Prendre en compte le développement
Depuis peu seulement, les neurosciences ont investi le domaine du développement humain. Les études commencent à montrer l’étonnante plasticité du cerveau et son évolution dans le temps. Au fil des années, ce sont les connexions qui transforment le cerveau : leurs changements constituent un passionnant champ d’investigation.
Tandis que les neurosciences cognitives ont littéralement investi le territoire des sciences cognitives, une exception subsiste : celle du développement humain. Cette exception est en partie due à des contraintes éthiques liées à l’examen de populations très jeunes. Avec l’instauration de techniques d’imagerie plus adéquates, l’exception développementale est en voie de disparition.
Et, de fait, cette disparition est attendue avec impatience. Dans l’espoir qu’elle puisse résoudre la question des origines de l’intelligence, qu’elle aide à établir une cartographie anatomo-fonctionnelle des stades du développement cognitif pour certains, qu’elle aboutisse à comprendre les émergences comportementales qui ponctuent la dynamique du développement pour d’autres.
Repères
Les sciences cognitives rassemblent l’ensemble des disciplines scientifiques consacrées à l’étude de la pensée et particulièrement des mécanismes de la connaissance du monde physique et social et de la communication. Elles font largement appel à la modélisation des processus en jeu dans la perception, la compréhension, le langage, la cognition sociale. Elles utilisent les acquis et techniques fournis par de nombreuses autres disciplines scientifiques et techniques.
Facteurs multiples
Cartographier le cerveau ?
L’idée d’associer une région du cerveau à une faculté est ancienne, donnant lieu à des hypothèses plus ou moins fantaisistes : c’est ainsi qu’au début du xixe siècle est apparue la phrénologie de Gall. Mais, aujourd’hui, les techniques de neuro-imagerie (électro-encéphalographie, IRM fonctionnelle, etc.) permettent des progrès incontestables dans la compréhension du cerveau et remettent en cause le concept de » cartographie « . Ainsi, plutôt que d’associer une fonction à une aire cérébrale, on l’associe à un réseau de connectivités ou à des synchronisations de fréquences dans différentes régions cérébrales
Le développement est le produit d’un nombre important de facteurs intriqués dont aucun n’est significatif, pris isolément. Proposer un modèle du développement comportemental suppose de déconstruire des liaisons étroites entre facteurs, de désemboîter les pièces d’un système dynamique.
L’approche naturelle de la causalité nous mène à des raisonnements simples de type ante hoc, propter hoc (ce qui précède est la cause de ce qui suit). Dans le cadre du développement aussi, nous sommes enclins à rechercher des traces précoces de ce que l’on observe à un moment donné.
Le modèle linéaire du développement subsiste ainsi, bien qu’il y ait des trublions pour le mettre en défaut. L’un, la vicariance, l’autre, l’hétérochronie, aboutissent à préférer un modèle d’épigenèse probabiliste.
Épigenèse probabiliste
Chez un même individu plusieurs processus sont susceptibles de remplir une même fonction
La vicariance se réfère au constat qu’une même fonction peut être remplie par plusieurs comportements. Or le changement des moyens comportementaux influence le fonctionnement ultérieur du cerveau : comment prendre en compte ce phénomène dans l’étude du développement cérébral ?
L’hétérochronie concerne le fait que le développement d’un même enfant se fait à plusieurs vitesses selon les domaines : quel est l’impact de ces asymétries sur les connectivités cérébrales ?
La vicariance et l’hétérochronie sont les ingrédients principaux des modèles d’épigenèse probabiliste qui conçoivent le nouveau-né comme capable de rechercher activement la nouveauté, de » choisir » ses expériences.
Plasticité cérébrale
Système neuronal miroir
On qualifie ainsi un système neuronal rendant compte du fait que les mêmes zones cérébrales s’activent lorsqu’un sujet réalise une action et lorsqu’il observe un tiers réalisant la même action. Ce système réalise un couplage direct entre perception et action. Un dysfonctionnement du système miroir pourrait être impliqué dans des psychopathologies du développement.
Dans ce cadre complexe, quelle est la réponse des neurosciences ? Elles partent du constat de plasticité du cerveau adulte et ciblent en quoi les réponses cérébrales de l’enfant sont similaires. Ainsi, il a été montré qu’à deux mois les potentiels évoqués en réponse à la présentation de deux syllabes différentes présentent deux étapes fonctionnelles distinctes comme chez l’adulte.
La plasticité cérébrale est représentée de façon spectaculaire par les phénomènes compensatoires tel celui du cortex auditif de sourds, qui se met à répondre aux mouvements des lèvres, et, dans le cas de langage signé, aux mouvements des doigts. Cette plasticité vicariante pourrait expliquer le développement. En particulier, le réseau neuronal miroir allie la perméabilité aux actions des autres et l’influence de répétition d’observations.
Perception et action
Certaines études suggèrent qu’un système de couplage entre perception et action pourrait se développer graduellement durant la période foetale sur la base d’expositions répétées à des stimuli et d’associations entre événements.
Rythme cérébral
L’activité cérébrale donne naissance à des ondes électromagnétiques de faible amplitude, de l’ordre du microvolt. Parmi celles-ci, le rythme » mu » caractérise des bandes de fréquences comprises entre 7 et 13 hertz. On a observé que ce rythme se bloque non seulement lorsqu’un individu est en mouvement, mais aussi lorsqu’il observe un autre individu en mouvement.
L’activité EEG (électro-encéphalographique) d’un enfant de 36 mois regardant quelqu’un dessiner ou dessinant lui-même s’est manifestée de façon similaire dans ces deux cas, révélant un couplage perception-action analogue à celui de l’adulte. Un groupe de 15 enfants de 52 à 133 mois a montré, comme c’est le cas chez les adultes, une décroissance d’amplitude du » rythme mu » à la fois durant l’exécution et l’observation de mouvements de préhension. L’absence de modulation du phénomène par l’âge suggère l’hypothèse d’un mécanisme de couplage perception-action précocement établi de façon stable.
Dynamique d’évolution
Ces recherches nous donnent un avant-goût appétitif des rapports entre neurosciences et développement. Pourtant, si l’on y regarde de près, les recherches actuelles se centrent surtout sur l’objectif de retrouver le plus tôt possible des mécanismes reconnus chez l’adulte, pour en cerner les traces précoces.
Les connexions sont les indices de la flexibilité cérébrale
Malgré la plasticité reconnue de l’activité cérébrale, l’option majoritaire reste celle d’un modèle linéaire, et peu de place est encore donnée à la question majeure de savoir ce qui se développe et change, dans l’activité cérébrale, au cours du développement. Ce n’est pas le nombre de neurones, constant de la naissance à l’âge adulte, ce sont les connexions, indices de la flexibilité cérébrale. Cette question passionnante reste un pointillé que les techniques de spectroscopie infrarouge aisément utilisables chez le bébé vont sans nul doute transformer en un clair dessin dynamique : c’est en tout cas l’espoir des développementalistes.
Spectroscopie infrarouge
Les neurosciences font largement appel aux techniques de spectroscopie infrarouge, en particulier dans le proche infrarouge. Elles permettent de suivre indirectement l’activité des diverses zones du cerveau à travers les réactions physiologiques nées de cette activité.