Pourquoi et comment financer la sécurité d’approvisionnement électrique ?
Les témoignages actuels des acteurs du marché de l’électricité, en pleine période de libéralisation, ne sont pas réellement enthousiastes :
- les industriels protestent contre la hausse sensible et rapide des prix de l’électricité sur les marchés de gros et accusent désormais les producteurs d’entente et de manipulation du marché ;
- les producteurs considèrent que les niveaux actuels des marchés de gros ne suffisent toujours pas pour rentabiliser les investissements dans de nouvelles centrales de production, pourtant garants de la Sécurité d’approvisionnement électrique (SAE) à moyen terme ;
- les experts du secteur craignent que le manque d’investissement dans de nouvelles centrales de production ne provoque, à moyen terme, une pénurie à grande échelle, de type « crise californienne » ;
- enfin, les opposants à la libéralisation du secteur attribuent à l’ouverture du marché de la fourniture électrique l’origine de tous ces maux.
Ces points de vue sont-ils antinomiques ou au contraire tout à fait cohérents entre eux ? Quelle est la pérennité de notre SAE dans le contexte réglementaire d’aujourd’hui ? Les équilibres économiques actuels du secteur électrique permettent-ils de garantir une alimentation à la fois sûre et compétitive pour nos industriels et rentable pour les producteurs ? Enfin, comment la libéralisation du secteur remet-elle en question les équilibres savamment mis en place par le monopole ? Enfin, dans un tel contexte, quelle peut être la place d’un commercialisateur pur, c’est-à-dire d’un fournisseur qui n’est pas adossé à un parc de production ?
Pour répondre à ces questions, il est utile de se replacer dans le passé pour réaliser en quoi la SAE constitue un élément aussi fondamental de l’économie du secteur électrique.
Le financement de la SAE au temps du monopole
Pour être en mesure d’assurer l’alimentation d’une pointe exceptionnelle de consommation (périodes de grand froid) l’opérateur historique construisait des centrales dont l’utilisation était extrêmement rare. D’un point de vue strictement économique, ces centrales ne peuvent pas être rentables compte tenu de la difficulté à couvrir des investissements importants par des volumes produits extrêmement faibles.
Pour autant, il ne paraissait pas concevable d’envisager qu’une vague de froid puisse provoquer des délestages de consommation importants, tels que la France en a connus après la guerre et jusqu’au milieu des années cinquante. C’est pourquoi les pouvoirs publics et EDF ont mis en œuvre une politique volontariste en matière de SAE, permettant de « viser » un niveau de sécurité souhaité, puis d’en répartir les surcoûts sur l’ensemble de la consommation.
La logique retenue n’était plus de rechercher la rentabilité d’un moyen de production de pointe au travers des recettes correspondantes, c’est-à-dire des volumes produits multipliés par le prix de vente, mais de considérer le coût d’un éventuel délestage pour la communauté. Ce montant a été fixé à 60 F/kWh non livré, soit environ 9 k€/MWh, prix évidemment très éloigné d’un prix de vente de l’électricité dans un marché régulé.
Ainsi, la « rentabilité apparente » du moyen de pointe permettant d’éviter des délestages se calculait avec des outils probabilistes arbitrant entre investissements d’une part et coûts induits pour la communauté par les délestages d’autre part. L’équilibre économique faisait apparaître une espérance de durée de délestage résiduelle d’environ quatre heures par an.
Mais il en résultait également des surcoûts importants, liés aux investissements associés, qui ne pouvaient trouver une quelconque rentabilité au travers de la vente de l’énergie correspondante. C’est pourquoi, il était convenu que les prix de vente de l’électricité devaient couvrir non seulement les coûts de production de l’énergie consommée, mais également les surcoûts liés au moyen de production mis en disponibilité pour garantir la SAE.
L’évaluation de ce surcoût peut se faire en considérant la défaillance, c’est-à-dire le fait de délester de la clientèle au-delà d’un certain niveau, comme un moyen de production virtuelle dont les coûts fixes d’installation sont nuls mais dont les coûts variables d’exploitation valent 9 k€/MWh. En partant alors du principe qu’une pure tarification au coût marginal permet de couvrir tous les coûts, fixes comme variables, il apparaît que la part des revenus « virtuels » correspondant à l’utilisation de la défaillance représente environ 3 milliards d’euros. En effet, l’énergie consommée pendant les extrêmes pointes, lorsque l’on se trouve en moyen de production marginal « défaillance », soit environ quatre heures multipliées par 80 000 MW, représente 320 000 MWh. Valorisée au coût marginal de 9 k€/MWh, on réalise que ce montant représente 20 % du budget total de la production électrique, si on l’évalue à 15 milliards d’euros.
