Travail et impact : Pourquoi j’ai créé Mashup, un brewpub d’insertion
Mashup, c’est la notion de mélange, de mix qui transparaît dans nos envies d’échanges, mais c’est aussi le mash, en brassage, qui est le commencement d’un brassin. C’est cela qui résume notre démarche, celle d’inventer un lieu où le brassage social commence, avec comme vœu le plus cher qu’il se continue, avec ou sans nous !
Il y a cinq ans, notre remise de diplôme avait été émaillée de discours sur la slow tech et le contact direct à la production. J’avais moi-même pris la parole pour partager des questionnements très présents pour moi à l’époque, autour de la création de circuits courts et respectueux de l’environnement humain, écologique et économique. Cela me semblait passer par notre participation à l’économie locale, par la création de PME durables et adaptées aux changements de notre société. Depuis lors, ces questionnements m’ont accompagné à travers différents pays et différents postes. Plus j’avance, plus je crois en la capacité d’un réseau local et dense d’entreprises de taille moyenne pour construire une économie adaptée et respectueuse, non pas tournée vers la production mais apportant la réponse à nos besoins en tant que société.
Un restaurant qui brasse sa propre bière
Fort de ce constat, j’ai décidé de me lancer il y a dix-huit mois dans la création d’une PME nantaise insérée dans son tissu économique et associatif, en m’appuyant sur trois piliers : la production artisanale (porter attention au produit et aux producteurs et productrices) ; l’insertion (s’ancrer dans un tissu économique et social) ; les histoires (être vecteurs de transmission et de partage).
Aujourd’hui, je connais un plaisir fou à porter humainement, physiquement et politiquement cette initiative qui a pris le nom et la forme de Mashup, un projet collectif de brewpub d’insertion. Petite traduction pour celles et ceux qui n’auraient pas eu la chance de discuter avec un BBman ou une BBwoman (binet binouze) sur le platâl : en tant que brewpub, nous sommes un restaurant qui brasse sur place sa propre bière.
Lors des premières réflexions sur la création d’un lieu de partage autour de la nourriture, cela nous a paru indispensable, car c’était l’occasion d’appeler l’attention sur le rôle encore central de l’industrie dans un centre-ville dont elle a été bannie au profit des activités de services. Cet outil industriel sera visible par toutes et tous à travers notre baie vitrée de six mètres de haut, face au lieu le plus touristique de Nantes. Nous présenterons et ferons visiter une superbe unité de brassage semi-automatisée de 500 litres que nous ferons tourner une fois par semaine pour produire des brassins créatifs, inspirés de produits (fruits, herbes, épices…) du territoire.
Pour apporter notre pierre comme partie prenante à la société et non simple observateur, j’ai eu à cœur d’inscrire ce projet dans la vie politique et associative du quartier. Les idées de collaboration et d’enrichissement mutuel avec les acteurs locaux ne manquent pas !
Un projet d’insertion
Deuxième explication de texte pour celles et ceux qui n’auront pas eu la chance de découvrir une DDETS (direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités) : une entreprise d’insertion est une structure conventionnée par l’État pour accompagner des personnes en rupture vis-à-vis de l’emploi, vers un retour à l’emploi durable par le biais de contrats à durée déterminée (de 6 à 24 mois). L’objectif est de construire une sortie positive, c’est-à-dire un emploi stable (CDI) dans une structure classique.
“Refuser de se voiler la face vis-à-vis des freins sociaux.”
Choisir d’accompagner des personnes éloignées de l’emploi, c’est accepter ce que notre société a de violent et refuser de se voiler la face vis-à-vis des freins sociaux et économiques qui excluent une partie de la population. C’est aussi apprendre à développer un discours d’accompagnement sans paternalisme, où chaque personne trouve à apprendre des autres. Paradoxalement, je n’ai jamais été aussi révolté par la fabrique de l’injustice que sont les inégalités territoriales, la précarité, les violences intrafamiliales, qui sont les moteurs de l’exclusion. Mais je pense que, en m’impliquant, j’ai réussi à donner une porte de sortie à cette indignation.
Rendre visibles les personnes loin de l’emploi
Au-delà de l’enjeu humain fondamental, la vision que je porte pour répondre à cette injustice, c’est de créer un lieu de rencontres et d’échanges pour rendre visibles ces personnes. En effet, bien qu’assez méconnues du public, il existe quelque mille entreprises d’insertion en France (Dares, 2019) employant 15 000 salariés. La majeure partie d’entre elles sont regroupées dans les périphéries et sur des propositions de valeur (traiteurs, BTP, recyclage…) relativement éloignées du grand public. Notre démarche est d’accompagner huit personnes par an sur des parcours d’insertion aux métiers de la cuisine en coconstruisant des plats, des entrées, des desserts inspirés de leurs (en)vies. Cela en centre-ville, dans un restaurant ouvert sur son quartier et la ville, au contact direct de la clientèle. C’est nourri de ces objectifs et autour de ces piliers qu’est né le projet Mashup, coporté avec une structure d’insertion, déjà productrice de bière, la brasserie Tête Haute.
Une force convaincante
Créer et diriger une telle structure est à mille lieues de ce que j’avais imaginé faire de ma carrière et il aura fallu un long voyage à l’autre bout du monde pour trouver la foi (et la témérité) de le concrétiser. La chance que j’ai eue est que ce projet porte intrinsèquement une force qui a su très rapidement convaincre un riche ensemble de protagonistes (de l’architecte et des pouvoirs publics aux cheffes et brasseurs qui nous ont rejoints en cours de route). Cela me permet de réaliser la richesse du sentiment que nous cherchions (maladroitement) à exprimer avec Marie-Anne Bechereau (X14), à notre fameuse remise des diplômes. Un sentiment qui, au-delà d’une « quête du sens au travail », répond au désir de se sentir partie prenante dans l’acte de faire, dans la respiration de notre société.
“Être dans le temps de la société, c’est être fier de ce que l’on fait chaque jour.”
Être dans le temps de la société, c’est être fier de ce que l’on fait chaque jour, c’est gagner la certitude de ne pas regretter ses choix et leurs conséquences. Car le projet dépasse de loin le simple fait (déjà ambitieux, celles et ceux qui connaissent la restauration le savent) de servir une grosse centaine de clients par jour ; Mashup c’est un projet de reconnexion à l’histoire : se raconter par la cuisine, tout simplement. Se raconter, parce que la rupture manifestée par l’éloignement involontaire de l’emploi est une manifestation de rupture sociale, une manifestation de la surdité du groupe à entendre une personne pour ce qu’elle est et ce qu’elle a vécu. Donner l’occasion d’être dans le faire et de partager un élément de son histoire personnelle, de ses origines, de sa culture familiale, peut-être une étape dans un parcours de prise de confiance.
Alors, naïvement, j’ai eu envie de fonder une équipe, un collectif porté par cette envie d’être conteur des histoires de toutes ces personnes qui passeront à Mashup, derrière un fourneau ou face à un client. C’est l’occasion d’offrir, le temps d’un repas, une fenêtre, une respiration pour découvrir une forme d’altérité que nos sociétés poussent souvent à la périphérie. Accepter que tenir notre promesse républicaine d’égalité concerne tout le monde et montre que chacun peut participer par ses choix de consommation… et de sociabilisation !