Préparer les ingénieurs aux responsabilités publiques
Les ingénieurs sont de moins en moins présents dans les instances qui prennent et appliquent les grandes décisions politiques. Dans un monde dominé par la science et la technique, c’est un handicap pour la France. Pour permettre à notre pays de mieux tirer parti de ses ingénieurs, l’auteur propose de créer, au sein de l’X ou d’une fédération d’établissements scientifiques dont l’X ferait partie, une « École d’affaires publiques ».
Il y a peu d’ingénieurs parmi les élus du Parlement.
En France, nous vivons une situation particulièrement paradoxale. Les bons élèves du secondaire obtiennent généralement un bac scientifique ; un pourcentage important des meilleurs titulaires de ce bac se dirige ensuite vers la filière classe préparatoire école d’ingénieurs. Limiter leur rôle ultérieur dans les décisions concernant l’ensemble de la société ne va donc pas dans le sens d’une utilisation optimale des ressources intellectuelles du pays.
Cette situation est d’autant plus surprenante que, via la tradition des corps techniques de l’État, la quintessence des ingénieurs que constituent les diplômés de l’École polytechnique avait bénéficié au XIXe siècle et pendant une grande partie du XXe d’un pouvoir important dans la prise de grandes décisions publiques, au moins dans les domaines de compétence de ces corps. Il n’est donc pas étonnant de constater le sentiment de descente aux enfers de certains de leurs membres (en particulier ceux des Ponts).
Un quasi-monopole de l’ENA
Pour comprendre la situation, il est important de connaître l’origine des véritables décideurs publics actuels et tout d’abord, dans l’administration.
Depuis la création en 1945 de l’École nationale d’administration, ses anciens ont peu à peu progressé vers l’acquisition d’un quasi-monopole parmi les détenteurs de postes de réel pouvoir au sein de l’administration française, supplantant fréquemment les fonctionnaires issus de formations spécialisées. Simultanément, de nombreux énarques se sont lancés dans la politique ; ceux arrivés à des postes de président, de Premier ministre ou de ministre ont eu tendance à promouvoir aux postes administratifs de pouvoir ou dans les cabinets ministériels des fonctionnaires issus de la même formation.
En ce début du XXIe siècle, on aurait pu s’attendre à ce que les ingénieurs jouent un rôle de plus en plus important dans la prise de décisions de type régalien affectant nos sociétés dont la dépendance vis-à-vis d’objets, de systèmes et de services techniques ne cesse de croître. Or, de façon paradoxale, il semble qu’au moins dans le monde occidental la fin du XXe siècle et le début du xxie ont vu le rôle de l’ingénieur dans le débat public se réduire très souvent à la fourniture d’avis techniques à des décideurs des mondes administratif et politique généralement issus d’autres formations.
Des élus rarement dotés d’une formation scientifique
Les élus locaux ou nationaux constituent une population plus variée. Traditionnellement, outre les énarques passés à la politique, on y trouve un nombre important de membres de professions libérales, favorisés par la latitude dans l’organisation de leur travail inhérente à leur statut et, dans le cas des médecins et des avocats, une exceptionnelle expérience humaine. On y rencontre également des individus ambitieux (dont de nombreux fonctionnaires) munis de diplômes qui ne leur permettraient que difficilement d’accéder à des postes de haut niveau ; pour ceux-là, l’engagement politique suivi d’une élection offre des perspectives de progression sociale intéressantes. Un cas typique est celui des attachés parlementaires, de plus en plus nombreux à se présenter avec succès à des élections législatives après avoir appris l’essentiel du métier de député auprès de celui auquel ils sont attachés.
Il y a assez peu d’ingénieurs parmi ces élus. De temps à autre un polytechnicien qui s’est fait remarquer à une direction d’entreprise est nommé ministre, non sans difficulté d’intégration à ce nouveau milieu, faute de s’être engagé plus jeune dans l’aventure politique.
Il est important de remarquer qu’il existe plusieurs voies d’accès à l’ENA dont une pour des fonctionnaires ayant quelques années d’expérience ; cette possibilité constitue pour eux une véritable seconde chance d’accès à des postes de haute responsabilité qui ne leur aurait pas été possible via le concours étudiant, éventuellement à cause de leur origine sociale, mais aussi parfois en raison de la modestie de leurs résultats scolaires pendant leurs années de lycée ou leurs premières années d’études supérieures.