Dans la mesure où les extrêmes pointes sont en fait écrêtées par des méthodes d’exploitation bien moins coûteuses, de type tarif à effacement (EJP, Tempo… dont le prix maximum est inférieur à 500 €/MWh) voire par du délestage tournant, le surcoût lié à la SAE pour la communauté représente quasiment la totalité de cette somme. Le financement de la SAE est donc une composante importante dans l’équilibre économique de la production électrique.
Comment la libéralisation du secteur a t‑elle transformé cet équilibre ? Quelles sont les « règles de marché » qui remplaceraient la « doctrine » mise en œuvre par le monopole ?
La SAE dans une économie de marché
Le principe de la libéralisation est de considérer que les indices fournis par les marchés donnent des signaux économiques performants pour les investisseurs. Cette logique, qui a montré son efficience dans bien d’autres secteurs, peut-elle s’appliquer efficacement pour l’électricité ? Certains acteurs affirment que oui. Considérant que les marchés, notamment boursiers, ont tout à fait la capacité d’émettre des signaux de prix pouvant inciter les producteurs à investir dans de nouvelles centrales électriques.
En théorie, la mise en place d’un marché spot permettant d’échanger l’énergie au prix de la centrale disponible la moins chère correspond pratiquement à une notion de tarification au coût marginal, si on considère qu’une concurrence parfaite va pousser les producteurs à faire des offres quasiment au niveau de coût de fonctionnement de leurs centrales disponibles. La condition que les défenseurs du marché émettent pour que celui-ci remplace efficacement la doctrine du monopole est que les prix reflétant les équilibres instantanés entre l’offre et la demande ne soient pas « capés », c’est-à-dire limités, de manière à atteindre lors des extrêmes pointes des niveaux cohérents avec le coût de la défaillance (9 k€/MWh). La logique « virtuelle » développée à l’époque du monopole trouverait donc un équivalent dans un monde concurrentiel respectant des règles de marché.
Malheureusement, la mise en œuvre pratique de cette théorie soulève de très nombreuses difficultés.
Tout d’abord en termes chronologiques
Le calcul de rentabilité effectué autrefois par l’opérateur historique était basé sur des modélisations à plus ou moins longue échéance lui permettant d’investir pour mettre en œuvre des centrales dans les délais pour éviter les délestages. Dans le cas du marché :
- attendre que les indices atteignent des niveaux exorbitants avant d’investir dans des moyens de pointe rend l’investissement beaucoup trop tardif pour répondre efficacement au besoin, les délais entre les décisions d’investissement et les mises en service étant au minimum de deux ou trois ans,
- tenter d’anticiper longtemps à l’avance, au moins plusieurs années donc, des niveaux de prix importants sur la base de tensions probables entre l’offre et la demande devient très périlleux pour les opérateurs en concurrence. En effet, ils ne peuvent maîtriser les décisions d’investissement de leurs concurrents, qui conditionnent entièrement les revenus provenant du fonctionnement à la pointe.
Ensuite, d’un point de vue financier
la rentabilité d’un investissement qui trouve une forte rémunération dans des cas de très faible probabilité d’occurrence peut « mathématiquement » être très intéressante, mais tellement aléatoire qu’elle ne trouve pas de financement. Alors que, étant quasiment garanti, l’investissement qui rapporte « peu », mais « souvent » trouvera plus facilement des financements privés pour son développement.
Enfin, en matière de stabilité du marché
L’éventualité de voir se développer sur les marchés d’échange d’énergie électrique des tensions impliquant régulièrement des niveaux de prix jusqu’à trois cent fois supérieurs à la moyenne représente un réel danger pour la stabilité même du marché et de ses acteurs.
