Bernanos écrivant

Présence de Bernanos

Dossier : ExpressionsMagazine N°545 Mai 1999Par Gérard PILÉ (41)

Avant-propos

Le pré­cé­dent article (décembre 1998) avait été consa­cré à un pre­mier et rapide sur­vol des Écrits de com­bat qui couvrent les dix der­nières années (1938 à 1948) de la vie de cet écri­vain hors normes, aus­si prompt à s’en­ga­ger tota­le­ment au ser­vice de la France libre que sou­cieux après la Libé­ra­tion de sau­ve­gar­der son indé­pen­dance et sa liber­té d’expression. 

Nous avons sou­li­gné l’in­ten­si­té de son dia­logue avec l’his­toire qui nous rat­trape tou­jours quand nous ne l’at­ten­dons pas, sa vision épique de l’an­cienne France chré­tienne, fidèle, fière, libre, son atten­tion pri­vi­lé­giée à celle de Louis XVI si por­teuse d’un souffle de libé­ra­lisme et ouverte au monde, tel­le­ment plus jeune, géné­reuse et sûre d’elle-même que la nôtre. Ceci l’a­mène à juger sans par­ti pris la Révo­lu­tion, gond sur lequel tourne la porte de l’his­toire fran­çaise, comme une ten­ta­tive légi­time ayant mal­heu­reu­se­ment échoué dans ses des­seins pre­miers, en appe­lant à une autre, défen­dant les droits et la digni­té du pauvre, ins­tau­rant une véri­table fra­ter­ni­té entre les peuples… 

N’en sou­rions pas : Ber­na­nos était de cette race de Fran­çais plus nom­breux qu’on ne l’a dit à res­sen­tir d’au­tant plus pro­fon­dé­ment l’hu­mi­lia­tion de la défaite et l’a­bîme où était tom­bée sa patrie, qu’il avait une idée plus éle­vée de son pas­sé, de son hon­neur, de sa voca­tion par­mi les nations. 

Ce n’est d’ailleurs pas simple fan­tai­sie d’ar­tiste si le sculp­teur anglais Chat­ta­way, char­gé de l’exé­cu­tion de son buste, fas­ci­né par son modèle à la lec­ture de ses œuvres, avait pris le par­ti auda­cieux d’une figu­ra­tion intem­po­relle, celle d’un visage mode­lé en forme de heaume, évo­quant sym­bo­li­que­ment l’i­dée d’un che­va­lier des temps modernes. 

Que de lances en effet n’a-t-il pas rom­pues pour réta­blir la véri­té des faits, rap­pe­ler la dimen­sion sacrée de l’homme ! 

On se pro­pose désor­mais d’ap­pro­fon­dir sa vision du pro­ces­sus his­to­rique ayant conduit en deux siècles la civi­li­sa­tion occi­den­tale au seuil d’une méta­mor­phose, d’un embal­le­ment sans pré­cé­dent où les repères deve­nus fugi­tifs rendent le futur plus impré­vi­sible que jamais. 

Il n’est sans doute pas super­flu pour évi­ter tout mal­en­ten­du de rap­pe­ler d’a­bord clai­re­ment l’es­prit de la démarche du « chré­tien Ber­na­nos » dans sa quête d’une intel­li­gi­bi­li­té d’ordre supé­rieur du cours de l’his­toire, d’un rythme spi­ri­tuel caché dans la suc­ces­sion des évé­ne­ments aux­quels sont plus sen­sibles que d’autres les hommes de foi et d’amour. 

Nous avons vu qu’à ses yeux (comme à ceux du géné­ral de Gaulle d’ailleurs) la France, à tra­vers les vicis­si­tudes de son his­toire et au risque de son des­tin, était une « per­sonne » au sens mys­tique du terme, c’est-à-dire ayant une voca­tion (voca­tus : « appe­lé ») sin­gu­lière de par­ti­ci­pa­tion au des­sein misé­ri­cor­dieux de Dieu sur l’hu­ma­ni­té dont il n’est peut-être pas inutile de rap­pe­ler briè­ve­ment les pré­misses : Dieu se révèle gra­duel­le­ment à Israël, petit peuple élu à cette fin, pré­fé­ré aux « puis­sants » de la terre. La théo­pha­nie de l’É­cri­ture, de Moïse au Christ, nous le pré­sente à l’i­mage d’un père envers son enfant, lui ensei­gnant le bien et le mal, l’ad­mo­nes­tant, le pré­pa­rant patiem­ment à son rôle d’a­dulte res­pon­sable, appe­lé à user de sa pleine liber­té le moment venu. Que serait en effet cette der­nière sans le retrait silen­cieux du père… espé­rant tou­jours le retour du « fils pro­digue ». Tel est bien à son niveau d’in­tel­li­gi­bi­li­té pour l’homme ce que nous livre la Bible du mys­tère de sa liberté. 

Si nous nous sommes per­mis ce rap­pel, c’est pour mieux mettre en évi­dence la réponse impli­cite de Ber­na­nos à l’in­ter­pel­la­tion obsé­dante de notre siècle de fer et de sang : Pour­quoi Dieu, s’il existe, laisse-t-il faire ? 

Ses romans comme ses Écrits de com­bat (en par­ti­cu­lier Les Grands Cime­tières sous la lune) nous sug­gèrent la même réponse que celle magis­tra­le­ment résu­mée par un théo­lo­gien belge contem­po­rain Adolphe Ges­ché : Le Silence de Dieu, c’est à nous de le rompre. C’est bien ce que ne cesse de dire et de faire Ber­na­nos quand il dénonce la pas­si­vi­té de ses core­li­gion­naires (… C’est vous qui man­quez au monde…) ; les com­pro­mis­sions de l’É­glise espa­gnole (… Je reçois les coups que je vous porte…) ; cer­tains silences trop diplo­ma­tiques… Quand il invite aus­si les chré­tiens à vivre davan­tage en com­mu­nion d’es­prit avec Nos amis les Saints débar­ras­sés de leur colo­riage sul­pi­cien, telle Thé­rèse de Lisieux, cette grande sainte des temps modernes, elle aus­si sou­mise à l’é­preuve de la nuit de la foi, dont il nous est rap­por­té (par le béné­dic­tin alle­mand Jor­dan) que les Novis­si­ma Ver­ba ne quit­taient pas la table de che­vet de Ber­na­nos au Brésil. 

