Pourquoi un tel succès ?
L’intelligence humaine se caractérise par des constructions itératives. Cependant, examiné sous cet aspect, le succès, au XXIe siècle, de l’expertise, caractérise la manifestation d’une attente fondamentalement toujours prégnante : l’importance de l’avis de celui qui sait.
Le succès de l’expertise judiciaire exprime la reconnaissance donnée à la science et à la raison
À certains égards, ce constat pourrait être, au terme d’une conclusion hâtive et superficielle, considéré comme relevant de la litote. Il n’en est rien, tant les enjeux en présence sont conséquents et complexes. Attendre l’avis de celui qui sait est loin d’être une litote, c’est, en effet, l’attente des magistrats mais aussi celle des justiciables : bâtisseurs, industriels, collectivités locales, assureurs, particuliers, etc.
Ainsi, le succès de l’expertise judiciaire devient l’expression de la reconnaissance donnée à la science et à la raison.
La légitime reconnaissance du savoir
Sur le plan juridique, l’expertise est définie en des termes assez réducteurs : « Le juge des référés peut, sur simple requête et même en l’absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d’expertise ou d’instruction » (article R532‑1 du Code de justice administrative). « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé » (article 145 du Code de procédure civile). Les enjeux de l’expertise judiciaire vont bien au-delà.
En effet, « homologués » dans la très grande majorité des cas par les juridictions, les rapports d’expertise, et par conséquent, en amont, l’expertise judiciaire prise dans son ensemble, constituent la cristallisation du litige. Par une forme de transmutation anticipatrice, l’expertise devient, pratiquement, l’appréciation des enjeux, le lieu d’appréciation des arguments respectifs, celui de l’appréciation du litige pris dans son ensemble, mais aussi et surtout celui de son dénouement.
REPÈRES
Selon le dictionnaire de l’Académie, la définition de l’expert est la suivante : « Adjectif, espert, au sens de alerte. Du latin classique expertus, éprouvé, qui a fait ses preuves. »
De ce succinct appel à l’étymologie, le recours à l’expertise et son légitime succès apparaissent, et c’est un salutaire constat, comme l’expression, dans un environnement caractérisé par une inflation législative, et plus généralement, normative, de la reconnaissance de l’importance et de la qualité de l’avis de « celui qui a fait ses preuves ».
Une référence
Parce que l’expertise regroupe ainsi, dès avant les plaidoiries, l’essentiel du litige, le rapport établi par l’expert devient la référence prise par les assureurs notamment, pour engager des pourparlers, suivis désormais assez souvent par une transaction établie « sur la base du rapport ».
De sorte que, en ces périodes d’encombrement des instances judiciaires (et de délais qui en découlent), le rapport d’expertise, simple « mesure avant dire droit », devient un instrument de négociation entre les parties et peut contribuer à favoriser les solutions alternatives au procès (transaction, médiation, etc.).
Deux attentes majeures
Plusieurs juristes ou opérationnels amenés à participer fréquemment à des expertises judiciaires, en demande ou en défense, interrogés quant à leurs attentes en matière d’expertise et invités à répondre à la question : « Pouvez-vous en quelques mots résumer vos attentes en matière d’expertise judiciaire ? », ont, dans tous les cas, qu’il s’agisse de maîtres d’ouvrage, de leurs représentants, ou d’entreprises, privilégié deux attentes majeures, la clarté du rapport dans chacun des points de la mission et la nécessité de délais rapprochés dans sa livraison.
En trois mots : trouver une solution
Le coût de l’expertise (pourtant réel) n’apparaît pas au tout premier rang des attentes (sauf pour des particuliers pour lesquels le montant de l’expertise rapporté aux enjeux est significatif, pour ne pas dire parfois démesuré).
Le pivot du litige
De manière pragmatique, l’expert judiciaire, mais en perçoit-il clairement l’enjeu (certains assurément, d’autres, de toute évidence non), est le pivot qui concourt à la résolution du litige. Il peut être la référence, le point d’ancrage, source de la négociation, comme, à défaut d’accord, celle du juge qui tranchera le litige. En tout état de cause, dans un cas comme dans l’autre il sera le pivot.
Une des juristes d’un syndic de référence sur la place a résumé la situation : « en trois mots : trouver une solution ». Ce faisant, au-delà de la recherche de la solution, ce sont des attentes telles que « l’impartialité » ou « l’équité ».
Cette observation mérite cependant d’être explicitée. En effet, au travers de ces deux derniers vocables : « impartialité » ou « équité », il convient de retenir que ces professionnels attendent de l’expertise, tant de sa conduite que de la teneur du rapport qui en découle, qu’émane de l’expert une forme d’écoute et de compréhension.
Ainsi, même si ces deux attentes n’ont pas exactement la même signification, elles sont toutes deux issues d’une réaction ou d’une crainte liée au fait que l’expert, enfermé dans une forme d’autisme, adopte une posture qui laisse transparaître que ses positions sont exprimées sans référence faite aux difficultés et contraintes techniques spécifiques de la partie considérée.
