Pour une (petite) sociologie de la musique
La musique dite “ classique ” passe pour un art élitiste. D’ailleurs, son seul nom semble choisi pour décourager les non-initiés, tout comme ses autres appellations (“grande” musique, musique “ sérieuse ”, etc.). En même temps, ses happy few, parfois saisis d’une générosité lyrique, aimeraient qu’elle révèle ses plaisirs ineffables à ceux que sa grâce n’a pas encore touchés, et pourquoi pas aux jeunes des banlieues, leur apportant ainsi, du même coup, le calme et la sérénité. Mais comment vaincre cette barrière culturelle, qui fait que ses amateurs sont, dans leur immense majorité, ceux qui y ont été initiés dès leur jeune âge (l’amour de la musique classique se transmet dans les familles comme un meuble ancien)? Il y a, bien sûr, l’Éducation nationale et la télévision, mais…
Deux tentatives
Il y a cependant des tentatives pour briser ce que l’on pourrait nommer le “ musical divide ” (comme il y a le “ digital divide ”). L’une d’entre elles est de médiatiser un très bon interprète en lui conférant un look familier au public visé. C’est le cas de Nigel Kennedy, élève, enfant, de Yehudi Menuhin, dont le look vaguement punk, ajouté à d’anciennes extravagances qui ont défrayé un moment la chronique, contribue à sa renommée chez le public jeune. Son dernier enregistrement présente l’intégrale des Concertos de Bach (pour violon, deux violons, violon et hautbois) avec le Philharmonique de Berlin, ainsi que les transcriptions pour violon et violoncelle de trois Inventions à deux voix1. C’est très bien joué, et le CD est accompagné d’un DVD des mêmes œuvres. Un très bon disque pour initier vos enfants ou petits-enfants à la musique de Bach.
Une autre voie est de métisser des œuvres classiques avec de la musique traditionnelle, pour toucher, notamment, un public “ ethnique ”. Hughes de Courson, qui avait innové avec le disque Mozart l’Égyptien, renouvelle sa tentative avec Mozart l’Égyptien 22, qui devrait connaître le même succès que le précédent. Le principe : faire appel à deux ensembles, l’un classique – le Bulgarian Symphony Orchestra – l’autre de musique arabe – l’Ensemble du Caire – et leur faire jouer conjointement des pièces de Mozart et des arrangements à la fois libres et fidèles sur ces mêmes pièces, dans le style traditionnel. C’est très joli, une vraie réussite, grâce à d’excellents musiciens. Au moment où certains parlent d’un conflit de civilisations, un disque comme celui-là témoigne que la musique peut transcender des frontières pourtant apparemment infranchissables. Mozart, l’amoureux du genre humain, aurait aimé.
Une musique classique “ populaire ” ?
La musique d’Isaac Albéniz, largement inspirée du folklore espagnol, est de cette catégorie rare qui a pu à la fois séduire les salons bourgeois de la fin du XIXe siècle, et rencontrer un véritable succès populaire, grâce à des mélodies et des harmonies simples et délicieuses, et des rythmes qui donnent envie de danser. Miguel Balsaga s’avère un interprète idéal de la Suite espagnole, par un toucher très fin, une retenue qui évite les pièges de l’hispanisme de folklore, et un parfait sens du rythme, ainsi que de la Sonate n° 4 et la Suite ancienne n° 2, pièces plus ambitieuses3.
Une autre voie est celle de la musique imitative, ou à programme, dont un bon exemple est constitué par un disque récent et intéressant : deux œuvres nommées La Mer, l’une de Glazounov, l’autre de Debussy, enregistrées en 1993 par Evgeny Svetlanov et l’Orchestre Symphonique d’État de l’ex-URSS4. Le rapprochement est saisissant : Glazounov reste résolument classique, tandis que Debussy est tourné vers l’avenir. Inutile de dire qu’aucune de ces deux œuvres – superbement enregistrées ici – ne franchit la barrière qui sépare la musique élitiste de l’autre.