Si la foi et plus encore l’es­pé­rance sont bien, comme chez Péguy, les res­sorts pro­fonds de ses écrits, ne nous y trom­pons pas. Ber­na­nos est avant tout un réa­liste, scep­tique sur les spé­cu­la­tions de l’es­prit, réfrac­taire aux expli­ca­tions « sur­na­tu­relles ». Si à ses yeux l’his­toire est réel­le­ment le théâtre par excel­lence du déploie­ment de la liber­té, de la rai­son et plus encore… de la dérai­son humaines, elle reste suf­fi­sam­ment pro­digue en signes visibles char­gés de sens pour l’homme sans qu’il exige encore des « miracles« 1.

Soyons plus expli­cite : il existe indu­bi­ta­ble­ment une « maté­ria­li­té » de l’his­toire, une cau­sa­li­té auto­nome des évé­ne­ments dont la com­plexi­té échappe à notre enten­de­ment, vite décon­cer­té par l’ir­ra­tion­nel, l’i­nat­ten­du, l’ac­ci­den­tel qui en modi­fient si sou­vent le cours. Il existe aus­si, sous-jacente, plus sub­tile une face « interne » ou, si l’on pré­fère, une « inter­face » de l’his­toire en contact avec la liber­té humaine au tra­vail dans le fond plus ou moins obs­cur des consciences, toute une matu­ra­tion sou­ter­raine faite de chan­ge­ments d’at­ti­tude dans les façons d’exis­ter au pré­sent et de se pro­je­ter dans le futur. Dans une socié­té cou­tu­mière, rela­ti­ve­ment immo­bile, la rare­té des symp­tômes per­cep­tibles témoigne du poids des habi­tudes et d’une cer­taine léthar­gie de la liber­té. Celle-ci se réveille et révèle sa pro­fon­deur, la vraie dimen­sion du com­bat qui est le sien, sur­tout dans les phases cri­tiques de trans­for­ma­tion rapide des modes de vie, de tra­vail, mais aus­si à tra­vers des épreuves de toutes sortes, guerres, misère, cap­ti­vi­té… où l’ex­cès du mal rap­pelle impé­rieu­se­ment la néces­si­té du bien. 

Or, Ber­na­nos, ce grand nomade amou­reux des « routes du monde », pas­sion­né de liber­té, a vécu inten­sé­ment la période la plus tra­gique et la plus meur­trière de l’his­toire, celle de deux guerres à vingt ans d’in­ter­valle. Essayons de cap­ter sa vision de l’his­toire, en fai­sant abs­trac­tion des pré­ju­gés que nous pou­vons avoir à son endroit voire du scep­ti­cisme dilet­tante de Paul Valé­ry : L’his­toire jus­ti­fie ce que l’on veut, elle n’en­seigne rigou­reu­se­ment rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout.

Reve­nons aux Écrits de com­bat qui, on l’a déjà dit, ne se laissent pas résu­mer : réac­tions à chaud aux évé­ne­ments ou réflexions plus mûries, ils se gardent de toute pré­ten­tion didac­tique. Jour­na­liste ou confé­ren­cier, l’au­teur, homme de convic­tion, se livre plus qu’il n’ar­gu­mente, en sorte que ses éclats sou­vent pro­vo­ca­teurs peuvent paraître super­fi­ciels et don­ner prise au doute. Com­pre­nons en défi­ni­tive que ce grand intui­tif et nomade, aimant tra­ver­ser l’es­pace, nous sug­gère cer­tains che­mi­ne­ments, pri­vi­lé­giés à ses yeux, lais­sant libre cha­cun de s’y enga­ger avec son propre regard. Voi­ci ceux que nous avons sélec­tion­nés, par­mi d’autres, comme bases de départ de nos investigations. 

Le capi­ta­lisme et le tota­li­ta­risme ne sont que deux aspects de la pri­mau­té de l’économique…
… Les démo­cra­ties sont déjà des dic­ta­tures économiques…
Par un para­doxe étrange, c’est au nom du libé­ra­lisme que le capi­ta­lisme nais­sant sacri­fiait l’homme libre à ce même impi­toyable déter­mi­nisme des choses que nous dénon­çons dans le mar­xisme. En fai­sant de la socié­té une simple machine à pro­duire, il la vidait par exté­nua­tion des forces spi­ri­tuelles indis­pen­sables pour la main­te­nir à un cer­tain niveau d’humanité…
… Le capi­ta­lisme a été jus­qu’i­ci le meilleur et le plus effi­cace ins­tru­ment de la tota­li­ta­ri­sa­tion du monde.

Nous fixe­rons ensuite notre atten­tion sur un long extrait d’une confé­rence pro­non­cée par Ber­na­nos aux « Ren­contres inter­na­tio­nales de Genève » le 12 sep­tembre 1946 après qu’il eut tra­ver­sé l’Al­le­magne, ses villes effon­drées, sa pro­fonde nuit. L’an­cien com­bat­tant de la Pre­mière Guerre mon­diale ne nour­rit aucune haine contre le peuple alle­mand dont il a appris à esti­mer les qua­li­tés (outre la langue, la culture, une sen­si­bi­li­té à la musique de Wag­ner…). Dans cette confé­rence alors très sui­vie, Ber­na­nos essaie de répondre à la ques­tion sui­vante : Com­ment la vieille civi­li­sa­tion de l’Eu­rope a‑t-elle pu se lais­ser conta­mi­ner, se rendre com­plice de l’é­mer­gence en son sein d’une telle contre-civilisation ? 