La crainte d’une injustice
D’où, en quelque sorte et par défaut, la perception d’une forme d’injustice. Il m’a été effectivement donné de constater parfois, assez rarement, que, dès le premier accedit et avant même qu’aient été examinées les pièces et qu’il ait été procédé au premier constat des dommages allégués, l’expert avait déjà son appréciation quant à l’origine des dommages allégués, les réunions ultérieures n’ayant été, en définitive, consacrées, nonobstant les arguments échangés, qu’à légitimer la religion initiale que l’expert s’était faite à son arrivée sur le site.
L’homme de la situation
C’est du reste pour ces raisons qu’au stade de la désignation de l’expert, il advient (mais ce n’est pas systématique) que le juge du référé saisi d’une demande de désignation d’expert interroge les avocats présents sur l’expert qui pourrait être désigné.
L’expert détient la clef de la solution, et cela bien au-delà du seul rapport d’expertise
Survient alors une phase, brève mais cruciale, où chaque avocat évoque celui qui, selon lui, serait « l’homme de la situation ». Ce n’est pas, là encore, la subjectivité partisane qui guide la proposition qui sera faite au juge, mais seulement et avant tout, le degré de professionnalisme, la clarté de l’expert, son sérieux sur le fond, les délais et le coût, tels qu’ils ont pu être mesurés à l’occasion d’expertises antérieures. Circulent alors des noms :
Untel est « illisible » ou « trop long dans la durée de ses missions, il ne dépose jamais », ou encore « serait l’idéal, mais il est toujours sollicité ».
Fort heureusement, à l’issue de cet inventaire, un nom est évoqué et emporte l’assentiment.
Une exigence de lisibilité
Le rapport d’expertise peut contribuer à favoriser les solutions alternatives au procès
Autre considération qui mérite d’être soulignée : ce n’est pas nécessairement la parfaite connaissance technique de l’expert qui était attendue, mais sa capacité à établir un rapport clair, exploitable et synthétique. À choisir, il faut privilégier l’expert capable de formaliser objectivement et clairement une problématique technique (quitte à ce qu’il ait quelques lacunes techniques) à l’expert technique pointu mais illisible.
Ainsi, on peut percevoir quelques regrets qui ne sont au demeurant que le pendant des attentes : la durée excessive des procédures d’expertise, les rapports inexploitables car incomplets, peu cohérents ou manquant de clarté.
Ce qui, a contrario, démontre que l’expert, directement, ou avec le concours de son sapiteur, expose une solution claire et cohérente, détient la clef de la solution, et cela bien au-delà du seul rapport d’expertise.
Une explosion des demandes d’expertise ?
M. J. J., doyen du tribunal de commerce de Paris, expose au contraire que leur nombre diminue. Cependant, en matière de construction notamment, l’expertise est une étape essentielle.
M. J. J. , doyen du tribunal de commerce de Paris, expose que le nombre de demandes d’expertise diminue.
De sorte que, si « au commerce » leur nombre est en diminution, au civil, eu égard aux règles d’attribution de compétence (particuliers, SCI, assureurs, sociétés mutuelles telles que la SMABTP), le recours à l’expertise judiciaire est en plein essor, et cela de manière durable.
En effet, l’expertise est une phase, certes onéreuse et parfois longue, mais essentielle dans un litige. La baisse actuelle du nombre d’expertises au commerce paraît susceptible de deux explications.
D’une part, en raison des compétences d’attribution (particuliers, litiges immobiliers) qui échappent au juge commercial ; d’autre part, du fait que les acteurs susceptibles de soumettre le règlement de leur litige au juge consulaire sont, plus que tout autre justiciable, familiers des solutions alternatives de résolution des litiges telles que l’arbitrage.
Et les attentes des experts ?
« D’abord, la diligence des parties et notamment dans la diffusion des pièces contractuelles, des dires récapitulatifs qui ne soient pas la compilation au kilomètre des dires antérieurs », déclare l’un d’entre eux.
« La communication des pièces dans les délais et la place laissée aux techniciens pour faire valoir leurs positions respectives », précise un autre. « L’agaçante présence de l’avocat », auraient pu dénoncer certains, dont l’évidente exaspération a le mérite de la clarté.
Pavés et réclamations
Prenons l’exemple d’un litige en matière de construction
Si des particuliers sont concernés, ce litige ne pourra que relever de la compétence d’une juridiction civile. En revanche, entre constructeurs, le litige pourra relever, en raison d’une disposition terminale du contrat de soustraitance relative à la résolution des litiges, de la compétence de la Cour d’arbitrage de la construction1.
Un éminent expert expose aussi que l’efficacité de l’expertise souffrirait de la tendance des demandeurs à remettre des « pavés » constitués de leurs mémoires successifs au maître d’ouvrage, avec toutes leurs scories et dont il manque l’exposé du contexte de l’affaire et une synthèse de la réclamation, laquelle trop souvent comprend les multiples points de désaccord avec le maître d’ouvrage (ou le maître d’oeuvre) sans les avoir hiérarchisés, sans en avoir disjoint les moindres et sans offrir une ligne directrice au lecteur.
L’expert se trouverait ainsi souvent chargé de comprendre un dossier volumineux sans mode d’emploi, dans lequel la forêt cache l’arbre, voire le roseau.