Par ailleurs, on peut également s’interroger sur la pertinence du marché pour garantir le niveau de SAE désiré. En effet, le choix d’un niveau de SAE qui profite à tous engendre un coût que la communauté entière doit financer. Il s’agit donc d’un choix éminemment politique qui devrait rester dans les mains des pouvoirs publics. Or, considérer aujourd’hui que les marchés peuvent donner les signaux nécessaires aux investissements permettant de garantir la SAE dépossède inévitablement les pouvoirs publics de leur mission. Nul ne peut garantir alors que le niveau de SAE résultant puisse correspondre à la volonté de la communauté, alors même qu’elle continuera à la financer puisque les surcoûts correspondants devront bien être répercutés sur les prix aux consommateurs finals. On se trouve alors dans une situation où des opérateurs dans leur ensemble, dont la plupart sont privés, pourraient décider du niveau de SAE en énergie électrique de la France et faire payer les coûts associés à la communauté sans que celle-ci, ou ses pouvoirs publics, n’ait validé ce choix.
Il est bien évident que cette situation n’est pas acceptable, d’autant plus que les opérateurs en question et les règles de marché agissent de manière équivalente dans tous les pays européens alors même que les niveaux de SAE des États membres sont très différents actuellement et que rien dans le texte des directives européennes, ni dans leur logique, n’exige que celles-ci soient identiques. Il est donc impératif d’avoir des « règles européennes » en matières de SAE qui puissent assurer les financements des surcoûts associés distinctivement en fonction des pays. Dans la mesure où tous les réseaux sont interconnectés, cela revient à vérifier que les échanges transfrontaliers participent à l’équilibre de chacun des systèmes en matière de financement des différents niveaux de SAE nationaux. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui, et c’est malheureusement un principe qui va à l’encontre de la volonté « européenne » de créer un marché unique sans contraintes aux frontières. Il faudra inévitablement que la Commission arbitre un jour entre ces deux contraintes inconciliables que sont l’unicité du marché européen de la production et la pluralité des niveaux de SAE nationaux et dont les surcoûts associés à l’excédent étaient de toute façon financés par les tarifs historiques que 70 % des clients encore captifs n’avaient pas la possibilité de quitter.
Incidence sur le fonctionnement actuel du marché français
La libéralisation débutée en France en 1999 a vu naître des marchés de gros particulièrement concurrentiels entre les producteurs. Du coup les industriels se sont trouvés très satisfaits de pouvoir diminuer sensiblement leur facture énergétique en basculant dans le monde concurrentiel. En effet, cette ouverture s’est produite dans un contexte de parc de production largement excédentaire, les producteurs, se souciant alors plus de leur part de marché que du financement de la SAE, ont joué le jeu d’une concurrence parfaite, ce qui a entraîné des prix particulièrement bas.
Cette situation ne pouvait évidemment pas durer très longtemps. Plusieurs phénomènes ont accéléré le processus de « rationalisation » des marchés. D’abord la réduction de la surcapacité, qui se mesure par les marges disponibles toujours plus faibles lors des pointes d’hiver. Ensuite, il y a l’ouverture plus large des marchés de la fourniture, ce qui agrandit le cercle de ceux qui ne participeraient pas, au travers du tarif régulé, au financement de la SAE. Ce qui provoque inévitablement un risque de sous-financement des capacités existantes développées pour assurer la SAE. Enfin, il y a des besoins de recapitalisation des majors de la production électrique européenne, qui, après des campagnes de croissance externe parfois hasardeuses, doivent retrouver rapidement la confiance financière de leurs actionnaires.
Ainsi les marchés de gros ont-ils rattrapé très brutalement, en 2003, un niveau réputé permettre de financer de nouvelles capacités de production, nécessaires à la SAE à l’horizon 2008. Et pourtant les équilibres entre offres et demandes d’il y a quelques mois sont quasiment inchangés, ce qui provoque légitimement la colère des industriels, qui crient à la manipulation des marchés et donc à un échec de sa libéralisation. En quelque sorte, ils ont raison, une concurrence pure et dure sur le MWh devrait aboutir effectivement à un prix moyen annuel proche de la moyenne des coûts variables, sans doute entre 20 et 25 €/MWh, alors que le prix actuel est proche de 30 €/MWh : il n’y donc pas concurrence parfaite sur ces marchés. Y a‑t-il pour autant entente entre les producteurs ? Probablement pas. Il n’est pas nécessaire de s’entendre pour comprendre que la situation précédente n’était ni acceptable financièrement à terme, ni même souhaitable pour la communauté en matière de SAE. Les producteurs ont donc, en commun mais naturellement, intégré dans leurs offres aux marchés une part correspondant au financement de la SAE.