Au Bré­sil : J’é­cris dans les salles des cafés ain­si que j’é­cri­vais jadis dans les wagons de che­min de fer, pour ne pas être dupe de créa­tures ima­gi­naires, pour retrou­ver d’un regard jeté sur l’in­con­nu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur.
Les Grands Cime­tières sous la lune) 


J’ai vu le spectre de l’Eu­rope. J’ai vu le spectre de l’an­cienne chré­tien­té. L’Al­le­magne était une espèce de chré­tien­té, la Prusse en a fait une nation armée. Hit­ler a fait de cette nation armée une masse irré­sis­tible, un bloc d’ai­rain si com­pact que, pour le bri­ser, l’Eu­rope s’est peut-être bri­sée elle-même… Et main­te­nant nous com­pre­nons très bien que l’Al­le­magne eût pu être sau­vée par une poi­gnée d’hommes libres dont l’exemple et le mar­tyre eussent empê­ché de se sou­der la masse alle­mande lors­qu’il en était temps encore. Le monde ne sera sau­vé que par des hommes libres, en par­lant ain­si je reste fidèle à la tra­di­tion de l’Eu­rope, je rends témoi­gnage à la tra­di­tion de mon pays qui ne fut pas seule­ment au cours des siècles la rai­son lucide mais le cœur enflam­mé de l’Europe. 

… Si grands que soient les crimes de l’Al­le­magne, je ne crois pas qu’il soit digne de son pas­sé, des ser­vices ren­dus par elle à la civi­li­sa­tion d’en reje­ter sur ce peuple la res­pon­sa­bi­li­té tout entière. Je ne parle pas ain­si en vue de favo­ri­ser l’a­vè­ne­ment de la » bonne Alle­magne » dont on pré­tend réveiller les bons ins­tincts grâce à la repré­sen­ta­tion du film de Char­lot (allu­sion au Dictateur). 

J’ai tou­jours pen­sé dès avant 1914 que l’Al­le­magne pré­sen­tait des symp­tômes d’une forme par­ti­cu­liè­re­ment grave, d’une forme sur­ai­guë de la per­ver­sion uni­ver­selle, qu’elle avait même lar­ge­ment dépas­sé la période d’in­cu­ba­tion, pour la rai­son sans doute qu’elle offrait moins de résis­tance au mal.p

L’Al­le­magne est une chré­tien­té man­quée, je veux dire plus man­quée que les autres, une chré­tien­té anormale… 

Elle n’est pas le péché de l’Eu­rope mais celui du monde moderne tout entier… où les peuples s’y cor­rompent l’un après l’autre… 

L’Eu­rope chré­tienne s’est déchris­tia­ni­sée. Ce phé­no­mène n’é­chap­pait pas aux obser­va­teurs… Deve­nus déjà pro­fon­dé­ment étran­gers à l’es­prit du chris­tia­nisme, entê­tés à n’y voir qu’une morale, ils notaient avec sou­la­ge­ment que le nombre des délits n’aug­men­tait pas d’une manière sen­sible. À sup­po­ser que la reli­gion fût encore utile à la répres­sion des mau­vais ins­tincts, le péril ne sem­blait pas très pres­sant et d’ailleurs il ne parais­sait guère devoir prendre la socié­té au dépourvu. 

… Les mani­fes­ta­tions du mal ne furent pas celles que l’on attendait… 

… L’a­ni­mal tota­li­taire, l’a­ni­mal de proie tour à tour bour­reau ou sol­dat, construc­teur ou démo­lis­seur, fai­seur d’ordre ou de chaos, tou­jours prêt à croire ce qu’on lui dit, à exé­cu­ter ce qu’on lui com­mande, est une espèce lente à venir. Il lui faut pour naître un cer­tain cli­mat d’a­nar­chie et comme de dés­in­té­gra­tion intel­lec­tuelle. Les poli­ciers étaient à leurs postes pour réfré­ner tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire venu des bas-fonds. L’É­tat pro­di­guait des mil­liards dans le but de com­bler le plus rapi­de­ment pos­sible par l’ins­truc­tion obli­ga­toire le vide lais­sé dans les cer­veaux libé­rés des antiques croyances superstitieuses… 

La révo­lu­tion n’é­tait pas dans les bas-fonds, elle était dans ces milieux où l’homme du XIXe siècle ne croyait voir que des amis de l’ordre, des bien­fai­teurs… Com­ment se serait-il méfié des phi­lo­sophes ? (… Hegel et Marx) 

… L’ex­pan­sion pro­di­gieuse de l’URSS est un pro­duit de la culture alle­mande expor­tée en Rus­sie, ayant trou­vé dans l’es­prit abso­lu de Hegel et l’homme social de Marx un ins­tru­ment à la mesure de son ambi­tion dévo­rante, de son sens ver­ti­gi­neux du per­pé­tuel deve­nir, de l’URSS qui s’ef­force en ce moment de jeter les bases d’un monde nou­veau. Il ne s’a­git pas de condam­ner Hegel et Marx, parce qu’ils sont de grands Alle­mands, mais le fait que l’im­mense Rus­sie avec ses res­sources inépui­sables se soit orga­ni­sée selon les concep­tions de Marx et de Hegel doit nous paraître un évé­ne­ment beau­coup plus impor­tant que la défaite mili­taire nazie… 

Hegel, Marx, c’est sans sur­prise que nous voyons dési­gner ces deux phi­lo­sophes, sur­tout le second, comme ayant joué un rôle essen­tiel dans la genèse des deux tota­li­ta­rismes ayant failli sub­ver­tir l’Eu­rope et sa vieille civi­li­sa­tion. Mais il faut, nous dit Ber­na­nos, remon­ter plus haut et élar­gir notre champ de vision : toutes les idéo­lo­gies met­tant l’homme au ser­vice de l’é­co­no­mie et lui accor­dant une pri­mau­té abso­lue sont his­to­ri­que­ment parentes et pré­sentent des dan­gers ana­logues, plus ou moins fla­grants et visibles, pour la liber­té humaine, mena­cée par la main­mise des États ou de l’argent sur les activités. 

