Pourquoi tarde-t-on à passer à l’action ?
Les conséquences, maintenant bien connues, du prochain changement climatique devraient inciter à mettre en oeuvre des plans d’urgence. Mais, les décideurs politiques ont-ils la capacité de réguler l’activité industrielle ? L’aveuglement volontaire n’est-il pas une façon de vivre plus tranquillement l’instant présent ? Il est temps de cesser de s’illusionner sur la capacité de la technique à apporter toutes les solutions sans changer nos modes de vie.
REPÈRES
L’essentiel des plans d’urgence que nous serons amenés à mettre en oeuvre est bien connu. Il s’agira à la fois de généraliser des vecteurs énergétiques non carbonés (électricité, hydrogène, chaleur, agrocarburants) et de produire ces vecteurs avec les énergies primaires disponibles sans émettre trop de CO2 et de méthane.
Pour cela il faudra développer les énergies renouvelables (qui posent pour la plupart des problèmes d’insertion en raison de leur intermittence), le nucléaire (qui pose des problèmes d’acceptabilité) et la capture séquestration du carbone (qui ne pourra toutefois pas être déployée industriellement sur une grande échelle avant 2030).
La prise de conscience de la nécessité de construire un monde énergétique moins dépendant du pétrole et moins émetteur de CO2 est maintenant assez généralisée, et nous savons de plus en plus clairement que la ressource la plus rare est le temps dont nous disposons pour organiser ces nécessaires transitions.
Le rationalisme [de la pensée technicienne] est irréel, son réalisme est irrationnel, ce qui revient à dire que le réel et la raison ont divorcé.
HANNAH ARENDT
Pourquoi alors ne mettons-nous toujours pas en oeuvre les nécessaires plans d’urgence ? Pourquoi nous contentons-nous de demi-mesures, associées à des déclarations d’intentions à l’horizon 2050 qui ne nous engagent pas vraiment ? L’époque de l’énergie abondante et peu coûteuse se termine, et il nous faudra aussi réduire fortement nos consommations : par l’efficacité énergétique, mais aussi par la sobriété. Certes, un doute subsiste sur la nécessité d’imposer des mesures contraignantes à l’Europe en matière de CO2, tant qu’un accord mondial n’aura pas été négocié. L’Europe (et encore plus la France) ne représente qu’une part très marginale des émissions mondiales et notre » vertu écologique » ne sera pas forcément contagieuse pour les pays charbonniers ou les pays en développement qui ne disposent pas encore des nécessaires capacités de financement : nous avons de l’argent mais plus guère de carbone, alors que beaucoup de pays ont encore du carbone (charbon), mais pas d’argent.
Une erreur de raisonnement
Serait-ce en raison de ce doute que les décideurs politiques différeraient la mise en oeuvre, certes difficile et coûteuse, de ces plans d’urgence ? Ce serait alors une erreur de raisonnement. Ces actions s’imposent à l’évidence dans les pays qui comme la France ne disposent pas d’énergies locales carbonées : non pas avec le seul objectif de réduire nos émissions de CO2, mais surtout dans le but de sécuriser nos approvisionnements énergétiques pour le futur. D’autres raisons pourraient être à l’origine des non-décisions que nous observons aujourd’hui, et elles méritent d’être analysées : elles sont d’origine politique ou cognitive.
Les difficultés de la gouvernance politique européenne
Les décideurs politiques ont-ils encore la capacité de réguler l’activité des industriels ? Pourrait-on, par exemple, reproduire un plan d’action similaire au lancement du programme nucléaire dans les années 1970. Ce n’est pas sûr, c’est même improbable. Les grands acteurs du monde énergétique sont aujourd’hui en concurrence, sous le contrôle de la Commission européenne et c’est le marché qui doit orienter leurs décisions. Les gouvernements n’ont pas le droit de fausser la » libre concurrence » (voir deux exemples en encadré).
Normes et fiscalité
La dictature de la concurrence
Le gouvernement français a récemment décidé d’aider un constructeur à mettre au point un modèle de véhicule hybride, pour qu’il se fasse une place sur ce marché d’avenir. Il a donc débloqué un financement de quelques centaines de millions d’euros… avant de se voir interdire cette subvention par Bruxelles ! Le constructeur a donc abandonné (ou différé ?) son projet.