Ainsi, tous s’accordent à dire que le prix de la fourniture en base doit s’établir à 35 €/MWh pour assurer le financement de nouveaux cycles combinés à gaz, nécessaires pour assurer la SAE à moyen terme. Ce discours est étonnant car il semble omettre l’existence des moyens de production déjà existants, notamment nucléaires, qui eux seuls assurent en fait l’alimentation de la base. On devrait sans doute plutôt considérer que, sur la base des prix de référence de la DIDEME fixant à 28 €/MWh le coût complet de revient du nucléaire, un prix de 35 €/MWh pour la base contient 7€ de participation au financement de la SAE, ce qui représente justement, comme dans notre précédent calcul, 20 % du total !
On pourrait donc reprocher aux producteurs de « contrôler » le marché à un niveau permettant d’investir pour garantir la SAE, sans réaliser actuellement les investissements correspondants. Mais il faut reconnaître à leur décharge, qu’aujourd’hui, rien ne les incite à investir effectivement. Et même à l’inverse, puisqu’une sous-capacité dans l’avenir augmenterait les prix à leur profit. Forts des douloureuses expériences étrangères en la matière, notamment californienne, les pouvoirs publics ont pris conscience que le marché ne pouvait constituer une réponse efficace à la problématique de la SAE.
C’est pourquoi, le législateur français, qui a perçu ce risque dès la rédaction de la première loi de transposition de la première directive, a prévu un mécanisme de financement des moyens de production permettant de garantir la SAE indépendamment des règles de marché.
La SAE dans la loi française
L’article 6 de la loi « Électricité » de février 2000 prévoit en effet une « programmation pluriannuelle des investissements de production » (PPI) arrêtée par le ministre chargé de l’Industrie. « Pour élaborer cette programmation, le ministre chargé de l’énergie s’appuie notamment sur le schéma de services collectifs de l’énergie et sur un bilan prévisionnel pluriannuel établi au moins tous les deux ans, sous le contrôle de l’État, par le gestionnaire du réseau public de transport. Ce bilan prend en compte les évolutions de la consommation, des capacités de transport, de distribution et des échanges avec les réseaux étrangers. »
La PPI peut donc effectivement permettre aux pouvoirs publics d’anticiper des difficultés en matière de SAE. D’ailleurs l’article 8 stipule que « lorsque les capacités de production ne répondent pas aux objectifs de la programmation pluriannuelle des investissements, […], le ministre chargé de l’énergie peut recourir à la procédure d’appel d’offres. » Le même article précise alors que « les surcoûts éventuels des installations […] font l’objet d’une compensation » qui rentrent dans le cadre de la Contribution aux Services publics de l’électricité (CSPE) « dans les conditions prévues au I de l’article 5. »
On retrouve alors naturellement le fait qu’une volonté politique en faveur d’un niveau de SAE défini bénéficiant à tous les utilisateurs français soit financée par une « taxe », unique voie légitime de financement des orientations publiques.
Mais ce mécanisme présente, lui aussi, quelques difficultés de mise en œuvre, ou plus précisément, nécessiterait quelques aménagements et clarifications :
- quels sont les critères économiques permettant de décider de la nécessité d’un appel d’offres pour tel ou tel type de production, et avec quels impacts associés en termes de surcoûts pour la communauté ?
- la CSPE est-elle la « taxe » la plus légitime à financer de nouveaux surcoûts en matière de SAE ?
- ce mécanisme peut-il assurer un financement des surcoûts en cohérence avec des politiques en matière de SAE différentes chez nos voisins européens ?
- enfin, ce mécanisme pourra-t-il donner un signal complémentaire à ceux des marchés et cohérent avec leurs règles propres, afin de garantir le rééquilibre économique global du secteur ?
Il est difficile de se prononcer sur la première interrogation puisque les modalités des éventuels appels d’offres ne seront probablement connues qu’après le premier d’entre eux.
Concernant le recouvrement des surcoûts associés par la CSPE, rappelons que l’article 5 de la même loi stipule que « la compensation de ces charges, au profit des opérateurs qui les supportent, est assurée par des contributions dues par les consommateurs finals d’électricité installés sur le territoire national. Le montant des contributions mentionnées ci-dessus est calculé au prorata de la quantité d’électricité consommée. »
Or, rien ne peut justifier que tous les clients participent de manière équivalente à ces surcoûts quel que soit leur type d’approvisionnement. En effet, les clients, notamment les industriels, qui auraient couvert la totalité de leurs besoins sur le long terme par l’intermédiaire d’un contrat spécifique avec un producteur pourraient estimer ne pas devoir participer à ce financement au même titre qu’un particulier qui ne s’engage pas pour le futur. C’est une condition pour faire participer les électro-intensifs aux plus importants projets de production électrique, ceux-là mêmes qui peuvent garantir la compétitivité de notre approvisionnement électrique, et donc de notre économie nationale, sur le long terme.