Sui­vons le che­mi­ne­ment de la pen­sée de Ber­na­nos telle qu’elle se fait jour et mûrit dans sa retraite bré­si­lienne. Il n’i­gnore rien des ori­gines anglo-saxonnes du maté­ria­lisme éco­no­mique. L’au­teur de la Lettre aux Anglais leur rap­pelle seule­ment des faits ayant mar­qué un tour­nant his­to­rique où ils ont joué un rôle de pion­niers. Il n’en fait pas pour autant grief à nos voi­sins d’outre-Manche puisque dans le même temps il remet le sort de sa patrie entre leurs mains. 

L’i­déo­lo­gie alle­mande, encore confuse au début du XIXe siècle, va se trou­ver devant ce fait accom­pli et en tirer la leçon, c’est-à-dire l’as­si­mi­ler, le théo­ri­ser à sa manière, l’in­té­grer par anti­ci­pa­tion au sein d’un natio­na­lisme en puis­sance. Ce sera la tâche de Hegel, auteur d’un impres­sion­nant sys­tème phi­lo­so­phique appe­lé à ser­vir de réfé­rence qua­si incon­tour­nable à tous ses suc­ces­seurs : sorte de fresque pano­ra­mique pré­ten­dant cou­vrir tout le champ des grandes ques­tions : reli­gieuses, sociales, poli­tiques, de droit, d’es­thé­tique, etc., et sur­tout leur appor­ter des réponses pra­tiques en sacra­li­sant le rôle de l’É­tat, tuteur de l’in­di­vi­du, guide suprême de sa destinée. 

Après Hegel, se récla­mant des mêmes textes fon­da­teurs de l’é­co­no­mie du futur, mais en tirant des conclu­sions en appa­rence dia­mé­tra­le­ment oppo­sées vient Marx. Ce der­nier, comme on le sait, ne voit d’autre alter­na­tive à la confis­ca­tion par le « capi­tal » de la plus-value du tra­vail, que l’ap­pro­pria­tion col­lec­tive pure et simple des moyens de pro­duc­tion et le ren­ver­se­ment de « l’É­tat bour­geois » qui cau­tionne cette aliénation. 

L’ob­jet de cet article est d’es­sayer d’y voir plus clair et de mieux mesu­rer le cré­dit à accor­der au diag­nos­tic for­mu­lé par Ber­na­nos, tout en pre­nant bien conscience du carac­tère ingrat de cet exa­men qui oblige à chan­ger tota­le­ment de registre, à cou­rir un risque vis-à-vis des lec­teurs dont beau­coup ne sont peut-être pas loin de par­ta­ger l’a­vis de Ber­na­nos avouant un jour de las­si­tude : Les pen­seurs assomment, sur­tout quand il s’a­git de Hegel si étran­ger à notre culture et à notre concep­tion de la civilisation. 

Fai­sons obser­ver inci­dem­ment que ces modestes réflexions peuvent nous aider paral­lè­le­ment à mieux com­prendre le désar­roi actuel de nos par­te­naires euro­péens d’outre-Rhin dans leur quête d’i­den­ti­té cultu­relle (cf. La Jaune et Rouge de jan­vier 1998). 

Du libéralisme « utopique » au capitalisme

… Appor­ter le bon­heur sous la seule forme qu’ils
connaissent de lui, les marchandises…

Lettre aux Anglais 

Tous ceux qui s’in­té­ressent à l’his­toire de l’é­co­no­mie poli­tique se sou­viennent de l’a­nec­dote du dia­logue entre Ques­nay et le dau­phin (le futur Louis XVI) se plai­gnant de la dif­fi­cul­té d’as­su­mer la charge royale : 

« Eh bien que feriez-vous donc si vous étiez roi ?
– Mon­sieur, je ne ferais rien.
– Et qui gouvernerait ?
– Les lois. » 

Quelles lois ? En pre­mier lieu, aux yeux des phy­sio­crates, les lois toutes faites, celles de l’har­mo­nie natu­relle ren­dant inutile voire nui­sible la média­tion poli­tique entre les hommes. Les rap­ports entre les hommes ne sont-ils pas fon­da­men­ta­le­ment régis par le besoin et l’in­té­rêt conci­liés dans le mar­ché, étran­ger par sa nature à la sphère du poli­tique, capable d’au­to­no­mie grâce au méca­nisme auto­ré­gu­la­teur des prix2.

En réa­li­té la mon­tée du cre­do libé­ral au cours du XVIIIe siècle fran­çais était déjà per­cep­tible dans L’es­prit des lois de Mon­tes­quieu prô­nant les ver­tus du com­merce comme moyen d’a­dou­cir les mœurs et de favo­ri­ser la paix.

Tur­got allait mettre à l’ordre du jour la libé­ra­tion pro­gres­sive du com­merce inté­rieur frei­né et ren­ché­ri par une cas­cade archaïque de douanes, péages, bar­rières d’oc­troi tan­dis que la libre cir­cu­la­tion du tra­vail était entra­vée, tant d’un emploi à un autre que d’un lieu à un autre (sur­tout en Angle­terre). On sait que sa dis­grâce avait mis fin à cette volon­té réformatrice. 

L’i­dée de mar­ché est bien à la base de l’his­toire de la moder­ni­té, étant moins un concept éco­no­mique qu’une reven­di­ca­tion d’au­to­no­mie très vite per­çue comme la voie pri­vi­lé­giée de l’é­man­ci­pa­tion de la socié­té civile vis-à-vis du pou­voir politique. 

