Pourquoi s’intéresser à l’Ukraine ?
Cette question, je me la suis évidemment posée pour mon compte personnel. Je n’ai aucun lien de sang ou de parenté avec le monde slave. Mes préoccupations se limitaient à essayer de comprendre les rapports de l’URSS avec les peuples qui la composaient.
L’implosion du système soviétique rendait l’indépendance à des peuples dont la personnalité avait été soumise pendant plusieurs générations à un laminage idéologique sans précédent. Nous avons alors découvert quel énorme gâchis humain, spirituel, économique et écologique s’était caché derrière la façade de puissance, maintenue et replâtrée par l’idéologie communiste.
Nous prenions véritablement conscience d’un nouveau type de sous-développement où existaient des élites scientifiques de qualité exceptionnelle mais où les valeurs morales les plus élémentaires avaient été dévoyées.
Kiev, le palais de l’impératrice Catherine. © DATA BANK UKRAINE
Cette situation est celle de tous les États de la CEI, à des degrés divers. Mais pourquoi choisir l’Ukraine pour un numéro spécial de La Jaune et la Rouge ? Après tout, peu de pays ont encore eu ce privilège. C’est, je pense, notre excès d’ignorance à l’égard de l’Ukraine qui justifie d’attirer ainsi l’attention de nos camarades. Que de clichés et d’idées fausses accablent ce pays dans notre inconscient collectif ! Efforçons-nous de rappeler quelques données historiques et géographiques fondamentales qui permettront de voir l’Ukraine d’un œil plus bienveillant.
Si l’on considère que l’Europe s’étend jusqu’à l’Oural, certains calculs en situent le centre en Ukraine, évidemment dans sa partie occidentale. Ce genre de considération ne me procure aucune exaltation particulière, mais cela permet de « recentrer » quelque peu l’idée que nous nous faisons de la géographie.
Avec l’entrée prochaine de la Pologne dans l’Union européenne, l’Ukraine aura désormais une frontière commune avec cette Union. Il suffit de traverser deux pays, l’Allemagne et la Pologne, pour accéder à l’Ukraine.
Historiquement, les liens de la France avec l’Ukraine sont fort anciens et l’on ne peut manquer de citer la princesse Anne de Kiev qui épouse au xie siècle le capétien Henri Ier. On dit que cette reine avait l’avantage sur son royal époux de savoir lire et écrire couramment. À cette époque, la Russie n’existait pas, pas plus que le Grand Duché de Moscovie, Moscou n’ayant été fondé qu’en 1147 alors que Kiev avait déjà deux siècles d’existence.
L’appellation d’Ukraine est relativement récente ; on parlait de la Rous de Kiev, ce nom évoquant la famille de conquérants scandinaves des Rourikides. Les Ruthènes et les Russes en gardent le souvenir. Il est piquant de constater que les Russes récupèrent sans scrupules l’histoire de l’Ukraine pour donner plus de profondeur à la leur. Dans leur esprit, les Ukrainiens sont des « Petits Russes », des provinciaux dont la langue ne serait qu’un russe de deuxième zone. Le nom même d’Ukraine signifie sensiblement « à la frontière » en russe alors qu’en ukrainien il peut se traduire par « au pays » ou « chez nous ». Les Russes jouent sur ce mot pour littéralement « marginaliser » l’Ukraine. Ceci montre, par parenthèse, que les deux langues sont bien distinctes. Le livre Parlons ukrainien que j’ai fait paraître à l’Harmattan présente une longue liste de plusieurs centaines de termes très courants tout à fait différents dans les deux langues. Même l’alphabet cyrillique n’est pas exactement le même.
L’Ukraine souffre de ne pas avoir de frontières naturelles et ses limites ont fluctué au gré des invasions, moins cependant que la Pologne que les accords de Yalta ont déplacées de plusieurs centaines de kilomètres vers l’Ouest. À cet égard, on peut noter que la partie occidentale de l’actuelle Ukraine était, avant la Première Guerre mondiale, pour partie austro-hongroise, pour partie roumaine. Le traité de Versailles a attribué à la Pologne une partie de la Galicie avec la ville de Lviv qui a ainsi le privilège d’être connue également sous les appellations allemande de Lemberg et russe de Lvov. Cette histoire particulière explique partiellement que cette province compte environ 6 millions de catholiques de rite oriental, dits » uniates » car ils sont rattachés à Rome.
