Pourquoi sommes-nous devenus écocides ?
Notre civilisation présente deux singularités : elle nourrit en premier lieu des risques globaux susceptibles de ruiner les fondements physiques et écologiques de toute civilisation. Nous sommes en effet en train de refermer la parenthèse climatique qui a permis il y a une dizaine de milliers d’années l’éclosion de l’agriculture, puis l’essor des grandes civilisations. L’enjeu du changement climatique en cours est au mieux une altération des conditions d’habitabilité de la planète, et au pire la réduction de l’écoumène, à savoir la partie de la Terre en permanence habitée par les hommes. Un tel rétrécissement ne manquerait pas, compte tenu des effectifs démographiques planétaires, de déboucher sur des conséquences géopolitiques morbides. Et il n’y a là qu’un des risques environnementaux globaux ; la dégradation des écosystèmes et des services nécessaires qu’ils nous rendent constitue un autre danger majeur. En second lieu, la civilisation occidentale est la seule à être parvenue à étendre à toutes les autres sa structure techno-économique, et partant sa frénésie consumériste et sa fascination technologique. Ce double constat appelle deux questions : quelle est la part de notre héritage qui a pu nous conduire à un exercice aussi destructeur de la puissance ? Quelle est la résonance anthropologique de notre organisation techno-économique faute de laquelle nous ne saurions comprendre la facilité relative avec laquelle elle s’impose de par le monde ?
© YANN ARTHUS-BERTRAND/LA TERRE VUE DU CIEL
À compter des années cinquante, l’impact de nos activités sur la planète a changé d’échelle. Toutes les courbes qui retracent nos activités sont devenues exponentielles : qu’il s’agisse de la déforestation, de l’artificialisation des sols, de la pression exercée sur la ressource eau douce, de la consommation d’énergie fossile aussi bien que de l’ensemble des flux de matières, sans oublier bien sûr la démographie.
La croissance des activités humaines semble ne plus avoir de bornes. Or, cette dénégation de toute espèce de limite ne date nullement de l’après-guerre, elle constitue au contraire le moteur de la modernité. Tout semble s’être passé comme si nous nous étions ingéniés, grosso modo depuis Bacon, à construire un programme de transgression tous azimuts des limites.
La première des limites que nous avons cherché à transgresser est celle que la nature impose à nos activités. Avec Francis Bacon la fonction du savoir change, il apparaît désormais comme la condition du pouvoir sur la nature : « La fin qui est proposée à notre science, écrivait le Chancelier dans l’Instauratio magna, n’est plus la découverte d’arguments, mais de techniques, non plus de concordances avec les principes, mais des principes eux-mêmes, non d’arguments probables, mais de dispositions et d’indications opératoires. C’est pourquoi d’une intention différente suivra un effet différent. Vaincre et contraindre : là-bas, un adversaire par la discussion, ici la nature par le travail. »
Le pouvoir ainsi conquis doit nous permettre de détourner à notre profit les lois de la nature : « Notre Fondation, proclame le Père de la Maison de Salomon, genre de CNRS avant la lettre, institution clé de La Nouvelle Atlantide, a pour Fin de connaître les Causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. » Dans le Discours de la Méthode, Descartes discerne quant à lui dans la physique naissante la promesse de « l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent ». Autrement dit, la physique devait nous permettre de sortir de la « vallée de larmes » à laquelle nous avait condamnés la malédiction divine proférée au sortir de l’Eden : « Maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, » (Gen III, 17–19).
La démocratie elle-même est le fruit de cette obsession de la transgression. Avec le principe de la souveraineté populaire, comme l’a montré Bertrand de Jouvenel dans Du Pouvoir, les Modernes ont pensé un pouvoir sans bornes, ne connaissant d’autre limite que lui-même. Et l’on ne saurait à cet égard confondre la démocratie athénienne et la démocratie moderne. S’il y a bien dans les deux cas une affirmation de l’autonomie de la Cité, de sa capacité à se donner ses propres lois, c’est toutefois dans un contexte éminemment différent. La démocratie antique n’a pas pour dessein de déloger les dieux de l’Olympe et elle s’inscrit au sein d’un cosmos fini qui impose son ordre aux dieux comme aux hommes ; d’où le refus de l’hubris, de la démesure. La démocratie moderne est en revanche inséparable d’un effort d’arrachement à la tutelle d’un dieu infini et tout-puissant, au sein d’un cosmos désormais muet et insensé. « Come, let us march against the power of heaven, écrivait déjà Marlowe, le contemporain de Bacon, And set black streamers in the firmament, To signify the slaughter of the gods. » (Allons, marchons contre les puissances du ciel, Et plantons des banderoles noires sur le firmament, Pour signifier le massacre des dieux). Ce pourquoi il n’a pas seulement résulté de l’affirmation de l’autonomie du politique la démocratie moderne, mais également son autre, le totalitarisme. Totalitarisme dont Hannah Arendt caractérisait précisément l’essence par le mouvement continu.
Ce programme de transgression ne se borne pas aux seuls domaines scientifiques, techniques et politiques. Une intolérance diffuse aux normes morales est en effet un des traits des sociétés modernes ; ces mêmes sociétés n’ont d’ailleurs eu de cesse de produire toutes sortes de tentatives de délégitimation de la morale : au nom des classes sociales, du ressentiment, du biocentrisme, etc. L’esthétique moderne est aussi pour l’essentiel une esthétique de la transgression des canons antérieurs. Le sport professionnel se présente comme un mouvement indéfini de transgression des limites du corps humain. Tous ces débordements ont nourri et nourrissent le mouvement général d’une croissance économique elle-même conçue comme un procès et un progrès sans fin. Et c’est ce type de croissance qui aboutit aux courbes exponentielles des flux de matières et aux risques globaux qui en découlent.
Comment dès lors comprendre la facilité avec laquelle le fondement techno-économique de notre civilisation, pourtant destructeur, se soit si aisément diffusé ? Comment comprendre qu’une civilisation aussi originale, fruit d’une histoire particulière, ait pu phagocyter aussi rapidement d’autres civilisations, millénaires et plus équilibrées ?
Rappelons que la place prise par les échanges et la production, et celle prise par leur support et moteur technologiques, ne disposent d’aucun répondant dans quelque civilisation que ce soit. L’un des traits les plus prégnants de la modernité est en effet le rôle qu’ont fini par exercer les objets et autres dispositifs techniques au sein de nos existences, au point que le cours de ces dernières finit par dépendre plus de leur fiabilité que de la constance d’autrui. Les autres civilisations se distinguaient au contraire par l’équilibre qu’elles ménageaient entre leurs dimensions religieuses, artistiques, familiales, sociales, politiques, écologiques, économiques, techniques.
Il en est peut-être ainsi parce que la modernité occidentale a conduit avec l’essor des technologies à l’hypertrophie du fondement même de notre humanité, à savoir notre aptitude technicienne comme j’ai cherché à le montrer dans L’Homme-artifice (Gallimard, 1996).
Il n’en reste pas moins urgent de redonner un sens et un cadre à nos savoir-faire, de reposer la question des limites, en termes écologiques, mais pas seulement, également par rapport au pouvoir que nous sommes en passe d’acquérir sur notre propre nature, de nous interroger à nouveau sur les fins que nous entendons poursuivre collectivement. Il importe de ne plus limiter l’interrogation sur les fins à nos seuls choix individuels et d’abandonner le cours de nos choix collectifs aux seuls automatismes du marché et du progrès, c’est-à-dire de la croyance selon laquelle les innovations sont par définition bénéfiques au plus grand nombre.