Pourquoi il est nécessaire de refonder l’Aide au développement
L’auteur publie un essai intitulé Redécouvrir la démo-économie Pour gérer le peuplement de la planète et pour refonder l’Aide, aux éditions de L’Harmattan. Il expose ici l’essentiel de sa réflexion, qui repose sur une longue pratique et expérience de l’aide au développement dans les organisations nationales et internationales.
Entre 1950 et 2050, la population mondiale totale aura quadruplé et la population urbaine aura décuplé : ce processus de peuplement de la planète est l’événement le plus exceptionnel de toute l’histoire de l’humanité. À la vague de croissance démographique qui atteint aujourd’hui son maximum au rythme de 80 millions de nouveaux habitants par an succède une seconde vague d’intensité comparable en nombre de nouveaux résidents qui, du fait de l’urbanisation et des migrations, doivent s’installer quelque part, c’est-à-dire pour l’essentiel dans les pays en voie de peuplement (PVP), dont la population totale croît et qui sont engagés dans un processus de colonisation de leur espace.
Le premier devoir de l’humanité est d’accueillir tous ses nouveaux résidents
Le temps nécessaire à leur insertion dans l’économie locale dépend du capital physique de peuplement dont dispose chaque localité et qui permet à tout nouveau résident de s’installer et de contribuer à la vie en société. Dans les PVP, le coût relatif des investissements de peuplement qui sont indispensables à cet accueil des nouveaux résidents est plus de cent fois plus élevé que dans les autres pays, d’où la proposition de mutualiser cette forme d’accumulation initiale de capital public de peuplement et de la considérer comme un bien public mondial.
L’économie orthodoxe, qui oublie les fondamentaux, est inévitablement incomplète
L’économie réelle de tout territoire est avant tout faite par les personnes, considérées à la fois en tant qu’individus et en tant qu’êtres sociaux qui interagissent au sein de ce territoire, et pour les servir tous. Dans les PVP, cette économie réelle a aujourd’hui nécessairement deux composantes.
D’une part l’économie dite moderne, qui s’inspire de la théorie économique dite orthodoxe, dont le paradigme est à la fois désincarné (le capital humain des fonctions de production n’a rien à voir avec la population elle-même), démostatique (la population et sa répartition sont considérées comme une donnée), u‑topique (ignorant de la dimension spatiale et des relations de voisinage) et uchronique, c’est-à-dire indifférent au temps, aux dynamiques et à l’histoire.
D’autre part l’économie dite populaire (EP), dont dépend une fraction souvent majoritaire des résidents de ces PVP, obéit à un paradigme diamétralement opposé au précédent, fondé sur les fondamentaux qui sont le peuplement, l’espace et les interactions entre peuplement et économie.
L’EP est une économie de demande de biens et services essentiels
Sans cette économie, les personnes et la vie en société seraient condamnées à disparaître. Dans chaque localité, cette demande dépend en structure et en prix du lieu de résidence, du contexte socio-économique et de la dynamique de peuplement. À cette demande correspond une offre équivalente selon des modalités qui dépendent des relations de voisinage, de l’environnement physique et institutionnel, et de la disponibilité en capital public de peuplement. En modifiant le comportement de chaque homo economicus, la dynamique de peuplement constitue une source de croissance endogène de la productivité des économies locales, qui ne dépend que de la restructuration du peuplement et du contexte géosocio-économique dans lequel se déroule le peuplement.
Cette EP se diversifie à mesure que s’étend l’aire d’influence du marché qui, de microlocal, devient urbano-rural, puis régional, elle est présente sur la totalité du territoire, elle n’est pas imposée par le reste du monde, et elle est donc a priori plus résiliente que l’économie moderne.
