Pourquoi sommes-nous devenus écocides ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Dominique BOURG

Notre civi­li­sa­tion pré­sente deux sin­gu­la­ri­tés : elle nour­rit en pre­mier lieu des risques glo­baux sus­cep­tibles de rui­ner les fon­de­ments phy­siques et éco­lo­giques de toute civi­li­sa­tion. Nous sommes en effet en train de refer­mer la paren­thèse cli­ma­tique qui a per­mis il y a une dizaine de mil­liers d’an­nées l’é­clo­sion de l’a­gri­cul­ture, puis l’es­sor des grandes civi­li­sa­tions. L’en­jeu du chan­ge­ment cli­ma­tique en cours est au mieux une alté­ra­tion des condi­tions d’ha­bi­ta­bi­li­té de la pla­nète, et au pire la réduc­tion de l’é­cou­mène, à savoir la par­tie de la Terre en per­ma­nence habi­tée par les hommes. Un tel rétré­cis­se­ment ne man­que­rait pas, compte tenu des effec­tifs démo­gra­phiques pla­né­taires, de débou­cher sur des consé­quences géo­po­li­tiques mor­bides. Et il n’y a là qu’un des risques envi­ron­ne­men­taux glo­baux ; la dégra­da­tion des éco­sys­tèmes et des ser­vices néces­saires qu’ils nous rendent consti­tue un autre dan­ger majeur. En second lieu, la civi­li­sa­tion occi­den­tale est la seule à être par­ve­nue à étendre à toutes les autres sa struc­ture tech­no-éco­no­mique, et par­tant sa fré­né­sie consu­mé­riste et sa fas­ci­na­tion tech­no­lo­gique. Ce double constat appelle deux ques­tions : quelle est la part de notre héri­tage qui a pu nous conduire à un exer­cice aus­si des­truc­teur de la puis­sance ? Quelle est la réso­nance anthro­po­lo­gique de notre orga­ni­sa­tion tech­no-éco­no­mique faute de laquelle nous ne sau­rions com­prendre la faci­li­té rela­tive avec laquelle elle s’im­pose de par le monde ?


© YANN ARTHUS-BERTRAND/LA TERRE VUE DU CIEL

À comp­ter des années cin­quante, l’im­pact de nos acti­vi­tés sur la pla­nète a chan­gé d’é­chelle. Toutes les courbes qui retracent nos acti­vi­tés sont deve­nues expo­nen­tielles : qu’il s’a­gisse de la défo­res­ta­tion, de l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion des sols, de la pres­sion exer­cée sur la res­source eau douce, de la consom­ma­tion d’éner­gie fos­sile aus­si bien que de l’en­semble des flux de matières, sans oublier bien sûr la démographie.

La crois­sance des acti­vi­tés humaines semble ne plus avoir de bornes. Or, cette déné­ga­tion de toute espèce de limite ne date nul­le­ment de l’a­près-guerre, elle consti­tue au contraire le moteur de la moder­ni­té. Tout semble s’être pas­sé comme si nous nous étions ingé­niés, gros­so modo depuis Bacon, à construire un pro­gramme de trans­gres­sion tous azi­muts des limites.

La pre­mière des limites que nous avons cher­ché à trans­gres­ser est celle que la nature impose à nos acti­vi­tés. Avec Fran­cis Bacon la fonc­tion du savoir change, il appa­raît désor­mais comme la condi­tion du pou­voir sur la nature : « La fin qui est pro­po­sée à notre science, écri­vait le Chan­ce­lier dans l’Ins­tau­ra­tio magna, n’est plus la décou­verte d’ar­gu­ments, mais de tech­niques, non plus de concor­dances avec les prin­cipes, mais des prin­cipes eux-mêmes, non d’ar­gu­ments pro­bables, mais de dis­po­si­tions et d’in­di­ca­tions opé­ra­toires. C’est pour­quoi d’une inten­tion dif­fé­rente sui­vra un effet dif­fé­rent. Vaincre et contraindre : là-bas, un adver­saire par la dis­cus­sion, ici la nature par le travail. »

Le pou­voir ain­si conquis doit nous per­mettre de détour­ner à notre pro­fit les lois de la nature : « Notre Fon­da­tion, pro­clame le Père de la Mai­son de Salo­mon, genre de CNRS avant la lettre, ins­ti­tu­tion clé de La Nou­velle Atlan­tide, a pour Fin de connaître les Causes, et le mou­ve­ment secret des choses ; et de recu­ler les bornes de l’Em­pire Humain en vue de réa­li­ser toutes les choses pos­sibles. » Dans le Dis­cours de la Méthode, Des­cartes dis­cerne quant à lui dans la phy­sique nais­sante la pro­messe de « l’in­ven­tion d’une infi­ni­té d’ar­ti­fices, qui feraient qu’on joui­rait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les com­mo­di­tés qui s’y trouvent ». Autre­ment dit, la phy­sique devait nous per­mettre de sor­tir de la « val­lée de larmes » à laquelle nous avait condam­nés la malé­dic­tion divine pro­fé­rée au sor­tir de l’E­den : « Mau­dit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tire­ras sub­sis­tance tous les jours de ta vie. Il pro­dui­ra pour toi épines et char­dons et tu man­ge­ras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu man­ge­ras ton pain, » (Gen III, 17–19).