C’est en réa­li­té aux éco­no­mistes anglais et sur­tout écos­sais que l’on doit l’ap­pro­fon­dis­se­ment et la dif­fu­sion de ces idées nou­velles : Hume, Ste­wart, God­win Paine…, Adam Smith, plus par­ti­cu­liè­re­ment à ce der­nier, auteur du célèbre livre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Smith n’in­vente rien mais éla­bore une claire syn­thèse des idées de ses pré­dé­ces­seurs écos­sais et aus­si fran­çais (tels Ques­nay, Dupont de Nemours, Can­tillon, Tur­got, Condor­cet…). Cet ouvrage inau­gu­ral d’une nou­velle et véri­table Science de la richesse (seule­ment tra­duit en fran­çais en 1800) va connaître en Europe occi­den­tale un suc­cès extra­or­di­naire, exer­cer une influence déci­sive sur l’o­rien­ta­tion des idées au siècle sui­vant à la fois des éco­no­mistes et des phi­lo­sophes, ins­pi­rant plus spé­cia­le­ment Hegel et Marx comme nous le verrons. 

Bor­nons-nous ici à sou­li­gner quelques points essen­tiels chez Smith. D’a­bord son optique réduc­trice du mar­ché aux seuls échanges de biens maté­riels, fruits du labeur sur­tout manuel3, approche résul­tant d’un choix éthique déli­bé­ré : Smith oppose le tra­vail » pro­duc­tif » au tra­vail » impro­duc­tif « , bous­cu­lant ain­si une hié­rar­chie tra­di­tion­nelle des valeurs et des uti­li­tés sociales. 

… Le sou­ve­rain par exemple ain­si que tous les autres magis­trats… Quelques-unes des pro­fes­sions les plus graves et les plus impor­tantes, quelques-unes des plus fri­voles doivent être ran­gées dans cette même classe : les ecclé­sias­tiques, les gens de loi, les méde­cins, les gens de lettres de toute espèce ain­si que les comé­diens, les far­ceurs, les musi­ciens, les chan­teurs, les dan­seurs d’opéra… 

On ima­gine le beau scan­dale pro­vo­qué par un tel ren­ver­se­ment des pré­séances dans les upper classes, outrées de se retrou­ver en si petite com­pa­gnie et, comble d’in­so­lence, par­mi les parasites. 

L’É­tat est par excel­lence, aux yeux de Smith, la sphère de dis­si­pa­tion de la richesse, c’est pour­quoi son rôle doit être limi­té au strict néces­saire : C’est donc une sou­ve­raine incon­sé­quence et une extrême pré­somp­tion de la part des princes et des ministres que de pré­tendre sur­veiller l’é­co­no­mie des particuliers…

Smith est par­ti­cu­liè­re­ment sévère pour les monar­chies abso­lues qu’il juge para­ly­santes. Il condamne le modèle » colo­nial » dont l’Eu­rope pour­suit le déve­lop­pe­ment, prô­nant à long terme le mar­ché éco­no­mique mon­dial confé­rant aux peuples une iden­ti­té com­mune au-delà des divi­sions ter­ri­to­riales. En tout état de cause, il appelle à la créa­tion d’une véri­table socié­té de mar­ché, l’É­tat devant limi­ter son inter­ven­tion à la défense de la socié­té contre les actes de vio­lence, à pro­té­ger ses membres contre l’in­jus­tice, pro­mou­voir la créa­tion des infra­struc­tures de trans­port (routes, ponts, ports)… enfin édu­quer la jeu­nesse pour lut­ter contre les poi­sons de l’en­thou­siasme et de la superstition.

Tou­te­fois, plus prag­ma­tique que les phy­sio­crates, Smith ne s’illu­sionne pas outre mesure sur les ver­tus de » la main invi­sible « , déplo­rant que le gou­ver­ne­ment civil, en tant qu’il a pour objet la sûre­té des pro­prié­tés, est dans la réa­li­té ins­ti­tué pour défendre les riches contre les pauvres. Aveu impli­cite de la dif­fi­cul­té de par­ve­nir à l’ef­fa­ce­ment des classes sociales comme à assu­rer une par­faite trans­pa­rence et flui­di­té du mar­ché. En outre quelle gageure que la dis­so­lu­tion du poli­tique en le can­ton­nant dans la tâche de veiller à ce qu’il ne se réveille pas, en un mot, se renonce à lui-même ! 

Limi­tons-nous pour le moment aux réa­li­tés fran­çaises au len­de­main de la Révo­lu­tion très mar­quée par l’es­prit des phy­sio­crates : l’É­tat devait res­ter en dehors des rela­tions entre indi­vi­dus pré­ten­du­ment « libres et égaux », ce qui signi­fiait, au plan éco­no­mique, ne pas faire obs­tacle aux liber­tés d’en­tre­prendre, d’embaucher, comme à la libre cir­cu­la­tion des marchandises. 

La Conven­tion, allant jus­qu’au bout de cette logique, abo­lis­sait les cor­po­ra­tions, mesure sur-le-champ très mal accueillie, pro­vo­quant de vio­lentes réac­tions chez les arti­sans et com­pa­gnons, très atta­chés à leurs mutuelles de soli­da­ri­té. On sait l’é­pi­logue, si lourd de consé­quences à terme : la loi Le Cha­pe­lier4 frap­pant d’illé­ga­li­té (sous peine de mort) grèves et créa­tions d’as­so­cia­tions de défense d’in­té­rêts pri­vés. Mais que reven­di­quaient au juste les « manou­vriers » ? Au mini­mum, que leurs salaires soient ajus­tés au coût de la vie, aux besoins de l’homme et non aux esti­ma­tions arbi­traires des riches. 

On ne pou­vait mieux s’y prendre pour favo­ri­ser au siècle sui­vant « le capi­ta­lisme sau­vage », domi­na­tion du faible par le fort, au nom d’un pseu­do-ordre natu­rel, avec en prime la bonne conscience bour­geoise d’a­voir la loi pour soi. On le vit notam­ment avec l’im­pi­toyable répres­sion en 1831 de la révolte des canuts de Lyon. Com­ment s’é­ton­ner si, dans l’i­ma­gi­naire du petit peuple labo­rieux des villes manu­fac­tu­rières, l’É­tat fait désor­mais figure d’op­pres­seur aux côtés de la bour­geoi­sie d’affaires. 