La mentalité profonde des Ukrainiens est celle de paysans très attachés à leur terre, le fameux tchernoziom (« terre noire »).
Contrairement aux Russes qui n’ont jamais connu que des régimes autocratiques, les cosaques ukrainiens, sorte de paysans-soldats, ont institué la première démocratie après celle de la Grèce antique en élisant régulièrement leur chef, l’hetman. À cette époque, la France en était au régime de la monarchie absolue. La soviétisation a lutté de toutes ses forces contre ce particularisme ukrainien et elle a procédé à l’élimination des paysans en s’efforçant d’en faire des fonctionnaires kolkhoziens, ceci au prix d’une monstrueuse famine organisée par Staline dont les victimes sont évaluées à six millions de morts (soit, pour un pays d’une population sensiblement aussi nombreuse que celle de la France, quatre fois plus que l’épouvantable saignée de la guerre 1914–1918 en France).
En imposant aux Alliés en 1945 que l’Ukraine et la Biélorussie aient un siège aux Nations unies, Staline ne faisait que jeter de la poudre aux yeux, tout en s’assurant deux voix supplémentaires à sa dévotion.
La disparition de l’Union soviétique et l’effondrement des mirages auxquels ont naïvement cru tant de nos compatriotes laissent une Ukraine ravagée, marquée au fer rouge (c’est le cas de le dire) par le drame de Tchernobyl, paroxysme du mépris du système pour les hommes. C’est à partir de ce constat que les Ukrainiens doivent reconstruire leur économie, affirmer leur personnalité et rendre crédible leur existence nationale.
La politique de l’Ukraine depuis l’indépendance présente un visage contrasté.
Sur le plan international, elle a réussi à régler en douceur une série de conflits potentiels, comme le statut de la Crimée, rattachée à l’Ukraine par décision de Khrouchtchev en 1954. Cette péninsule où les Ukrainiens de langue ne sont que 26 % de la population a cependant voté en 1991 à 54 % pour l’indépendance de l’Ukraine, c’est-à-dire pour le maintien de son rattachement et contre le retour dans le giron russe. Les questions de la base navale de Sébastopol et du retour des Tatars autochtones déportés par Staline en 1944 semblent devoir trouver des solutions satisfaisantes.
Quant au lourd contentieux passé entre Ukrainiens d’une part, Polonais et Roumains d’autre part, il a fait l’objet d’une réconciliation spectaculaire, quoique bien moins médiatisée que celle entre la France et l’Allemagne. Avec la Russie, dont on connaît l’incohérence, la situation se normalise autant qu’il est possible, notamment en ce qui concerne le respect de l’indépendance et des frontières. Cependant bien des Russes n’admettent pas de gaîté de cœur que les Ukrainiens veuillent être maîtres de leur destin ; ils pensent qu’il s’agit d’un prurit passager et exercent des pressions pour faire sentir que cette idée d’indépendance conduira aux pires catastrophes. La dépendance énergétique de l’Ukraine à l’égard de la Russie et l’importance fondamentale du marché russe pour l’agriculture et l’industrie ukrainiennes favorisent l’exercice de ces pressions.
Sur le plan intérieur, la situation est moins brillante. Les présidents successifs, Kravtchouk et Koutchma, ont fait preuve d’une grande prudence et d’une grande habileté pour éviter tout affrontement d’envergure, malheureusement aux dépens de la mise en place des nécessaires réformes. Le Parlement ukrainien, la Rada (de l’allemand Rat, « conseil »), est encore dominé par les anciens apparatchiks communistes qui ont capté à leur profit le nouveau pouvoir. L’opposition nationaliste, autour du parti Roukh, (le « mouvement » en ukrainien), semble insuffisamment organisée et recrute surtout dans la partie occidentale du pays, celle qui fut polonaise ou roumaine avant la guerre et n’a été soviétisée qu’en 1939 et 1940. Il ne faut pas exagérer cependant l’antagonisme entre cette région d’esprit très proche de l’Europe centrale et le reste du pays plus imprégné de culture russe.