L’héritage de la Révolution
La formation polytechnicienne prépare-t-elle à la conquête et à l’exercice des postes publics de pouvoir ? Pour répondre à cette question, un bref rappel historique est nécessaire.
Avant le Révolution, la formation des ingénieurs, initialement dispensée par compagnonnage, avait vu au xviiie siècle l’apparition d’écoles spécialisées telles que les Mines et les Ponts. En 1794, la Convention, constatant le besoin urgent d’ingénieurs dans un pays alors déserté par une partie de ses élites, décida de créer une grande école nationale d’ingénieurs. Finalement fut fondée une École polytechnique à cursus court dont le rôle essentiel était de donner à des élèves ayant terminé leurs études secondaires une formation scientifique générale garantissant un niveau d’entrée satisfaisant dans des écoles d’application spécialisées. Ce schéma était alors cohérent ; il fut ensuite dénaturé par la création de classes préparatoires postbac, puis par la possibilité d’une entrée directe dans les écoles d’application sans passer par l’X.
Un cursus difficile à valoriser
Actuellement, le cursus complet d’un bachelier reçu à l’X comprend dans le cas général deux ou trois ans en classe préparatoire scientifique, trois ans de stages et de formation à dominante scientifique restée, malgré l’introduction d’options, relativement encyclopédique, et enfin une « quatrième année » (qui en fait dure d’un à deux ans) dans un établissement d’enseignement supérieur partenaire (école d’ingénieurs ou université française ou étrangère). Donner une apparence de cohérence entre un tel cursus et la norme universitaire dite LMD (bac +3 licence, bac +5 master, bac +8 doctorat) a demandé à la direction de l’X une acrobatie sémantique qui consiste à décerner un diplôme d’ingénieur polytechnicien de niveau master à l’issue de la 3e année d’École, le titre d’ancien élève n’étant obtenu que lorsque le polytechnicien reçoit à l’issue de sa 4e année un autre diplôme de niveau master, généralement décerné par un établissement partenaire.
Cela rend difficile, en particulier à l’international, la promotion d’une École polytechnique dont le diplôme final garantirait le niveau exceptionnel du cursus, puisque le point d’orgue du parcours correspondant est l’obtention, généralement à bac +7 ou 8, d’un simple master décerné par un tiers.
Esprit de géométrie et esprit de finesse
L’analyse des profils rencontrés dans les postes de pouvoir et sa confrontation avec le cursus polytechnicien montrent les atouts et les carences de ce dernier pour préparer au mieux les élèves qui viennent d’être reçus à l’X à la compétition pour l’obtention, puis l’exercice de postes publics de pouvoir.
En ce début du XXIe siècle, vis-à-vis d’une population française et de subordonnés de plus en plus instruits, la compétence et l’autorité ne sont plus des qualités suffisantes pour exercer des postes de pouvoir. Pour reprendre les termes de grands auteurs, il faut combiner esprit de géométrie et esprit de finesse (Pascal), être capable d’instruire, plaire, émouvoir (docere, delectare, movere – Cicéron). À ce titre, la comparaison entre les populations d’anciens de l’X et de Sciences-Po (par où sont passés la plupart des énarques) est instructive. Elle montre que si pratiquement tous les X ont l’esprit de géométrie (ce qui les amène d’ailleurs souvent à penser que pour emporter l’adhésion il suffit de démontrer en apportant des arguments logiques), certains d’entre eux manquent d’esprit de finesse. À l’opposé, beaucoup de Sciences-Po ont d’indéniables qualités de finesse, et ils sont généralement conscients de l’importance de la forme dans toute argumentation ; mais il est important de noter que l’absence d’esprit de géométrie de certains d’entre eux n’est pas un obstacle à l’obtention de leur diplôme (ni à la poursuite de leur cursus à l’ENA).
Pour la création d’une « École d’affaires publiques »
Une politique de conquête (ou de reconquête dans le cas de la France) demande la mise en place au sein de l’X (ou d’un ensemble d’établissements fédérés autour de l’X) d’une « École d’affaires publiques » 1 qui, au-delà de la formation habituelle dispensée dans ce genre d’établissement, serait en mesure de garantir une rigueur de raisonnement et un niveau scientifique de ses diplômés largement supérieurs à ceux de la plupart des anciens d’autres écoles d’affaires publiques françaises ou étrangères. Cela pourrait constituer un avantage distinctif, en particulier dans les candidatures à des postes de certains organismes internationaux.