Le président Bush a récemment décidé de promouvoir le nucléaire, notamment en prenant à sa charge les conséquences des éventuels retards administratifs, et aussi en garantissant les emprunts contractés par les exploitants des centrales. Ces mesures ont pour objectif de faire baisser le coût du capital en diminuant les risques financiers. De telles mesures seraient interdites en Europe. Cela en effet fausserait la concurrence en faisant baisser le coût du nucléaire… ce qui doit être interdit car, comme on le sait, toute concurrence faussée pénalise le consommateur !
C’est réellement devenu moins facile pour les décideurs politiques nationaux européens de lancer des plans d’urgence en encadrant l’économie. Ils n’ont en fait plus guère que deux leviers à leur disposition : les normes et la fiscalité. Ils pourraient, par exemple, accorder un bonus aux véhicules hybrides… mais ils hésitent à le faire, car cela avantagerait des constructeurs étrangers ! La gouvernance des pays européens est encore très incertaine. Les gouvernements nationaux accepteront-ils durablement de perdre toute capacité d’action et de se voir dicter leurs objectifs par Bruxelles ? Respecteront-ils par exemple les récentes injonctions du type » 20 % d’énergies renouvelables, 20 % de réduction des émissions de CO2 à l’horizon 2020 « , qui vont conduire en France à la mise en place de solutions paradoxales ? Peut-on exclure, en cas de crise majeure, une reprise en main de la gouvernance énergétique et environnementale par les autorités politiques de chaque nation ? Par contre, l’un des » avantages » (?) de la gouvernance européenne est de disposer d’instances qui ont le pouvoir d’imposer des mesures impopulaires sans être soumises à la sanction des urnes, ce qui peut constituer une forme de contournement de la démocratie au profit d’une technocratie devenue autonome. Le jour où il faudra imposer des mesures difficiles et impopulaires, ce moyen ne sera-t-il pas utilisé ? Au-delà des difficultés politiques, il faut aussi analyser les difficultés cognitives concernant la prise de décision : est-ce parce que nous connaissons l’existence d’un problème que nous allons agir ?
Les difficultés pour passer de la connaissance à l’action
Qu’est-ce qui conditionne, oriente, détermine nos actions ? Souvent on croit que c’est la raison, orientée par nos connaissances, qui est le guide de nos actions. Ce n’est (malheureusement) pas souvent le cas. Nos actions sont plutôt déterminées par ce que l’on appelle l’inconscient, lequel est tissé de nos croyances, de nos représentations, de nos pulsions et désirs… eux-mêmes surdéterminés de manière complexe par notre histoire et tous les conditionnements familiaux, sociaux et sociétaux.
Connaissance et croyance
Nous connaissons tous les prochaines difficultés en matière d’approvisionnement pétrolier. Est-ce que cela nous empêche d’acheter la voiture qui nous plaît, même si sa consommation est élevée ? Croyons-nous vraiment qu’un jour il n’y aura plus de carburant à la pompe, ou que son prix dépassera l’imagination ?
Certains annoncent la proximité d’une crise systémique qui pénalisera lourdement les habitants des villes. Pourquoi alors ne font-ils pas ce qu’ils préconisent, à savoir partir s’installer à la campagne pour cultiver leur jardin et sécuriser leur alimentation ? Croient-ils vraiment ce qu’ils savent ?
Le plus souvent, nos connaissances ne déterminent nos actions que lorsqu’elles ont orienté nos croyances. Nos actes ne sont donc pas dictés uniquement par notre raison et nos connaissances, mais au moins autant par nos croyances, notre » système de représentation « , lequel est largement du domaine de l’inconscient. Il est important de réaliser que nos croyances, nos représentations, ne sont que partiellement et progressivement influencées par nos connaissances : très souvent » nous ne croyons pas ce que nous savons ! »
Filtrer les informations
Cette vérité est difficile à croire et à intégrer, mais pourtant fondamentale. Notre personnalité est de fait structurée par notre » vision du monde » tissée par tout un ensemble de croyances. Si cet ensemble de croyances s’effondre, c’est toute notre personne qui plonge dans l’angoisse. Pour nous protéger, nous sommes donc amenés à filtrer les informations qui nous parviennent. Une personnalité structurée par des vérités solides est par contre plus réceptive à » des vérités qui dérangent « .
