Pourquoi la psychiatrie devrait-elle s’intéresser aux personnes particulièrement intelligentes ?
Pendant longtemps les hommes se sont comparés sur la base de leur force physique, ça n’est presque plus le cas. Aujourd’hui c’est l’intelligence qui prime. Que préférez-vous pour votre enfant : un QI à 130 avec un physique un peu chétif ou un QI à 70 avec les muscles d’un culturiste ? Je crois connaître la réponse la plus fréquente, réponse d’ailleurs congruente avec les attentes de la société : en moyenne, elle valorise financièrement bien plus les fonctions cognitives que la force physique.
Si l’intelligence a une telle importance, on est en droit de s’étonner qu’il soit toujours aussi difficile de la définir. En 1921 une revue de psychologie réputée a demandé à dix-sept psychologues travaillant dans le domaine de donner une définition de l’intelligence, la variété des points de vue s’est révélée impressionnante. L’expérience a été renouvelée en 1986, la conclusion n’a changé en rien. Le sujet est tellement sensible, il interpelle à un tel point le narcissisme de chacun que toute tentative de définition déclenche inévitablement la polémique.
Définir et mesurer l’intelligence
Il faut pourtant bien définir ce dont on discute, nous utiliserons ici la définition qui relève du sens commun : « L’intelligence c’est l’aptitude à surmonter des difficultés. » C’est peut-être parce qu’il a perçu la difficulté qu’il y a à définir l’intelligence que, pour la mesurer, le psychologue statisticien Charles Spearman va renverser la formulation du problème en proposant, en 1904, une approche formelle encore utilisée aujourd’hui. Il va postuler que les corrélations observées entre les notes obtenues par les enfants à l’école s’expliquent par l’existence d’une et d’une seule variable sous-jacente non directement mesurable. Plus précisément, il va faire l’hypothèse que, conditionnellement à cette variable non directement mesurable, les notes des enfants sont statistiquement indépendantes. En linéarisant ce conditionnement, il va aboutir au modèle d’analyse factorielle (ici à un facteur), qui permet d’estimer la variable latente en fonction des profils de notes. Grâce à cette pirouette, il est désormais possible de mesurer indirectement l’intelligence : elle est une simple moyenne pondérée des scores obtenus aux épreuves qui la détermine. Au passage, c’est peut-être ce qui justifie l’usage intuitif et intensif des sacro-saintes moyennes que nous avons tous vues au bas de nos bulletins scolaires.
Charles Spearman (1863−1945)
Psychologue anglais, célèbre par ses recherches en matière d’analyse factorielle, Spearman fut professeur de 1911 à 1931 à l’University College de Londres. Il publia notamment : The Nature of Intelligence and the Principles of Cognition (1923) ; The Abilities of Man (1927) ; Psychology Down the Ages (1937). Le nom de Spearman reste attaché à la création de l’analyse factorielle des aptitudes. (Sources : Encyclopædia Universalis).
Analyse factorielle à un facteur ou multifactorielle
La question centrale qui va alors hanter plus d’un siècle de recherche en psychométrie sera de savoir si oui ou non les scores obtenus à des épreuves traditionnellement associées à l’intelligence sont compatibles avec un modèle d’analyse factorielle à un facteur. La réponse à cette question fait toujours l’objet de discussion. Pour certains, il existe, au moins en première approximation, un facteur g qui correspond à cette variable latente unique et c’est ce facteur g qui est estimé numériquement par les fameuses mesures de QI (quotient intellectuel). Pour le dire sans plus de détours, selon ces auteurs, non seulement cela a du sens de considérer un concept global et synthétique correspondant à ce que le sens commun dénomme l’intelligence, mais, en plus, il est généralement possible de mesurer scientifiquement cette intelligence (dans certains cas c’est cependant impossible du fait du caractère trop hétérogène des réponses aux épreuves). Pour d’autres spécialistes, au contraire, l’approximation à un facteur n’est définitivement pas tenable, le modèle factoriel d’intelligence doit être multidimensionnel. Mais quelles dimensions proposer ? De nombreuses propositions vont être faites : intelligence émotionnelle, créatrice, collective, etc. Toutes sont assez séduisantes sur le principe, notamment parce que chacun pourra s’y retrouver et qu’il n’est désormais plus possible de classer les individus selon leur intelligence, ce qui était considéré comme peu charitable, voire inepte, par beaucoup. Finalement, tout cela conduira à quelques beaux succès de librairie, mais à bien peu de publications scientifiques réellement convaincantes.