Vue sur la rivière Dnipro. © DATA BANK UKRAINE
Dans ce contexte politique, il est difficile d’instaurer une économie moderne. Les citoyens ne savent pas encore bien ce qu’est la démocratie. La situation des retraités et des gens sans défense est à la limite de la misère mais leur amertume s’exprime plutôt dans les urnes par le conservatisme.
Quant aux jeunes, ils sont prêts à prendre des initiatives mais sont parfois aussi tentés par l’émigration. Ainsi bien des habitudes anciennes subsistent : on monnaye ses privilèges, la corruption fleurit à tous les niveaux et les détenteurs du pouvoir économique cherchent un profit rapide pour eux-mêmes plus que le développement à long terme de leur pays. Ce qu’on a appelé la privatisation n’a consisté bien souvent qu’à accaparer l’outil de travail, les anciens dirigeants devenant propriétaires.
Les procédures administratives manquent de clarté, ce qui permet bien des combines mais décourage les investisseurs étrangers. Malgré tous ces handicaps, l’évolution est globalement positive, selon l’expression consacrée. Il est possible de trouver des partenaires sérieux et efficaces, surtout en province.
Sur le plan religieux, la situation est complexe : à part les catholiques de rite oriental mentionnés plus haut, la population se rattache majoritairement à l’orthodoxie mais il existe un patriarcat directement dépendant de Moscou et un autre purement ukrainien (de l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne). Il y avait même un troisième patriarcat orthodoxe ukrainien mis en place par la diaspora, fort importante au Canada et aux États-Unis.
Nous ne saurions passer sous silence un autre bon côté des réalités ukrainiennes, son grand intérêt touristique. Le site de Kiev sur le Dniepr avec ses merveilleuses églises et le littoral de la Crimée autour de Yalta sont bien connus. Il faut aussi visiter de très belles villes miraculeusement épargnées par la guerre comme Odessa, dont l’urbanisme a été dessiné par le duc de Richelieu, Lviv, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO ou Tchernovtsy dont le charme rappelle les cités d’Europe centrale.
Que dire également d’une croisière sur le Dniepr avec escales dans des sites peu fréquentés comme Kaniv et son musée Chevtchenko ? C’est le voyage que je propose à mes camarades pour le cinquantenaire de ma promotion en l’an 2000. La rencontre de talentueux artistes peintres de tous les styles ou de remarquables soirées à l’opéra peuvent agrémenter le programme.
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Ce rapide survol des réalités ukrainiennes laisse ouverte la question de savoir ce que la France peut faire pour contribuer au développement de l’Ukraine. Pour une entreprise, l’approche du marché ukrainien nécessite compétence et courage, mais il en est de même pour exporter partout ailleurs dans le monde. Il vaut évidemment mieux coopérer avec l’Ukraine que de laisser nos concurrents occuper les meilleures positions, surtout dans le domaine agricole où l’Ukraine peut efficacement rivaliser avec la France, une fois son économie restaurée.
Pour notre part, nous avons créé le Club de Kiev qui, après trois ans d’activités dans le domaine économique, vient de déposer auprès du ministère français chargé de l’Industrie un dossier pour se constituer en Chambre de commerce franco-ukrainienne à Paris. Notre président d’honneur est notre camarade Pierre Terestchenko (X 37, corps des Mines et ancien industriel de la chimie), descendant d’une célèbre famille ukrainienne, et notre secrétaire général, François Baratin (X 68, corps des Mines).
Nous travaillons en liaison avec l’ACFAU (Association de la communauté française d’affaires en Ukraine, cf article plus loin) qui regroupe les principales entreprises établies en Ukraine et a, quant à elle, vocation à devenir Chambre de commerce en Ukraine. Les actions que nous entreprenons sont prometteuses. Le profond désir d’ouverture à l’Ouest des jeunes générations d’Ukrainiens paraît en être la meilleure garantie.