L’aveuglement volontaire est une protection
L’aveuglement volontaire, le déni, n’est pas une erreur de programmation de notre cerveau, c’est plutôt ce qui nous protège, nous permet de vivre plus tranquillement l’instant présent, protégé par nos certitudes. Les premières fois qu’on m’a dit que les émissions de CO2 allaient dérégler le climat, j’ai refusé d’entendre cette vérité qui me dérangeait.
Trier les » post-it »
Les connaissances théoriques et les croyances profondes ne sont pas situées dans les mêmes zones du cerveau : les informations que nous recevons ressemblent souvent à des » post-it » qui viendraient se coller sur la périphérie néocorticale. Elles restent souvent extérieures, sont utilisées en cas de besoin mais n’influencent pas toujours nos croyances, plus profondément ancrées dans notre cerveau, lequel se charge de filtrer les informations et de trier les » post-it « .
Il est important aussi de noter qu’en cas d’urgence ou de stress, on n’a pas le temps de lire les » post-it » ! Nos réactions sont alors conditionnées uniquement par nos croyances et nos représentations, pas du tout par nos connaissances.
Les » post-it » se décollaient rapidement. Avec le temps, j’ai changé de croyance et maintenant j’avoue ne plus entendre ceux qui veulent me démontrer que les émissions anthropiques n’influent qu’au second ordre les changements climatiques. L’une des modalités les plus courantes de l’aveuglement volontaire est la croyance aux fausses solutions : » Ce qui va nous sauver, c’est les biocarburants, les éoliennes, l’hydrogène, les lampes basse consommation, etc. » Cela nous permet d’agir en mettant en oeuvre ces solutions partielles. Nous évitons alors l’angoisse, car l’action est un bon anxiolytique, même si elle n’apporte pas de solution réellement à la hauteur du problème. Une autre modalité est simplement le déni lorsqu’on est confronté à un problème pour lequel on n’est pas capable d’imaginer de solution. Le déni est alors une forme de fuite qui nous permet de vivre, en nous évitant – tout comme l’action d’ailleurs – les effets catastrophiques de l’inhibition de l’action largement décrits par Henri Laborit. Si, par exemple, on nous parle de changement climatique mais qu’on ne voit émerger aucune solution en l’absence d’une improbable gouvernance mondiale, la réponse serait alors : » Laissez-nous vivre, s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ! » C’est en fait le cerveau qui nous protège en décollant les » post-it » qui nous dérangent.
Modifier nos représentations
Nos croyances conditionnent donc la manière dont nous intégrons les connaissances, mais heureusement notre raison n’est pas dépourvue de capacité d’influence sur notre cerveau : lorsqu’elles sont suffisamment méditées et approfondies, nos connaissances peuvent réellement modifier nos croyances. Il y a beaucoup de vérités qu’on ne comprend et n’intègre vraiment que quand on les a trouvées par soi-même. Ce mécanisme porte en psychanalyse le nom de » perlaboration « . Il faut un certain temps pour qu’une vérité comprise par une personne en analyse finisse par modifier son système de croyances, ses schémas relationnels, l’ensemble étant conditionné par notre cerveau limbique… Le temps que toutes les connexions neuronales nécessaires se restructurent ?
Actuellement, à quoi ressemble notre système de représentations ?
La majorité des Français disposent maintenant des » post-it » les avertissant du changement climatique, des raretés pétrolières.
Nous ne croyons pas ce que nous savons. J.-P. DUPUY
Mais quelle est la croyance dominante ? On pourrait se risquer à avancer l’hypothèse qu’elle ressemblerait à celle-ci : le progrès technique et l’économie ont toujours trouvé des solutions à nos problèmes, les pétroles non conventionnels vont, par exemple, progressivement remplacer le pétrole en déclin dès que les prix auront atteint le niveau suffisant ; nous avons toujours connu une croissance économique : cette croissance se poursuivra dans le futur, nos conditions de vie s’amélioreront ; c’est le pouvoir d’achat qui me rendra heureux. Pour résumer, » le plus important, c’est la croissance de mon pouvoir d’achat, qui continuera de toute façon à s’améliorer grâce aux progrès technologiques que mettra en oeuvre naturellement l’économie « .