“Une tendance à l’introspection
et à la perception aiguë des problèmes
du monde.”
L’émergence du surdoué et de sa souffrance
Malgré toutes les critiques qui ont entouré sa construction, le QI, la mesure du facteur g, a connu un succès considérable qui ne se dément que très peu aujourd’hui. Le QI est même devenu un mot du vocabulaire courant. Certains auteurs font l’hypothèse que c’est la démocratisation de cette nouvelle mesure, d’allure scientifique, dans le contexte eugénique de la première moitié du XXe siècle, qui a été à l’origine des notions d’enfants « doués », « surdoués » ou à « haut potentiel » comme on doit les appeler aujourd’hui. Les notions d’enfant prodige ou de génie précoce existaient déjà depuis fort longtemps, mais elles ne correspondaient pas à des constructions sociales ayant pignon sur rue, avec par exemple la question du dépistage de ces enfants et la nécessité de leur proposer des écoles spécialisées.
En parallèle avec l’émergence du phénomène social de l’enfant à haut potentiel, une question apparemment paradoxale est apparue : ces enfants seraient en souffrance du fait de leur intelligence supérieure. Le paradoxe vient bien sûr du fait qu’il est a priori bénéfique d’être intelligent : si l’intelligence, c’est l’aptitude à surmonter ses difficultés, plus vous êtes intelligents, moins vous avez de difficultés ; où est le problème ? Le problème viendrait d’une tendance à l’introspection et à la perception aiguë des problèmes du monde et de l’humanité, ce qui serait susceptible d’entraîner de la souffrance, voire d’authentiques troubles psychiatriques.
Existe-t-il une maladie de l’intelligence ?
L’interrogation est légitime, les réponses vont être néanmoins embarrassées. Il existe de nombreuses études d’épidémiologie psychiatrique dans lesquelles le QI des personnes interrogées a été estimé ; elles trouvent dans leur très grande majorité que, s’il existe un lien entre QI et psychopathologie, ce lien est plutôt favorable : un haut QI conduit à un risque plus faible de trouble. Alors pourquoi ce tumulte sociétal autour de la souffrance des enfants (et adultes) à haut potentiel ? Le génie, pour qui en principe tout est donné, a lui aussi son fardeau à porter… Ça n’est pas si simple, mais nous devons quitter à ce stade le domaine des données scientifiques pour entrer dans celui des observations cliniques et une plus grande prudence s’impose donc désormais.
En consultation, il est exact que l’on rencontre de temps en temps des jeunes pour lesquels le motif du rendez-vous est une détresse présentée comme directement liée à leur intelligence hors norme. Ils sont différents et cette différence les fait souffrir, on les amène donc chez un psychiatre. Est-ce bien raisonnable ?
Comment évaluer un trouble dû à l’intelligence ?