Le moment est venu d’une pre­mière mise au point. Le XIXe siècle voit se brouiller, se dégra­der l’i­mage du libé­ra­lisme « uto­pique » rêvé par les éco­no­mistes du siècle des Lumières. En lieu et place du libé­ra­lisme et de ses pré­ten­dues ver­tus natu­relles, la socié­té indus­trielle du XIXe siècle déve­loppe un modèle étran­ger à cette repré­sen­ta­tion, domi­né par un capi­ta­lisme dur lui prê­tant son masque et le défi­gu­rant. C’est même en vain que l’on cher­che­rait des points com­muns. Com­pre­nons que le capi­ta­lisme n’est nul­le­ment l’a­bou­tis­se­ment d’un pro­jet idéo­lo­gique, d’une « uto­pie », mais tout sim­ple­ment la résul­tante de pra­tiques socio-éco­no­miques : une classe sociale, les capi­ta­listes, contrôle l’é­co­no­mie, géné­ra­le­ment de conni­vence avec le pou­voir, gérant le tra­vail humain au mieux de ses inté­rêts propres5.

Cette équi­voque va avoir la vie dure (comme son corol­laire : être anti­li­bé­ral, c’est être anti­ca­pi­ta­liste ou vice-ver­sa) et confor­ter Marx dont le socia­lisme, lui aus­si « uto­pique », c’est-à-dire consti­tué de théo­ries non encore mises à l’é­preuve des réa­li­tés, va connaître un pres­tige grandissant. 

De Hegel à Marx

Nul phi­lo­sophe plus que Hegel n’a été dévo­ré par l’am­bi­tion de pro­mou­voir un » sys­tème com­plet » où tout serait dit dans l’or­ga­ni­sa­tion du savoir et nul n’est appa­ru en son temps aus­si près du but. Le résul­tat n’en est pas moins énig­ma­tique et dérou­tant. Le meilleur pac­tise avec le pire, quoi d’é­ton­nant que son œuvre se soit prê­tée à des lec­tures par­tielles ou par­tiales, des cri­tiques contra­dic­toires, n’ait ins­pi­ré des phi­lo­so­phies oppo­sées, en résu­mé une œuvre aux mul­tiples facettes et faut-il le dire équi­voque, heur­tant une cer­taine culture fran­çaise dans son exi­gence de clar­té et de mesure.

Hegel est typi­que­ment alle­mand et c’est pré­ci­sé­ment en cela que réside l’in­té­rêt qui lui est por­té ici. 

Nous avons d’a­bord consta­té que la plu­part des » phi­lo­sophes » s’in­té­res­sant à Hegel négligent ou més­es­timent l’at­ten­tion pri­vi­lé­giée qu’il porte de bonne heure aux pro­blèmes concrets socio-éco­no­miques de son temps, les­quels ont exer­cé une influence déci­sive sur la genèse de sa pensée. 

Aujourd’­hui des éco­no­mistes et des his­to­riens (en par­ti­cu­lier Pierre Rosan­val­lon) n’hé­sitent pas à voir en lui le pion­nier de la phi­lo­so­phie éco­no­mique et sin­gu­liè­re­ment le pre­mier à avoir eu une per­cep­tion claire des défis socio-éco­no­miques de la moder­ni­té. C’est sur cet aspect assez mécon­nu que s’ouvre ce modeste essai de mise en pers­pec­tive d’une œuvre com­plexe, étran­gère à notre culture natio­nale, nous l’a­vons ordon­né autour de trois axes d’ex­plo­ra­tion liés au thème géné­ral de la liber­té humaine. 

La perception hégélienne du libéralisme économique

Brillant pro­duit du « Stift », le pres­ti­gieux sémi­naire pro­tes­tant de Tübin­gen, le jeune Hegel, peu convain­cu de sa voca­tion de pas­teur, s’en­gage comme pré­cep­teur à Berne6. C’est dans cette aus­tère cité hel­vé­tique, entre 1793 et 1796, qu’il découvre les éco­no­mistes écos­sais, en par­ti­cu­lier Smith qui lui révèle sa propre pas­sion pour l’é­co­no­mie. Le voi­là gagné à l’i­dée que les espoirs de réa­li­sa­tion de l’u­ni­ver­sel comme de la reven­di­ca­tion de la liber­té poli­tique reposent dans la socié­té de mar­ché et c’est avec enthou­siasme qu’il salue l’a­vè­ne­ment d’une nou­velle ère fon­dée sur la média­tion géné­ra­li­sée des besoins, du tra­vail et de sa division. 

Séduit par le concept de « la main invi­sible » qu’il tra­duit en « ruse de la rai­son », il ne tarde pas à se rendre compte que les bien­faits atten­dus ne sont pas au ren­dez-vous et qu’il y a loin du modèle à la réalité : 

– le mar­ché, loin d’at­té­nuer les inéga­li­tés entre les classes sociales, les accroît, loin de réduire la pau­vre­té, il l’étend ;
– des dés­équi­libres ten­dan­ciels ou cir­cons­tan­ciels (chan­ge­ments, inno­va­tions…) appa­raissent, qui ne se résorbent pas spontanément ;
– si la divi­sion du tra­vail en accé­lé­rant l’en­ri­chis­se­ment est glo­ba­le­ment béné­fique, à l’in­verse elle devient source d’a­lié­na­tion pour les tra­vailleurs qu’elle asser­vit étroitement. 

En résu­mé le mar­ché détruit en même temps qu’il construit la socié­té, la livre au jeu de méca­nismes aveugles, géné­ra­teurs de sous-consom­ma­tion dans les classes défavorisées. 

Com­ment remé­dier à de tels dysfonctionnements ? 

– Impo­ser aux riches d’en­tre­te­nir les pauvres est une fausse solu­tion qui revient à les exclure socia­le­ment au mépris de leur dignité.
– Faire de l’É­tat le dis­pen­sa­teur, l’or­ga­ni­sa­teur du tra­vail est un retour en arrière vers un archaïque escla­va­gisme, néga­teur du tra­vail libre, une renon­cia­tion à l’é­pa­nouis­se­ment de la socié­té civile, selon le « sens de l’histoire ». 