D’autre part, il est évident qu’un tel mécanisme, qui ne concernerait que les clients finals, permettrait aux opérateurs qui utiliseraient les possibilités du parc de production français à des fins d’exportation, de ne pas participer aux coûts de la SAE, alors même que, comme le prévoit la loi (cf. extrait de l’article 6 de la loi de février 2000 ci-dessus), ces « échanges avec l’étranger » doivent être pris en compte dans les besoins de production. Il apparaît évident qu’un tel mécanisme ne peut en aucun cas gérer les flux financiers entre les pays voisins qui s’échangent de l’énergie, nécessaires pour refléter les écarts de politique en matière de SAE et des surcoûts associés.
Enfin, dans un contexte d’ouverture des marchés de la fourniture électrique, financer les coûts de la SAE par le biais de la CSPE, rend complètement indifférencié l’impact sur les fournisseurs qui sont eux-mêmes producteurs et ceux qui ne sont que commercialisateurs. Dans ce cadre, pourquoi un producteur irait-il décider un investissement dans un moyen de production, dont il ne peut pas garantir à 100 % la rentabilité, en risquant même d’en faire profiter son concurrent sur l’activité de commercialisation ? C’est la raison pour laquelle, avec les règles actuelles, très peu de moyens de production sont en cours de planification, sauf ceux qui revêtent des caractère stratégiques pour d’autres raisons (EPR, énergies renouvelables…).
On se trouve alors dans une situation où les producteurs seraient incités à n’investir dans des moyens de production qu’en réponse à un appel d’offres des pouvoirs publics, pour être certains d’en trouver une rentabilité d’une part, mais aussi pour ne pas en faire profiter indirectement ses concurrents d’autre part. Cette situation n’est certainement pas la plus réjouissante pour les producteurs et le marché en général. D’autant plus que les pouvoirs publics ne semblent malheureusement pas pressés d’organiser les appels d’offres permettant de garantir un bon niveau de SAE à moyen terme.
Pourtant le temps commence à presser. En effet, on peut d’ores et déjà s’inquiéter du fait :
- que le gestionnaire du réseau de transport ait effectivement estimé nécessaire la mise en œuvre de moyens de pointe supplémentaires à horizon 2008,
- et qu’aucun appel d’offres correspondant n’ait été lancé alors que les délais de réalisation pour une mise en service en 2008 peuvent d’ores et déjà être considérés comme serrés.
L’avenir de la libéralisation
Les experts commencent alors à se demander si une situation de pénurie ne serait pas à craindre dans les années à venir en France. Les personnalités qui, souvent pour des raisons politiques, s’opposent à l’ouverture des marchés mettent régulièrement en avant cette inquiétude pour remettre en cause le processus. Leurs actions se focalisent aujourd’hui sur la question de l’ouverture à la concurrence des marchés de la fourniture électrique. Alors, faut-il oui ou non envisager une ouverture totale à la concurrence en 2007 ?
En fait, les marchés de la production, qui assurent la SAE, et celui de la fourniture sont tout à fait distincts ! Bien sûr, le marché de la fourniture doit participer au financement de la SAE, mais la véritable difficulté réside bien dans les règles d’ouverture du marché de la production électrique, qui, elle, est totale depuis 1999 en France. Interrompre le processus de libéralisation de l’activité de fourniture ne résoudrait absolument pas le problème, cela risquerait même de faire porter le financement de la SAE de manière discriminatoire entre les clients captifs et les éligibles. Enfin, ce serait dommageable pour la communauté, car l’ouverture à la concurrence du marché de la fourniture est en fait entièrement bénéfique pour les clients puisque source d’économies et de services, et sans lien physique avec les activités de production, transport et distribution qui conditionnent l’efficacité technique du système vu du client.
Comment mettre en concurrence les producteurs sur le kWh, tout en assurant le financement de la SAE ?
De nombreuses réflexions sont en cours sur ce sujet.
Un projet de directive européenne sur la SAE a d’ailleurs été déposé en ce sens en décembre 2003. Celle-ci constituera alors le socle des principes à retenir pour résoudre ces questions. Il peut paraître étonnant qu’un élément aussi important de l’économie du secteur soit traité en dernière position des directives européennes en matière de libéralisation, mais il n’est pas du tout trop tard pour réaliser ce qui sera alors la clef de voûte du système.