La confrontation à de réelles raretés
Les plans d’urgence s’appuient au contraire sur l’idée qu’il faut maintenant encadrer l’économie qui ne proposera pas par elle-même en temps voulu les solutions adaptées, et que la technique ne pourra pas résoudre tous les problèmes, en tout cas pas ceux que nous aurons générés par nos émissions de CO2. Nous serons confrontés à de réelles raretés, et il nous faudra sacrifier une part de notre pouvoir d’achat pour mettre en oeuvre des solutions coûteuses. Il nous faudra aussi changer notre mode de vie (surtout pour ceux qui consomment beaucoup) : changer de voiture, se mettre au vélo pour les trajets de proximité, renoncer à passer ses week-ends aux Baléares, ses vacances en Martinique… Tant que cette connaissance restera sous forme de » post-it » et n’aura pas » perlaboré » pour modifier nos croyances, serons-nous prêts à demander à nos élus de mettre en oeuvre les plans d’urgence, qui contiendront par exemple une taxe carbone en croissance constante ? Ne leur demanderons-nous pas plutôt de détaxer les carburants pour préserver notre pouvoir d’achat et nos habitudes de consommation, en attendant que le progrès technique ait apporté la solution ?
Quand et comment passerons-nous à l’action ?
Les risques de l’aveuglement
L’aveuglement volontaire est certes une protection, mais il comporte un risque. Malraux décrit comment, à l’époque de la guerre civile en Espagne, les villageois étaient parfois avertis en pleine nuit que les ennemis arrivaient. Il fallait quitter son lit, sa maison et s’enfuir dans la campagne pour sauver sa vie. Le plus souvent, les villageois ne faisaient rien. Ils écoutaient le silence tranquille de la nuit, n’entendaient rien de particulier, et se disaient qu’après tout ils pouvaient dormir tranquilles. » Je ne veux pas entendre, je ne veux pas croire cette information car elle me dérange. » Les ennemis arrivaient alors et les massacraient. N’est-ce pas ce qui pourrait bien nous arriver avec le changement climatique, ou avec les raretés du pétrole non anticipées ?
La plupart des décideurs politiques affichent leurs intentions de prendre les nécessaires mesures destinées à préserver les conditions de vie pour le long terme, mais ils avouent aussi » regarder ailleurs alors que la maison brûle « . Où regardent-ils ? Vers les instituts de sondage sans doute. Ils ne veulent pas mettre en oeuvre de mesures contraignantes tant que leurs électeurs n’y sont pas prêts. Peut-on d’ailleurs le leur reprocher ? Ils sont réellement en situation difficile, incapables d’encadrer une économie devenue mondialisée qui échappe à leur périmètre d’action, et en plus privés de la plupart de leurs leviers de manoeuvre par une gouvernance européenne encore incertaine.
Sortir de notre aveuglement volontaire
Pour que les nécessaires plans d’action se mettent en oeuvre, il faudra résoudre quelques difficultés de gouvernance européenne.
Les plans d’urgence s’appuient sur l’idée qu’il faut maintenant encadrer l’économie
Mais il faudra aussi, sauf à opter pour une gouvernance autoritaire et non démocratique qui irait à l’encontre de l’opinion publique, sortir de notre aveuglement volontaire et réellement comprendre toutes les conséquences du prochain changement climatique et des raretés des ressources. Il nous faudra aussi cesser de s’illusionner sur la capacité de la technique à apporter toutes les solutions sans changer nos modes de vie. Lorsque la majorité d’entre nous croira ce que nous savons, l’opinion publique aura réellement changé et nous serons alors prêts à demander aux dirigeants politiques de prendre les mesures que nous refusons aujourd’hui. Une crise majeure (par exemple guerre en Iran, suivie d’un blocus du détroit d’Ormuz, suivie d’un rationnement des carburants dans les pays occidentaux) serait peut-être le meilleur moyen d’accélérer ce processus de » perlaboration « , et en plus elle aiderait les décideurs politiques à faire preuve de courage. Un peu comme la giclée d’eau bouillante qui réveillerait la grenouille en train de cuire progressivement dans son bocal… Accueillons donc les prochaines crises comme une bonne nouvelle !