Dans les Prin­cipes de la phi­lo­so­phie du droit (1821) Hegel admet l’u­ti­li­té d’un cer­tain inter­ven­tion­nisme de l’É­tat, pour remé­dier par exemple aux conflits d’in­té­rêts entre pro­duc­teurs et consom­ma­teurs, mais com­ment pal­lier tant d’a­léas comme ceux d’o­ri­gine exté­rieure aux­quels sont confron­tées de grandes branches d’in­dus­trie ? Il est signi­fi­ca­tif à cet égard de le voir récu­ser caté­go­ri­que­ment Fichte, pro­mo­teur en 1800 de la thèse L’État com­mer­cial fer­mé, seule voie sus­cep­tible à ses yeux d’as­su­mer l’é­ga­li­té éco­no­mique dans la société. 

Or Hegel refuse la fata­li­té de la pau­vre­té, de l’ex­clu­sion : un peuple, une nation aban­don­nant à leur sort les plus défa­vo­ri­sés est un monde qui se mutile, un indi­vi­du qui n’a pas sa place dans la socié­té est un exi­lé « hors de l’histoire ». 

Les effets per­vers du mar­ché étant irré­duc­tibles, il n’existe à ses yeux qu’une seule issue : les inté­grer et les dépas­ser. N’est-il pas dans la nature des choses que la socié­té civile soit pous­sée au-delà d’elle-même à s’ex­té­rio­ri­ser dans la recherche de nou­veaux consom­ma­teurs et à faire de la « guerre éco­no­mique » sa propre affaire. 

Construite dans le libé­ra­lisme sur le refou­le­ment du poli­tique, la socié­té civile, par­ve­nue à un stade avan­cé, est ain­si rame­née par ce détour au poli­tique mais dans un espace géo­gra­phique hors du cadre étroit des fron­tières de sou­ve­rai­ne­té, par sa pro­pen­sion natu­relle à se pro­je­ter à l’ex­té­rieur en un mot à rayon­ner (notons inci­dem­ment l’ad­mi­ra­tion vouée par Hegel au modèle éco­no­mique et cultu­rel de la Grèce antique). Cette approche nous four­nit la pre­mière occa­sion de sai­sir la dia­lec­tique hégé­lienne dans son ori­gi­na­li­té, que l’on per­siste à consi­dé­rer à tort comme ayant ser­vi de modèle à Marx alors que ce der­nier l’a récu­sée for­mel­le­ment. Cette dia­lec­tique ne se conforme pas en effet au modèle didac­tique usuel (thèse – anti­thèse – syn­thèse, termes d’ailleurs absents chez Hegel). 

Notre phi­lo­sophe ne pense pas la contra­dic­tion comme le ren­ver­se­ment d’une pro­po­si­tion en son contraire : l’in­verse n’est chez lui qu’une autre forme du même, l’un annonce tou­jours le retour de l’autre, va et vient indé­fi­ni tant que le moyen terme, l’é­qui­libre au point médian, la récon­ci­lia­tion des extrêmes font défaut. 

Le « système » hégélien

On ne peut ici faire l’é­co­no­mie d’un mini­mum d’ex­pli­ca­tions sur ce qui consti­tue le cœur de sa phi­lo­so­phie7. Hegel entend au départ affran­chir la phi­lo­so­phie de la ten­ta­tion de faire de la conscience, pré­sence immé­diate au réel et à nous-même, l’o­ri­gine et la réfé­rence du savoir. À son com­men­ce­ment, nous dit-il, il y a le lan­gage qui nous assu­jet­tit à son ordre, nous fait accé­der à l’in­tel­li­gible. Il est réflexion de la nature en esprit par sa méta­mor­phose en l’i­dée, mais si l’i­dée sur­git dans la nature c’est qu’à sa source il y a réflexion de l’être en idée. Notre lan­gage et sa logique sont ain­si appa­ren­tés au logos abso­lu qu’ils cherchent à tra­duire dans notre esprit. 

Le pro­pos de la phi­lo­so­phie hégé­lienne va être de mon­trer que seul est valide le dis­cours conte­nant toute la Révé­la­tion chré­tienne, la « réa­li­té » n’ayant de sens qu’au niveau de l’u­ni­té de l’es­sence8 et de l’exis­tence. Adver­saire décla­ré de l’a­théisme, Hegel a des paroles très dures à l’en­contre des phi­lo­sophes des Lumières dont il désa­voue la lutte, au nom du ratio­na­lisme, contre la reli­gion, tout en mar­quant ses propres dis­tances vis-à-vis du mys­ti­cisme et du sen­ti­men­ta­lisme reli­gieux comme du pié­tisme. En réa­li­té, l’âme inquiète de Hegel a per­du confiance dans l’É­glise infi­dèle à sa mis­sion récon­ci­lia­trice : ne reproche-t-il pas à l’É­glise catho­lique ses dérives dans l’ex­té­rio­ri­té et aux Églises réfor­mées d’a­voir dilué la foi dans une inté­rio­ri­té sub­jec­ti­viste, vola­ti­li­sant ain­si l’u­ni­té de l’É­glise. Or Hegel est tout le contraire d’un réfor­ma­teur, d’un « nou­veau Luther » (comme on l’a par­fois incon­si­dé­ré­ment qua­li­fié), il entend qu’elle soit mise en situa­tion d’ac­com­plir la mis­sion irrem­pla­çable qui est la sienne car l’homme sans Dieu reste impuissant. 

Il appar­tient dès lors à l’É­tat laïc9, mais non sépa­ré de l’É­glise consi­dé­rée comme un corps inter­mé­diaire, d’ac­com­plir dans son ordre propre la logique abso­lue du chris­tia­nisme. Certes l’É­tat sin­gu­lier dans son esprit natio­nal n’est pas l’É­tat mon­dial dans une vision escha­to­lo­gique, du moins est-il l’é­tape incon­tour­nable. Notons inci­dem­ment que Marx dans La ques­tion juive sou­tien­dra la même idée que Hegel, de non-sépa­ra­tion de l’É­glise et de l’É­tat (sous-enten­du « l’É­tat bour­geois » actuel) des­ti­nés à dis­pa­raître en même temps. 