La démo­cra­tie elle-même est le fruit de cette obses­sion de la trans­gres­sion. Avec le prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, comme l’a mon­tré Ber­trand de Jou­ve­nel dans Du Pou­voir, les Modernes ont pen­sé un pou­voir sans bornes, ne connais­sant d’autre limite que lui-même. Et l’on ne sau­rait à cet égard confondre la démo­cra­tie athé­nienne et la démo­cra­tie moderne. S’il y a bien dans les deux cas une affir­ma­tion de l’au­to­no­mie de la Cité, de sa capa­ci­té à se don­ner ses propres lois, c’est tou­te­fois dans un contexte émi­nem­ment dif­fé­rent. La démo­cra­tie antique n’a pas pour des­sein de délo­ger les dieux de l’O­lympe et elle s’ins­crit au sein d’un cos­mos fini qui impose son ordre aux dieux comme aux hommes ; d’où le refus de l’hubris, de la déme­sure. La démo­cra­tie moderne est en revanche insé­pa­rable d’un effort d’ar­ra­che­ment à la tutelle d’un dieu infi­ni et tout-puis­sant, au sein d’un cos­mos désor­mais muet et insen­sé. « Come, let us march against the power of hea­ven, écri­vait déjà Mar­lowe, le contem­po­rain de Bacon, And set black strea­mers in the fir­ma­ment, To signi­fy the slaugh­ter of the gods. » (Allons, mar­chons contre les puis­sances du ciel, Et plan­tons des ban­de­roles noires sur le fir­ma­ment, Pour signi­fier le mas­sacre des dieux). Ce pour­quoi il n’a pas seule­ment résul­té de l’af­fir­ma­tion de l’au­to­no­mie du poli­tique la démo­cra­tie moderne, mais éga­le­ment son autre, le tota­li­ta­risme. Tota­li­ta­risme dont Han­nah Arendt carac­té­ri­sait pré­ci­sé­ment l’es­sence par le mou­ve­ment continu.

Ce pro­gramme de trans­gres­sion ne se borne pas aux seuls domaines scien­ti­fiques, tech­niques et poli­tiques. Une into­lé­rance dif­fuse aux normes morales est en effet un des traits des socié­tés modernes ; ces mêmes socié­tés n’ont d’ailleurs eu de cesse de pro­duire toutes sortes de ten­ta­tives de délé­gi­ti­ma­tion de la morale : au nom des classes sociales, du res­sen­ti­ment, du bio­cen­trisme, etc. L’es­thé­tique moderne est aus­si pour l’es­sen­tiel une esthé­tique de la trans­gres­sion des canons anté­rieurs. Le sport pro­fes­sion­nel se pré­sente comme un mou­ve­ment indé­fi­ni de trans­gres­sion des limites du corps humain. Tous ces débor­de­ments ont nour­ri et nour­rissent le mou­ve­ment géné­ral d’une crois­sance éco­no­mique elle-même conçue comme un pro­cès et un pro­grès sans fin. Et c’est ce type de crois­sance qui abou­tit aux courbes expo­nen­tielles des flux de matières et aux risques glo­baux qui en découlent.

Com­ment dès lors com­prendre la faci­li­té avec laquelle le fon­de­ment tech­no-éco­no­mique de notre civi­li­sa­tion, pour­tant des­truc­teur, se soit si aisé­ment dif­fu­sé ? Com­ment com­prendre qu’une civi­li­sa­tion aus­si ori­gi­nale, fruit d’une his­toire par­ti­cu­lière, ait pu pha­go­cy­ter aus­si rapi­de­ment d’autres civi­li­sa­tions, mil­lé­naires et plus équilibrées ?

Rap­pe­lons que la place prise par les échanges et la pro­duc­tion, et celle prise par leur sup­port et moteur tech­no­lo­giques, ne dis­posent d’au­cun répon­dant dans quelque civi­li­sa­tion que ce soit. L’un des traits les plus pré­gnants de la moder­ni­té est en effet le rôle qu’ont fini par exer­cer les objets et autres dis­po­si­tifs tech­niques au sein de nos exis­tences, au point que le cours de ces der­nières finit par dépendre plus de leur fia­bi­li­té que de la constance d’au­trui. Les autres civi­li­sa­tions se dis­tin­guaient au contraire par l’é­qui­libre qu’elles ména­geaient entre leurs dimen­sions reli­gieuses, artis­tiques, fami­liales, sociales, poli­tiques, éco­lo­giques, éco­no­miques, techniques.
Il en est peut-être ain­si parce que la moder­ni­té occi­den­tale a conduit avec l’es­sor des tech­no­lo­gies à l’hy­per­tro­phie du fon­de­ment même de notre humani­té, à savoir notre apti­tude tech­ni­cienne comme j’ai cher­ché à le mon­trer dans L’Homme-arti­fice (Gal­li­mard, 1996).

Il n’en reste pas moins urgent de redon­ner un sens et un cadre à nos savoir-faire, de repo­ser la ques­tion des limites, en termes éco­lo­giques, mais pas seule­ment, éga­le­ment par rap­port au pou­voir que nous sommes en passe d’ac­qué­rir sur notre propre nature, de nous inter­ro­ger à nou­veau sur les fins que nous enten­dons pour­suivre col­lec­ti­ve­ment. Il importe de ne plus limi­ter l’in­ter­ro­ga­tion sur les fins à nos seuls choix indi­vi­duels et d’a­ban­don­ner le cours de nos choix col­lec­tifs aux seuls auto­ma­tismes du mar­ché et du pro­grès, c’est-à-dire de la croyance selon laquelle les inno­va­tions sont par défi­ni­tion béné­fiques au plus grand nombre.

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