Un recrutement précoce
Actuellement, le mode de recrutement des corps techniques est basé sur un classement des élèves de l’X tenant compte des résultats essentiellement académiques obtenus dans des domaines à dominante scientifique pendant les trois ans qui suivent leur entrée à l’École. Or, au moins dans le monde occidental, un niveau de formation élevé en sciences n’est pratiquement jamais une condition indispensable à l’obtention et à l’exercice de la quasi-totalité des postes publics de pouvoir.
Le recrutement d’une « École d’affaires publiques » interne à l’X pourrait donc avoir lieu dès l’arrivée à Palaiseau. Les élèves intéressés auraient alors des entretiens permettant en particulier d’évaluer leurs motivations. Serait effectuée une sélection basée sur les enseignements de ces entretiens, l’étude du livret scolaire et des notes obtenues au concours d’entrée (en particulier dans les matières non scientifiques, puisque le fait d’être reçu au concours d’entrée à l’X atteste d’un niveau général scientifique tout à fait suffisant pour entreprendre des études d’affaires publiques).
Pour un élève venant d’être reçu à l’X et souhaitant accéder aux postes publics de pouvoir, l’entrée dans un corps technique d’État a longtemps constitué une voie privilégiée. Mais les dernières décennies ont montré qu’elle était de plus en plus mal adaptée aux réalités du xxie siècle, à la fois au niveau du mode de recrutement de ces corps et de l’ensemble de la formation reçue par leurs membres pendant la période de quatre ou cinq ans qui suit le succès au concours d’entrée à l’X.
Un parcours spécifique
Les élèves de l’École d’affaires publiques commenceraient leur scolarité par le même stage de formation humaine que le reste de leur promotion, effectué dans des secteurs et des fonctions utiles à la suite de leur cursus. À l’issue de ce stage le tronc commun scientifique de quelques mois suivi par leurs camarades en fin de première année serait remplacé pour eux par un enseignement accéléré dans les domaines de l’économie, du droit, de la sociologie, des sciences de la vie et de l’environnement et un perfectionnement de leur expression écrite et orale en français et en anglais. Leur serait décerné à l’issue de cette première année un bachelor leur permettant d’entrer dès l’année suivante dans un programme de master.
Ils entreprendraient ensuite, comme le reste de leur promotion, un parcours débouchant sur deux diplômes, mais en commençant par un master de leur choix, généralement dans une institution partenaire, le plus souvent étrangère. Ils pourraient choisir dans un catalogue de formations de tous types liées à des problématiques variées auxquelles ils risquent d’être confrontés. La seule contrainte serait d’assurer au sein du groupe une bonne répartition des choix, afin de ramener de ces masters une expérience collective la plus large possible.
Ce master obtenu, ils reviendraient à Palaiseau pour recevoir un enseignement d’affaires publiques spécifique à l’École polytechnique, qui pourrait tirer parti – mais pas exclusivement – de son remarquable corps enseignant. Compte tenu de la qualité des élèves reçus au concours, puis sélectionnés pour l’entrée dans cette filière et de leur rassemblement en fin de cursus, qui leur permettrait de s’enrichir mutuellement des expériences qu’ils viendraient d’acquérir dans les meilleures écoles ou universités de la planète, cet enseignement final et le diplôme correspondant pourraient prétendre à un des tout premiers rangs au niveau mondial pour l’accès à des postes publics de pouvoir.
Les matières étudiées seraient l’économie et les finances publiques (incluant une approche quantitative approfondie), le droit (en particulier administratif), les méthodes de direction propres aux administrations, le fonctionnement des institutions françaises, européennes et plus généralement multinationales, l’histoire des idées politiques, les relations internationales, l’organisation
de l’enseignement et de la recherche, etc.
Le cursus comprendrait une alternance entre cours, projets et études de cas, stages dans des administrations, des assemblées élues, des entreprises dont au moins une PME ; si possible il inclurait également le suivi d’une campagne électorale.
Trois spécialisations seraient envisageables : administration française, institutions européennes et internationales, fonctions électives.
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1. Nom provisoire.