Mais, au fait, qu’est-ce qu’un malade psychiatrique, qu’est-ce qu’une maladie psychiatrique ? Un malade psychiatrique est un « humain en rupture dans son existence du fait d’une souffrance qu’il ressent comme intérieure à lui-même et non pas projetée sur le corps qu’il habite ». Une maladie psychiatrique correspond quant à elle à un ensemble de symptômes retrouvés régulièrement chez des malades psychiatriques. Les maladies psychiatriques, comme toutes les maladies, sont des constructions proposées par les médecins. Ces constructions sont validées par l’expérience ou la statistique, elles doivent permettre de décider d’une thérapeutique et de dessiner un pronostic. En toute rigueur, si de nombreuses personnes viennent consulter car elles sont en souffrance du fait de leur intelligence élevée, si ces personnes présentent des signes et symptômes souvent rencontrés ensemble (interrogations sur l’existence, sentiment de différence, de malaise au sein du groupe, etc.), alors pourquoi pas ? Il est théoriquement possible de considérer une nouvelle forme de trouble psychiatrique liée à une intelligence très élevée. Le problème c’est qu’aujourd’hui aucune donnée ne vient valider l’existence de ce nouveau trouble et que la pratique clinique invite à considérer ce type de demande de soin sous un tout autre angle.
Discerner les troubles associés à l’intelligence
La grande majorité des enfants ayant un QI élevé ne s’en plaignent jamais et ne s’en plaindront jamais, bien au contraire. Ils réussissent à l’école, les enseignants sont ravis et les parents très fiers, aucun problème. Certes ils s’ennuient de temps en temps, car une classe avance à la vitesse des élèves dans la moyenne. Mais, comme ils sont intelligents, ils ont appris à s’occuper sans que cela ne se voie trop et le soir grâce à Wikipédia, ou quand arrive le moment de l’université ou des classes préparatoires, ils sont enfin dans l’univers qu’ils attendaient. Certains enfants ont un QI élevé, mais ils ont autre chose et c’est là que se situe le cœur du problème. En pratique deux grandes situations se rencontrent : leur intelligence est associée, induite ou potentialisée soit par des particularités autistiques soit par une incroyable rapidité d’exécution. Un psychiatre parlera alors de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité), ADHD en anglais (Attention Deficit Hyperactivity Disorder). En effet, l’autisme ou l’hyperactivité peuvent conduire à l’émergence d’un sujet particulièrement brillant, mais dont la brillance est inhabituelle et potentiellement problématique. Un sujet autiste sera complètement à côté des règles qui régissent implicitement les relations entre les humains. Un hyperactif sera épuisant, voire désagréable du fait d’une spontanéité excessive. Au total, nous recevons en consultation des patients qui nous sont amenés pour une problématique de haut potentiel, mais le problème n’est pas celui-là et il est difficile de le faire comprendre, car autisme ou hyperactivité sont des mots moins agréables à entendre que douance ou haut potentiel.
“Certains enfants ont un QI élevé, mais ils ont autre chose
et c’est là que se situe le cœur du problème.”
Être intelligent ou être différent
Pour conclure, l’intelligence en soi n’est pas un problème, bien au contraire. Notamment parce que nos sociétés valorisent l’intelligence au même titre que la force physique l’était il y a longtemps de cela. Être différent, en revanche, peut être source de difficultés car les sociétés se construisent à partir de ce qu’ont en commun celles et ceux qui les constituent. Être différent, c’est donc souvent se retrouver mis à l’écart avec toute la souffrance que cela peut représenter. Quand on est différent et intelligent, les choses se compliquent, la société ne sait plus sur quel pied danser : faut-il accepter ou rejeter cet individu ? Face à cette situation inextricable et mal pensée, la pathologisation du haut potentiel en tant que telle est une impasse car elle ne voit pas le problème où il est. Reconnaissons une fois pour toutes qu’il n’est pas si simple d’accepter les différences. À partir de là, nous pourrons sûrement avancer en étant plus efficaces.
Références :
- Fabian Guénolé (2018). Études psychopathologiques quantitatives d’enfants intellectuellement surdoués : associations avec l’inhomogénéité intellectuelle. Thèse de doctorat de l’Université Paris-Saclay.
- Bruno Falissard, Soigner la souffrance psychique des enfants, Odile Jacob, 2020, Paris.