L’enjeu est donc de créer un mécanisme de financement de la SAE, probablement avec une contribution particulière payée par les opérateurs, avec les objectifs suivants :
- traduire un niveau de SAE correspondant à un choix politique clair en matière de continuité d’alimentation,
- assurer la cohérence des différentes politiques en matière de SAE des pays membres interconnectés,
- tenir compte de la participation différenciée à la SAE des commercialisateurs purs et des commercialisateurs producteurs, de manière à inciter ces derniers à investir dans des moyens de production indépendamment des appels d’offres qui resteront probablement nécessaires, au moins pour les moyens d’extrêmes pointes,
- inciter les producteurs à proposer toutes leurs capacités disponibles sur les marchés dans des conditions de prix reflétant une réelle concurrence,
- inciter indirectement les clients industriels électro-intensifs à s’engager auprès des producteurs dans les lourds programmes de production électrique nécessaire à la compétitivité de notre économie.
Par ailleurs, il faudra également réapprendre à considérer les délestages comme un moyen utile d’assurer l’optimum économique du secteur pour la communauté, et non plus comme un échec des acteurs du secteur.
Direct Énergie, qui est donc particulièrement concerné par ce dispositif, participe activement à la construction d’une proposition de mécanisme conforme à ce cahier des charges, afin de participer aux débats parlementaires au niveau européen et national qui auront lieu sur ce sujet.
La place d’un commercialisateur pur
Tout d’abord, il faut souligner qu’il existe en fait deux types de commercialisateur :
• les fournisseurs alimentant les gros clients
Ils achètent en gros pour revendre en gros, sont assimilables en fait à des « négociants », tant la valeur ajoutée liée à la commercialisation qu’ils apportent à la chaîne de valeur est faible au regard du rôle qu’ils jouent dans la fluidification des échanges entre producteurs et gros consommateurs. C’est un métier de trading dont les opérateurs sont tous, à quelques très rares exceptions près, des filiales de producteurs, voire d’organismes financiers. En effet, la rémunération est bien plus souvent liée à la notion de risques que de services.
• les fournisseurs alimentant les petits clients
Ils achètent en gros pour revendre au détail, on peut les considérer comme des « détaillants ». Dans le secteur électrique, ils apportent deux types de valeurs : celle qui est liée à la gestion commerciale d’une clientèle de masse, et celle qui correspond au métier d’agrégateur, qui est particulièrement complexe sur ce segment de clientèle compte tenu de la non-stockabilité du produit. Sa rémunération est donc liée aux services qu’il rend et non pas aux risques qu’il prend.
La place d’un commercialisateur pur, sans moyens de production, agissant sur le segment des gros clients paraît aujourd’hui très étroite, compte tenu de son incapacité à couvrir, financièrement ou physiquement, les risques qu’il se doit de prendre pour être compétitif sur ce marché. En revanche celle d’un détaillant indépendant, qui se couvre efficacement des risques (prix et volumes), est d’autant plus légitime que de très nombreux producteurs hésitent à investir ce segment, tellement la valeur ajoutée est complexe à mettre en œuvre. Le prix de vente au détail est en effet suffisamment élevé pour trouver une rémunération et rester compétitif sur ce segment, à condition de compenser les surcoûts liés à sa stratégie de gestion des risques, par une gestion très stricte de ses charges. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’une intégration verticale par adossement à un partenaire producteur permet d’additionner ces marges et constitue donc une option stratégique naturelle.
Mais la condition à la réussite d’un « pur détaillant » est que son approvisionnement puisse se faire dans le cadre d’un marché « stabilisé ». Ainsi, la performance d’un détaillant indépendant est-elle liée à la capacité des pouvoirs publics à mettre en œuvre une transposition de la prochaine directive qui garantisse efficacement le financement de la SAE. Mais bien au-delà du sort des fournisseurs indépendants, c’est en fait tout le processus d’ouverture des marchés qui est conditionné par cet élément. La réussite de la libéralisation du secteur passera par la démonstration des bénéfices de la concurrence d’une part, et le maintien de la Sécurité d’approvisionnement électrique en tant que bien public d’autre part. Et gageons que, respectant la tradition en la matière, la France montrera l’exemple dans la mise en œuvre d’un mécanisme permettant de concilier modernité et service public.