Pourquoi certaines entreprises cessent-elles de croître ?

Dossier : Vie des entreprises - Souveraineté industrielleMagazine N°799 Novembre 2024
Par Jean ESTIN

Après des années de crois­sance régu­lière et signi­fi­ca­tive, à 10, voire 15 % par an sur 15 ou vingt ans, cer­taines entre­prises cessent de croître. L’impact d’une telle évo­lu­tion est majeur. Une entre­prise qui croît à 10 % par an sur longue période et cesse bru­ta­le­ment de croître voit par exemple – dans le contexte actuel de taux bas – son PER pas­ser de 30x à 10x. On peut pen­ser qu’une telle évo­lu­tion est iné­luc­table. Elle ne l’est pas. Quelles sont les rai­sons habi­tuelles d’un tel ralentissement ?

Les bonnes et les mauvaises raisons

Mauvaise raison : le marché ne croît plus. Le marché a mûri. Sa croissance ralentit.

C’est une mau­vaise rai­son. L’entreprise peut conti­nuer de croître en concen­trant le mar­ché (gains de parts de mar­ché orga­niques ou acqui­si­tions), ou en répli­quant son modèle dans une autre géo­gra­phie, ou en éten­dant le ter­rain de jeu à d’autres seg­ments proches, ou en se déve­lop­pant dans la même acti­vi­té dans d’autres étapes de la chaîne de valeur.

Des grands groupes ont eu des crois­sances de 12 à 15 % par an sur 30 à 40 ans dans des mar­chés struc­tu­rel­le­ment en crois­sance à 3 % en menant de telles stra­té­gies (AB Inbev, Essi­lor, Eco­lab, Assa Abloy…).

Bonne raison : l’entreprise se fait substituer par un meilleur concept ou une meilleure technologie.

Le concept de l’entreprise perd du ter­rain au détri­ment d’autres concepts plus adap­tés aux modes de consom­ma­tion, ou sa tech­no­lo­gie se fait sub­sti­tuer par une nou­velle tech­no­lo­gie plus per­for­mante. La situa­tion est dif­fi­cile. Il faut choi­sir : déve­lop­per éga­le­ment le nou­veau concept (ou la nou­velle tech­no­lo­gie) – ou même un meilleur concept – et accé­lé­rer la sub­sti­tu­tion de sa propre acti­vi­té ou lais­ser les autres le faire.

Face à cette situa­tion, cer­tains groupes ont une stra­té­gie d’anticipation simple, en par­ti­cu­lier dans des métiers for­te­ment évo­lu­tifs : rache­ter sys­té­ma­ti­que­ment tous les petits concur­rents avant qu’ils ne deviennent une menace et/ou que leur valeur devienne éle­vée (Google, Micro­soft, Face­book, Cis­co, ou encore Honey­well avec Elster, Coca-Cola avec Honest Tea…).

Mauvaise raison : les acquisitions potentielles sont trop chères.

Les acqui­si­tions visées pour conti­nuer à croître paraissent trop chères, sur­tout s’il s’agit de lea­ders à fortes marges et déjà en crois­sance. L’entreprise pré­fère dif­fé­rer ces acqui­si­tions en atten­dant une meilleure fenêtre d’opportunité. Ce fai­sant sa crois­sance ralen­tit, ses mul­tiples de valo­ri­sa­tion baissent – en abso­lu et rela­ti­ve­ment par rap­port à d’autres concur­rents ou aux cibles d’acquisition. En quelques années elle passe du rang de concen­tra­teur de l’industrie au rang de cible.

La crois­sance par concen­tra­tion (gains de parts de mar­ché ou acqui­si­tions) a tou­jours de la valeur et peut se payer cher dans les métiers où il y a une forte valeur à la part de mar­ché (effets d’échelle…). Dans ces métiers, les good­will d’acquisition sont com­pen­sés par les syner­gies créées, pour­vu que celles-ci soient mises en œuvre à 80 % au moins et rapidement.

En revanche, dans les métiers où il n’y a pas de valeur à la part de mar­ché, les acqui­si­tions avec forte prime d’acquisition ne sont pas attrac­tives car les primes sont dif­fi­ci­le­ment récu­pé­rables faute de syner­gies. Toute acqui­si­tion y est de toute façon trop chère. C’est le métier lui-même qui n’est pas attrac­tif à long terme et il vaut mieux ne pas y inves­tir lourdement.

Bonne raison : la croissance est devenue dilutive. 