Avec Chostakovitch, on touche à un cas typique : un compositeur qui, dans la société soviétique, écrit, certes, de la musique populaire (valses, musique de film), mais ne parvient pas à se résoudre, malgré les pressions politiques qui l’amènent au bord de la paranoïa, à plier son art, comme d’autres le font autour de lui, pour le rendre populaire. La Symphonie n° 13 “ Babi Yar ”, sur le célèbre poème d’Evtouchenko, et qui dénonce notamment l’antisémitisme officiel, est en opposition frontale avec la ligne du Parti et ne pourra être jouée dans son intégralité que dix ans après sa composition. Musique rien moins que populaire, ni bourgeoise, d’ailleurs, la 13e Symphonie est l’archétype de l’œuvre libre, qui véhicule un message social fort, et qui se soucie peu d’être accessible à d’autres que l’élite intellectuelle au sein de laquelle elle est née. Superbe enregistrement de Mariss Jansons qui dirige l’Orchestre et les chœurs de la Radio bavaroise, avec la basse Sergeï Aleksashkin5.
Musique de chambre
Aujourd’hui, comme au XVIIIe siècle, la musique de Carl Philipp Emanuel Bach, écrite par un intellectuel, est destinée aux amateurs éclairés. Musicien de cour, puis, à Londres, composant pour la classe moyenne, Emanuel a un style bien à lui, original, recherché, plus près de ses contemporains Mozart et Haydn que de son père. Mais il n’alla vraisemblablement pas au bout de ses intentions quasi révolutionnaires : il fallait vivre, et le goût de son public lui imposait des contraintes. Deux de ses Concertos pour clavier, enregistrés par Miklos Spanyi avec l’Ensemble Opus X dirigé par Petri Tapio Mattson6, sont un bel exemple de cette originalité bridée par la société. Ils sont accompagnés par une jolie Sonatine, très mozartienne.
Trois pièces pour orchestre à cordes, composées entre 1937 et 1939, avant la grande apocalypse, et qui ne feront guère pour la démocratisation de la musique dite classique, mais qui sont exceptionnelles de beauté et de force : les Variations sur un thème de Frank Bridge, de Benjamin Britten, le Divertimento pour cordes de Bela Bartok, et le Concerto funèbre de Karl Amadeus Hartmann, enregistrées par le Netherlands Chamber Orchestra dirigé par Gordan Nikolic7. La musique de Britten est, comme toujours, faussement facile, comme celle de Poulenc, et dissimule derrière une apparence de “ musique pour initiés mondains ” une puissance créatrice et une subtilité semblables à la manière de Proust, autre spécialiste du double jeu. Bartok, de même, écrit un Divertissement d’inspiration folklorique, qui n’a de divertissant que le nom : œuvre profonde et douloureuse, qui précède de peu son départ définitif de l’Europe. Quant à Hartmann, l’antinazi qui passera la guerre en Allemagne dans un mutisme absolu, il écrit son Concerto lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Un grand disque.
Le disque du mois – Offenbach : une musique hors classes ?
La Grande-Duchesse de Gérolstein a été révélée à beaucoup par la production du Châtelet dirigée par Marc Minkovski avec les Musiciens du Louvre-Grenoble et Felicity Lott, production que l’on retrouve dans un enregistrement diffusé tout récemment8. “ Parodie du canon, du plumet, de l’habit brodé, de la majesté de la guerre et de la majesté du boudoir ”, comme l’écrit un journaliste de l’époque, opéra-bouffe politique, toléré par Napoléon III puis, plus difficilement, par Thiers après la défaite de 1870, sommet de l’art d’Offenbach, La Grande-Duchesse échappe à toutes les modes et fait vibrer aussi bien dans les années 2000 les bourgeois parisiens au Châtelet que le public populaire marseillais de l’Odéon. Une musique facile, peut-être, mais merveilleusement écrite, enlevée, exquise, que Labiche réutilisa dans Doit-on le dire, et qui est rien moins qu’élitiste. Mais le champagne est-il un aujourd’hui un vin de classe ?
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1. 1 CD + 1 DVD EMI 3 32118 2.
2. 1 CD VIRGIN 5 45740 2.
3. 1 CD BIS 1443.
4. 1 CD GREAT HALL 018.
5. 1 CD EMI 5 57902 2.
6. 1 CD BIS 1487.
7. 1 SACD PENTATONE 5186 056.
8. 2 CD VIRGIN 5 45734 2