De même, il existerait des dossiers dont l’objet évident est de faire établir le mémoire de réclamation par l’expert, dont ce n’est assurément pas le rôle. Ainsi, en des termes pour le moins explicites, la situation est ainsi résumée : « Certaines demandes, peu crédibles, ne visant qu’à améliorer la marge ; c’était le cas d’un dossier fondé sur les coûts – réels – supportés pour reprendre les études du maître d’oeuvre ; certes l’entreprise avait-elle dû y consacrer de notables moyens, mais elle y avait trouvé de larges sources d’économies de réalisation des travaux de son contrat à prix global forfaitaire et n’avait guère justifié le quantum de sa demande.
Il est trop fréquent de voir demander 100 pour une perte comptable de 20 par des entreprises qui seraient satisfaites de 10, alors qu’un observateur tant soit peu expérimenté flaire vite qu’une réclamation est un soufflé prêt à retomber. Le coefficient de dilatation des réclamations est ainsi fréquemment proche de pi, à savoir qu’une demande pointilliste, mal dotée en justifications mais cultivant les postes redondants, n’est souvent recevable qu’à raison de 1/pi du montant réclamé. »
Et l’expert de formaliser plus encore la situation en concluant : « Ce n’est point une lubie de savant Cosinus mais une règle expérimentale, qui a même fait florès dans des notes de l’Inspection générale des Ponts & Chaussées et qui tourne au test de cohérence. Encore qu’un coefficient de dilatation de pi2 ne soit pas exceptionnel » et que le record connu de l’expert que je cite s’établisse à pi4.
Dégonfler des deux bords
Fort heureusement, nonobstant « l’instrumentalisation de l’expertise par les parties », ce même expert de constater qu’il existe de nombreuses réclamations « non soufflées, aisées à reconnaître et inversement des réclamations en contre-feu pour faire pièce aux prétentions injustifiées à pénalités et réfactions de maîtres d’ouvrage affligés du complexe du guichetier : il appartient alors à l’expert de s’attacher à dégonfler des deux bords ».
Il convient de retenir que la mission confiée à l’expert ne pose pas de difficulté (et pour cause, elle peut être aménagée), mais qu’en revanche, tant la conduite, que la durée et le terme de l’expertise – le rapport –, qu’il s’agisse de la forme ou du fond, constituent autant de facettes où les différents acteurs s’observent.
Un rapport clair
Quoi qu’il en soit, dans un environnement troublé à la fois par l’inflation normative et exacerbé par les enjeux économiques, l’allongement des délais judiciaires, la recrudescence des litiges débouchent quasi mécaniquement sur la multiplication des recours vers ceux qui ont une connaissance éprouvée.
M. Jean-François Jacob (conseiller du président du CNCEJ) a pu résumer brillamment : « Si l’expertise a été bien menée, avec compétence, maîtrise et sérénité, les parties conscientes de la loyauté des débats, certaines de la qualité de l’éclairage technique apporté par l’expert dans ses réponses, accepteront la démarche de celui-ci et son avis, quitte à le discuter ensuite devant le juge, mais l’expert leur aura fourni la clef de la compréhension » (revue Expert n° 111, décembre 2013, p. 12).
En effet, même si une relation contractuelle, qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’exécution d’un marché public ou privé, comprend l’appréciation de dispositions juridiques qui échappent à la mission de l’expert, il n’en demeure pas moins que son objet, y compris au regard des engagements contractuels qui en régissent les contours, demeure technique.
Dès lors, l’appréciation de la bonne exécution de l’objet de ladite convention (toujours plus complexe) suppose ou induit, en cas de litige, le recours à l’analyse de celui dont les connaissances sont éprouvées. Encore faut-il que cette dernière soit formalisée de manière claire et lisible, et dans des délais raisonnables.
À cet égard, il convient de souligner qu’il advient fréquemment qu’en présence d’un rapport d’expertise clair, tant en ce qui concerne l’appréhension de la difficulté que celle des responsabilités, des coûts et des préjudices qui en ont découlé, le rapport d’expertise devient la base du socle sur lequel les parties négocieront la fin du litige qui les opposait, sans attendre l’issue judiciaire.
De beaux jours à venir
De mesure avant dire droit, l’expertise devient mesure dictant la solution
Ainsi, il ressort qu’indiscutablement l’expertise judiciaire a de beaux jours devant elle. En effet, de « mesure avant dire droit », l’expertise devient « mesure dictant la solution ». Encore faut-il, pour ce faire, que, de la pure expression d’une analyse technique, l’expert ait été en mesure de la formaliser et de la vulgariser (mais n’est-ce pas, somme toute, l’objet et le sens de l’expertise?). Dès lors, le rapport d’expertise, pour qu’il soit en mesure de dicter la solution, devra être « lisible » et donc « exploitable », par des profanes (financiers, juristes, etc.).
Et si Boileau avait raison ? « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. » Mais aussi : « Soyez simple avec art. »
__________________________________
1. Cour d’arbitrage de la construction, 84, rue Charles-Laffitte, 92200 Neuilly-sur-Seine.