de cette époque, et que l’on pla­ce­rait vrai­sem­bla­ble­ment tout à côté de Lulu, de Woz­zeck, du Châ­teau de Barbe-Bleue, du Psal­mus Hun­ga­ri­cus, si l’on avait la chance de la voir mon­tée à la scène.

La pre­mière sur­prise pas­sée, en enten­dant Weill chan­té par des chan­teurs d’opéra, ce qui serait insup­por­table dans l’Opéra de quat’sous, on est vite pris par la qua­li­té de la musique et par l’intensité dra­ma­tique de l’œuvre. Et main­te­nant, à quand Der Weg der Verheis­sung, mon­té récem­ment à New York, et que l’on aime­rait bien décou­vrir en France ?

Franck, Dvorak, Martinù

C’est un tout autre genre d’oratorio que Les Béa­ti­tudes de César Franck, l’œuvre-une, l’opus majeur, où le com­po­si­teur a fait le pari insen­sé de mettre toute sa foi, naïve sinon sim­pliste ; mais Franck n’était pas Bach. Aus­si a‑t-il mis dix ans à écrire son ora­to­rio et il n’a pas su “ faire court ”, comme Racine s’en excu­sait auprès de ses maîtres de Port-Royal : deux heures.

Mais, au-delà d’une construc­tion mal­adroite, où abondent les chœurs célestes, il reste quelques très beaux airs qui à eux seuls méritent l’écoute, même pour ceux qui ne sont pas des incon­di­tion­nels du “ pater sera­phi­cus ”, comme le sur­nom­maient ses dis­ciples, et que l’on décou­vri­ra dans un très bel enre­gis­tre­ment de 1985 par des solistes par­mi les­quels Natha­lie Stutz­mann et Jane Ber­bié, les Chœurs de Radio France et Le Nou­vel Orchestre Phil­har­mo­nique diri­gé par Armin Jor­dan2.

Ce que l’on aime dans la musique de chambre de Dvo­rak, c’est ce mélange de clas­si­cisme roman­tique proche de Brahms et d’inspiration pui­sée dans le folk­lore tchèque – que l’on nous par­don­ne­ra de pré­fé­rer mille fois aux thèmes pseu­do-indiens de la Sym­pho­nie du Nou­veau Monde. Curieu­se­ment, ce sont ces deux sources d’inspiration que l’on trouve dans la très jolie Sona­tine pour vio­lon et pia­no qu’ont enre­gis­trée Isaac Stern et Robert Mac Donald, avec d’agréables Pièces Roman­tiques proches de Men­dels­sohn3. Mais ce qui est beau­coup plus fort dans ce même disque, c’est le 2e Qua­tuor avec pia­no, œuvre majeure de la même veine que le Quin­tette avec pia­no, et que jouent, avec Stern, Yo-Yo Ma, Emma­nuel Ax, Jaime Lare­do : proche de Brahms, du très grand Dvo­rak, un chef‑d’œuvre.

Autre Tchèque, mais réso­lu­ment du XXe siècle : Bohu­slav Mar­tinù, rela­ti­ve­ment peu joué, moins en tout cas que son com­pa­triote Jana­cek, et dont un cof­fret nous pré­sente les diverses facettes : le Double Concer­to pour pia­no, cordes et tim­bales, le Concer­to pour qua­tuor à cordes et orchestre, les Trois Ricer­care pour deux pia­nos et orchestre, le Fresques de Pie­ro del­la Fran­ces­ca, la Sin­fo­niet­ta “ La Jolia ”, Toc­ca­ta e due can­zo­ni, par Jean Fran­çois Heis­ser, Alain Pla­nès, le Qua­tuor Bran­dis, et l’Orchestre Natio­nal diri­gé par James Conlon4. C’est une musique tonale et com­plexe, proche, si l’on veut des réfé­rences, à la fois de Mil­haud et de Pro­ko­fiev, mais tout à fait per­son­nelle, explo­sant de créa­ti­vi­té, avec un fond d’angoisse qua­si per­ma­nent – Mar­tinù avait été mar­qué par la Deuxième Guerre mon­diale, où il avait fui suc­ces­si­ve­ment la Bohème enva­hie et la France occupée.

Mais, sur­tout – et peut-être à cause de cela – ce n’est jamais gra­tuit pour le seul plai­sir de la musique, et si vous jouez le jeu de l’écoute atten­tive, vous êtes pris au plus pro­fond (écou­tez le 2e Ricer­care et reli­sez ensuite Le Monde d’hier, de Ste­fan Zweig).

Hillary Hahn

La qua­li­té sans cesse crois­sante de l’enseignement musi­cal, aux États-Unis comme en Europe et au Japon, fait que les jeunes pro­diges, notam­ment du vio­lon, ne sont plus une rare­té. Que l’un de ces pro­diges soit une fille de dix-neuf ans mer­veilleu­se­ment belle est plus rare. Mais ce ne sont pas ces deux qua­li­tés qui font que Hil­la­ry Hahn appa­raît comme unique aujourd’hui : elle a ce mélange d’assurance et de fra­gi­li­té qui rap­pelle le Menu­hin des débuts, une sono­ri­té à la fois chaude et dis­tante, et elle choi­sit de ne pas se can­ton­ner dans les best-sel­lers du réper­toire roman­tique ; ain­si, elle vient d’enregistrer deux petits joyaux de la musique contem­po­raine tonale : les concer­tos de Samuel Bar­ber et d’Edgar Meyer5.

Le Concer­to de Bar­ber est, pour nous, l’égal, en musique contem­po­raine, de ceux de Sibe­lius, Gold­mark, Max Bruch, et, plus récem­ment, de Berg. Quant à celui de Meyer, écrit pour l’interprète – on com­prend Meyer ! – remar­qua­ble­ment orches­tré, il vaut le détour. Il ne nous reste plus qu’à sou­hai­ter que le suc­cès n’ait pas rai­son du génie ado­les­cent de Hil­la­ry Hahn, et qu’elle nous fasse décou­vrir encore d’autres perles de la même eau.

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1. 2 CD EMI 5 56976 2.
2. 2 CD ERATO 3984 24233 5.
3. 1 CD SONY 5 099706 259725.
4. 2 CD ERATO 39842 42385.
5. 1 CD SONY 5 099708 902926.

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