L’impact de l’économie populaire
Cette économie populaire contribue à plus du tiers de l’économie réelle des PVP. Mais comment le savoir, alors qu’elle n’est pas censée exister selon le dogme en vigueur et qu’elle n’est donc pas mesurée ? En se fondant sur l’écart relatif entre le PIB tel qu’il est officiellement mesuré et la réalité observable à partir des enquêtes sur les revenus et les dépenses des ménages : ces enquêtes obligent les comptables nationaux à des réévaluations périodiques du PIB, qui sont considérables : au Nigeria, les quatre dernières révisions du PIB intervenues depuis 2005 ont eu pour effet cumulé une multiplication par sept du PIB de 2020 tel qu’il aurait été estimé sans ces quatre révisions, qui rendent impossible toute mesure des taux de croissance de cet agrégat sur des périodes de plus d’un an et toute utilisation rationnelle des modèles de croissance de l’économie orthodoxe.
Un impératif : réinventer ex nihilo l’économie du développement
Plutôt que de se contenter comme on l’a toujours fait de réviser de temps à autre les indicateurs comme le PIB, la seule solution raisonnable est de refonder l’économie du développement sur un tout autre paradigme que celui de l’économie orthodoxe et d’oublier tout ce qui en dérive, comme tous ces objectifs et sous-objectifs de développement durable qui sont manifestement inadaptés aux enjeux actuels des PVP. Les défis du peuplement ont été à tel point refoulés au cours du demi-siècle passé qu’il est urgent de mettre fin à cette anomalie et de comprendre que, si le monde a aujourd’hui besoin de ce qu’on appelle l’Aide publique au développement, ce n’est pas pour inciter les PVP à nous ressembler, mais pour prêter attention à leur économie populaire, que l’économie moderne ignore.
Recentrer l’aide sur la gestion du peuplement de la planète, qui est le défi majeur
La première mission des nouvelles institutions de partenariat entre les pays riches et déjà peuplés et les PVP sera de gérer les transferts indispensables au financement des investissements de peuplement et de contribuer ainsi à la gestion du peuplement de la planète par l’aménagement, l’équipement et la gouvernance des territoires : toutes tâches qui exigent que ces nouvelles institutions adhèrent au paradigme de l’économie populaire.
Aujourd’hui, 90 pays rassemblant les trois quarts de la population mondiale totale doivent bénéficier de transferts nets définitifs pour financer la fraction du coût de ces investissements de peuplement qu’ils ne peuvent autofinancer : ces pays sont le cœur de cible des institutions de l’aide, dont ils doivent recevoir en moyenne l’équivalent de 3,6 % de leur PIB, et dont la contrepartie doit être apportée soit par les 90 autres pays, à concurrence de 0,8 % de leur PIB, soit par création de monnaie centrale programmée en fonction des besoins du peuplement.
“Prêter attention à l’économie populaire, que l’économie moderne ignore.”
Ces institutions de partenariat ont aussi pour vocation d’accompagner l’économie réelle de chaque territoire, dont les deux composantes populaire et moderne sont condamnées à coexister : leur seconde mission sera d’assurer l’interface entre ces deux composantes en apportant leur concours à une douzaine de thématiques précisées dans l’essai, et leur troisième mission sera de convaincre tous les intervenants, au Nord comme au Sud, de la nécessité de revenir aux fondamentaux qui sont la population, l’espace et les interactions entre peuplement et économie, et donc de se préparer à la révolution paradigmatique annoncée.
Et revenir enfin aux fondamentaux oubliés depuis la révolution industrielle
Outre le retour au bon sens en matière de partenariat Nord-Sud, cette proposition de refondation de l’aide a le mérite de faire prendre conscience de l’étroitesse et du caractère irréel (déconnecté du réel) du cadre conceptuel de l’économie orthodoxe et de la nécessité de réécrire son paradigme. Après quoi il restera à refermer la longue parenthèse introduite dans l’histoire de l’humanité par la révolution industrielle et par la théorisation sourde et aveugle de l’économie, et pour faire évoluer en conséquence notre propre modèle de comportement de pays dits développés.