La ren­ta­bi­li­té baisse car l’entreprise ne récu­père plus ses inves­tis­se­ments de crois­sance (coûts com­mer­ciaux, mar­ke­ting, R&D…) ; elle ne réa­lise pas suf­fi­sam­ment rapi­de­ment les syner­gies néces­saires pour com­pen­ser les good­will d’acquisitions ; elle effec­tue sa crois­sance dans des seg­ments de clients ou de pro­duits qui sont struc­tu­rel­le­ment de moins en moins ren­tables ; elle surin­ves­tit dans les mau­vais leviers pour for­cer sa crois­sance ; ou elle n’investit pas suf­fi­sam­ment pour prendre des posi­tions de lea­der­ship et conserve des ren­ta­bi­li­tés médiocres.

Lorsque les ren­ta­bi­li­tés sont éle­vées, un cer­tain arbi­trage pour moins de ren­ta­bi­li­té et plus de crois­sance est créa­teur de valeur. Mais si les ren­ta­bi­li­tés dimi­nuent for­te­ment, deviennent proches du coût du capi­tal ou infé­rieures à celui-ci, il vaut mieux stop­per la crois­sance, reca­ler le modèle d’activité, le mana­ge­ment et l’organisation, les struc­tures de coûts, les modes d’intégration des acqui­si­tions et redres­ser d’abord et avant tout la ren­ta­bi­li­té. Il n’y a pas de crois­sance créa­trice de valeur sans ren­ta­bi­li­té significative.

Mauvaise raison : le management n’est pas incité à faire croître l’activité

Les sys­tèmes de moti­va­tion et les objec­tifs des mana­gers des dif­fé­rents métiers et géo­gra­phies sont par­fois inco­hé­rents avec la stra­té­gie du groupe ou insuf­fi­sam­ment dif­fé­ren­ciés entre acti­vi­tés. Il suf­fit de les remettre en cohérence.

Sou­vent, le groupe confond les enjeux qui relèvent du mana­ge­ment des acti­vi­tés et ceux qui ne doivent être réa­li­sés que par la tête de groupe. À par­tir d’une cer­taine taille, quand plus de la moi­tié de la crois­sance ne peut venir que de grandes acqui­si­tions, il vaut mieux deman­der aux mana­gers de ter­rain de se foca­li­ser sur la ren­ta­bi­li­té, avec une crois­sance modé­rée, et lais­ser l’exclusivité de la crois­sance signi­fi­ca­tive par acqui­si­tion aux équipes du siège.

Mauvaise raison : la vision du management du groupe n’est pas calée concernant son modèle de croissance et les enjeux liés 

Le modèle de crois­sance n’est pas expli­ci­te­ment défi­ni et par­ta­gé. Il n’est pas redis­cu­té régu­liè­re­ment en fonc­tion de la crois­sance de l’entreprise et de sa taille. La part de la crois­sance orga­nique, des acqui­si­tions bolt-on, des grandes acqui­si­tions reste oppor­tu­niste. Les prix accep­tables ne font pas consen­sus. Le mode d’intégration et de mise en œuvre des syner­gies ne fait pas l’objet d’un pro­ces­sus de courbe d’expérience. La crois­sance se fait par à‑coups. Les acqui­si­tions s’avèrent être aus­si bien des suc­cès que des échecs.

C’est une rai­son essen­tielle, rare­ment expli­cite, du ralen­tis­se­ment et du chan­ge­ment de tra­jec­toire d’un grand groupe.

Bonne raison : l’entreprise est devenue trop grande par rapport à toute nouvelle opportunité.

Cette situa­tion est rare mais existe dans des grandes acti­vi­tés et d’autant plus que l’entreprise a réus­si. L’entreprise a cru for­te­ment et a déjà concen­tré son mar­ché (Wal­mart…). L’impact d’un nou­veau déve­lop­pe­ment (en orga­nique ou par acqui­si­tion) ne sera signi­fi­ca­tif (sur le chiffre d’affaires, l’EBITDA ou le cours de bourse) que dans plu­sieurs années.

Cette situa­tion s’anticipe même si elle est cultu­rel­le­ment contre-intui­tive. Une stra­té­gie de crois­sance à long terme néces­site de pro­gram­mer la vague immé­diate à cinq ans, mais éga­le­ment la sui­vante à dix ans.

Sinon, les cycles et les à‑coups dans l’évolution du chiffre d’affaires affai­blissent le déve­lop­pe­ment et la dyna­mique interne des équipes et des talents et réduisent la valorisation.

Dans cer­tains cas extrêmes, si les acqui­si­tions des concur­rents n° 3 ou 4 ne sont pas suf­fi­santes ou ont déjà été faites, une fusion avec le n° 2 peut per­mettre de pour­suivre encore pen­dant plu­sieurs années la crois­sance à un bon rythme grâce aux com­plé­men­ta­ri­tés et syner­gies pro­duites (Essi­lor­Luxot­ti­ca, AB InBev…).

