Précarité et « modèle social européen »
Le taux de chômage français est plutôt à la baisse à la fin de l’année 2006 en France. Principalement pour des raisons démographiques. Ce sont désormais des classes creuses qui arrivent sur le marché du travail, il est donc plus facile de les absorber. Mais dans le même temps nous vivons une explosion de défiance. La protestation contre le CPE après la crise des banlieues : une immense majorité de la jeunesse ne croit plus à son avenir. Et les adultes qui ne sont pas dans la fonction publique ont la hantise des licenciements et des restructurations. La précarité et la crainte de la précarité tendent à devenir la préoccupation numéro un.
Un modèle social est principalement composé de deux choses : une manière d’organiser le marché du travail, notamment l’accès aux emplois et aux revenus qui en découlent ; et les dispositifs de protection sociale. Bien sûr, de très nombreux autres éléments essentiels sont à considérer aussi, comme la politique familiale, la représentation politique ou le traitement de l’environnement. Mais le bloc « emploi et protection sociale » constitue le cœur de tout modèle social. Celui-ci est souvent mis à mal en Europe, avec non seulement le chômage de masse qui s’est maintenu dans certains grands pays dont la France et l’Allemagne, mais aussi la lente expansion dans de nombreux pays des contrats de courte durée et des formes instables d’emploi (intérim, stages divers).
Un maître mot résume la réponse dominante à ces défis : « activation ». En effet, les déficits sociaux comme l’existence, dans de nombreux pays, d’un haut niveau de chômage, conduisent à cette réaction très générale qui a le bon sens immédiat pour elle : il faut rendre les individus plus responsables de leurs actes, favoriser leurs initiatives et leurs réorientations. Dès lors, les politiques de l’emploi doivent passer de la « protection passive » à la « sécurité active », instaurer pour le plus grand nombre la discipline et la sanction du marché. Et les États providence ancienne manière, souvent prisonniers du carcan de l’État, des rigidités et des coûts qu’induit la bureaucratie, doivent apprendre la privatisation, la décentralisation, le partenariat. Ces réponses ont une limite essentielle : elles sont avant tout, et en dépit des apparences, conservatrices et formulées faute de mieux. Payer plus pour avoir moins tout en protégeant quelques groupes défavorisés, cette recette à court terme souvent appliquée maintient l’existant tout en le réduisant. Et elle risque, si elle tient lieu de stratégie d’ensemble, d’accroître la précarité en mettant la pression sur les personnes faiblement qualifiées et en leur faisant accepter n’importe quel « boulot ».
Alors quelle société voulons-nous ? La question est souvent éludée, et l’Europe semble dériver sans projet. C’est que notre continent connaît des situations nationales et locales très différentes, en ce qui concerne l’emploi et la précarité mais aussi les institutions et les priorités de politique économique et sociale.
En simplifiant, deux voies sont possibles pour aller au-delà du court terme. La première a été partiellement formulée par le sociologue Anthony Giddens qui a inspiré la démarche de Tony Blair. C’est un modèle que l’on peut qualifier de « social-libéral ». Sa priorité est la libération des initiatives individuelles dans un monde que l’on estime hyperprotégé et trop rigide. L’État doit alors jouer essentiellement un rôle « d’investisseur social », et se borner à faciliter l’accès au marché pour le plus grand nombre. Il s’agit principalement « d’équiper les gens pour le marché », notamment par des actions de formation et la lutte contre la pauvreté des enfants. Ceci peut être fait en allégeant les droits sociaux traditionnels (moins de contrôles, moins de garanties) et en les complétant par des droits supplémentaires venant fonder le nouveau système : droit à la formation, droit au reclassement, etc.
Le parti-pris de la seconde, qui relève d’une social-démocratie renouvelée, est que les initiatives visant à « équiper les gens pour le marché » doivent impérativement être rééquilibrées par d’autres d’importance au moins équivalente, qui visent à « équiper le marché pour les gens ». De multiples initiatives collectives doivent organiser et dynamiser le marché, faute de quoi les efforts d’adaptation individuels risquent de préparer la culpabilisation des perdants plus que leur remotivation, et d’enfoncer les plus défavorisés dans une spirale de l’échec. On retrouve ici la nécessité de contrôler le marché du travail, par des politiques actives de l’emploi créant des opportunités.
Le modèle social-libéral, très adapté aux pays de culture anglo-saxonne, s’accommode d’un haut niveau d’inégalités de revenus, jugé incitatif. Il tolère une forte pauvreté, donne leur chance aux plus forts et aux plus motivés, et relègue dans une périphérie marginalisée les « travailleurs découragés ». Le modèle social-démocrate renouvelé, beaucoup plus égalitaire, a quasiment supprimé la précarité. Il est tout aussi flexible, mais sur des bases différentes. Il suppose un haut niveau de concertation et de compromis social, obtenu sans peine par les pays nordiques mais aussi par des pays de vieille tradition social-démocrate comme l’Autriche.
L’Europe est à la croisée des chemins, et singulièrement la France. Son passé industriel, la faiblesse de ses syndicats et son insistance sur le rôle de l’État la font juxtaposer des travailleurs « à statut » souvent fragilisés et des jeunes sans perspectives. Le rejet du CPE montre que la voie social-libérale y suscite une très forte opposition. Il reste maintenant à ne pas s’enfermer dans l’immobilisme et explorer la voie d’une « flexicurité » collective et négociée, dans le respect des partenaires sociaux et avec le souci d’équilibrer les responsabilités et de libérer les initiatives.