Bonne raison : le financement de la croissance devient incompatible avec la thèse d’investissement des actionnaires.

Compte tenu de leur stra­té­gie de por­te­feuille et de leur pro­fil de risque, les action­naires peuvent sou­hai­ter remon­ter plus de divi­dendes pour limi­ter leur expo­si­tion à l’entreprise ou pour rem­bour­ser leur dette (fonds d’investissements avec levier).

Il ne peut pas y avoir de stra­té­gie de crois­sance à long terme s’il n’y a pas adé­qua­tion entre la stra­té­gie de l’entreprise et la thèse d’investissement, le niveau de risque accep­table et l’horizon de temps de l’actionnaire.

La restruc­tu­ra­tion du capi­tal de l’entreprise est une étape pos­sible et par­fois néces­saire dans un déve­lop­pe­ment à long terme. Et il est utile d’avoir régu­liè­re­ment des dis­cus­sions entre le mana­ge­ment et le conseil sur plu­sieurs options de crois­sance pos­sibles, et non seule­ment celle du mana­ge­ment, en fonc­tion du pro­fil de risque, de liqui­di­té et de valo­ri­sa­tion pour l’actionnaire.

Les enjeux

Le véri­table enjeu d’une crois­sance à long terme n’est pas stra­té­gique ou finan­cier. Il est cultu­rel. La culture d’une entre­prise reflète son mix his­to­rique de leviers de crois­sance et de métiers. Il n’y a pas de crois­sance sans évo­lu­tion forte de ce mix sur longue période et donc sans modi­fi­ca­tion régu­lière de sa culture.

Les leviers

La crois­sance dans un métier repose tou­jours sur un mix de leviers d’innovation ou de dif­fé­ren­cia­tion, de gains de parts de mar­ché, d’acquisitions bolt-on, de grandes acqui­si­tions stra­té­giques, voire de fusions. Sur une longue période, ce mix de leviers carac­té­rise le mode de crois­sance de l’entreprise, son modèle de déve­lop­pe­ment et déter­mine son mode de mana­ge­ment. On peut mettre en équa­tion ce mix et éta­blir les objec­tifs à moyen terme en fonc­tion de celui-ci (% de crois­sance orga­nique vs. % d’acquisitions bolt-on vs. % d’acquisitions stratégiques).

Au fur et à mesure que l’entreprise se déve­loppe, que sa taille croît, que son mar­ché mûrit et se concentre, ce mix doit évo­luer. On croit au départ par inno­va­tions et on « finit » vingt ou trente ans plus tard par des acqui­si­tions. En la matière, plus l’entreprise est grande et plus ces acqui­si­tions doivent être grandes ou nom­breuses (dans le cas d’un build up). Sinon elles n’ont pas d’impact.

Rien n’est plus dif­fi­cile pour un mana­ge­ment que de faire évo­luer ce mix au cours du temps sur longue période car il consti­tue l’histoire, la culture et la com­pé­tence mana­gé­riale de l’entreprise. Or si ce mix n’évolue pas, l’entreprise ne peut croître.

Les métiers

Il n’y a pas de métier en crois­sance et attrac­tif pour l’éternité. À l’exception de nou­veaux métiers très struc­tu­rants, une entre­prise qui croît à long terme com­mence par être un spé­cia­liste et devient à long terme un groupe ou même un hol­ding de métiers dif­fé­rents, cer­tains en forte crois­sance et d’autres en phases de matu­ri­té. L’adéquation entre l’entreprise et un métier, même défi­ni au sens large, devient moins grande, d’autant plus que des arbi­trages régu­liers doivent être faits au sein du portefeuille.

Les modes de mana­ge­ment, de gou­ver­nance, de moti­va­tion des diri­geants et des équipes doivent évo­luer en consé­quence, ain­si que l’identité pro­fonde de l’entreprise. Comme pour les leviers de crois­sance, si ce mix n’évolue pas au cours du temps, il n’y a pas de crois­sance longue.

Une crois­sance longue met en jeu des chan­ge­ments stra­té­giques, mana­gé­riaux et orga­ni­sa­tion­nels, cultu­rels, voire actionnariaux.

Toute entre­prise devrait régu­liè­re­ment véri­fier que son modèle de crois­sance est tou­jours adap­té pour conti­nuer à croître dans les pro­chaines années. En la matière, il vaut mieux être para­noïaque : quelles sont les rai­sons qui feraient que l’entreprise cesse de croître à moyen terme ? Que faut-il ajus­ter dès maintenant ?

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