Essayons de mieux suivre le phi­lo­sophe dans sa démarche singulière. 

Quelle idée se fait Hegel de l’homme et de son des­tin en cette période de furie guer­rière inau­gu­rant les temps nou­veaux ? Il est dans la nature de l’homme, nous dit-il, d’as­pi­rer à ce qu’elle ne peut être plei­ne­ment, à un abso­lu hors de son atteinte ren­dant sa conscience mal­heu­reuse. Cette impuis­sance congé­ni­tale est à la source de sa déme­sure et de sa vio­lence, seule­ment tem­pé­rées par la peur de la mort qui désarme l’homme, le pous­sant à la sou­mis­sion. Cette dia­lec­tique du maître et de l’es­clave, qui entraîne la lutte entre indi­vi­dus et entre nations, n’offre d’autres issues que le divorce ou la récon­ci­lia­tion. Seule l’in­ter­ven­tion his­to­rique de l’In­car­na­tion est déci­sive, accom­plis­sant la pleine ratio­na­li­té qui est récon­ci­lia­tion de l’homme avec « l’ab­so­lu » face à la vani­té de ses efforts, tant que Dieu ne vient pas lui-même à lui. L’In­car­na­tion, évé­ne­ment cen­tral de l’his­toire, tranche ain­si défi­ni­ti­ve­ment le pro­blème du sens de l’his­toire, et il est étrange, soit dit inci­dem­ment, que Hegel soit tou­jours consi­dé­ré comme le phi­lo­sophe par excel­lence du « sens de l’his­toire », lui qui s’est gar­dé d’en éla­bo­rer un quel­conque sché­ma (comme le fera Auguste Comte par exemple). 

À ses yeux, l’his­toire, à tra­vers ses ten­sions, ses conflits, est l’é­veil pro­gres­sif de « l’Es­prit du Monde » réflé­chis­sant sur ses acti­vi­tés, sa spé­ci­fi­ci­té, s’é­le­vant par degrés vers la conscience de lui-même. Ce rap­port de l’homme avec l’Ab­so­lu, ou logique de son des­tin au cœur de son sys­tème phi­lo­so­phique, repose sur une concep­tion ori­gi­nale de « l’Ab­so­lu » qu’il expose en mobi­li­sant toutes les sub­tiles res­sources de son génie dia­lec­tique dans un ouvrage déci­sif, La Science de la logique (rédi­gé entre 1812 et 1816 à Nurem­berg où il enseigne la phi­lo­so­phie et dirige le Gym­nase). Hegel s’y emploie ni plus ni moins à uni­fier, en un tout cohé­rent, logique et onto­lo­gie fon­da­men­tale (trai­tées en deuxième par­tie de l’ou­vrage) ren­dant ain­si indis­tinctes phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive et théo­lo­gie de la Révé­la­tion et donc indis­cer­nables phi­lo­sophes et théo­lo­giens, pré­ten­dant résoudre par là du même coup le pro­blème phi­lo­so­phique de la Vérité. 

Sous le cou­vert d’une aspi­ra­tion à l’u­ni­té, une telle fusion prive de leurs spé­ci­fi­ci­tés deux dis­ci­plines d’es­prit très dif­fé­rent, nuit à l’u­ni­ver­sa­li­té de la phi­lo­so­phie (vis-à-vis des autres reli­gions par exemple). 

Tirer une his­toire sainte, de la foi seule comme l’a fait remar­quer le phi­lo­sophe chré­tien Jean Guit­ton (qui vient de nous quit­ter) par­lant de Hegel, n’est pas l’his­toire aux yeux des croyants, qui est une his­toire vraie mais sur­na­tu­relle.

Une telle atti­tude nous paraît en pré­fi­gu­rer d’autres, com­pa­rables, dénon­cées par Bernanos : 

  • voyant dans l’in­té­grisme reli­gieux une réac­tion psy­cho­tique à une foi dévi­ta­li­sée de plus en plus por­tée à l’in­to­lé­rance ne fût-ce que pour se ras­su­rer elle-même ; 
  • ou diag­nos­ti­quant : Les tota­li­ta­rismes pré­tendent résoudre vos pro­blèmes, en réa­li­té ils les sup­priment.

« L’État hégélien »

On a déjà noté l’in­ci­dence sur la pen­sée hégé­lienne des pre­miers désen­chan­te­ments pro­di­gués par son temps : le fias­co des aspi­ra­tions libé­rales de la Révo­lu­tion fran­çaise, le contre-modèle du nou­veau monde éco­no­mique, l’im­puis­sance de l’É­glise divi­sée à endi­guer l’a­théisme. Une der­nière décep­tion le marque et non la moindre : le constat de l’im­puis­sance de l’Al­le­magne à se construire en État. 

Or Hegel ne cache pas son admi­ra­tion pour Napo­léon10. (On ne man­que­ra pas de le lui repro­cher.) Ce fils de la Révo­lu­tion ne met-il pas fin à l’a­nar­chie, à la guerre civile engen­drées par une révo­lu­tion man­quée. Ne récon­ci­lie-t-il pas la nation fran­çaise avec elle-même, ne réha­bi­lite-t-il pas l’É­glise, mais dans le cadre d’un strict concor­dat impo­sé à l’É­glise de Rome, humi­liée en la per­sonne de Pie VII (ce qui pro­ba­ble­ment n’est pas pour déplaire à un luthérien). 

Enfin le génie orga­ni­sa­teur de Napo­léon, son sens poli­tique de l’u­ni­ver­sel, son ambi­tion de fédé­rer l’Eu­rope sus­citent son admiration. 

Com­ment l’é­po­pée napo­léo­nienne, qui montre la voie, ne ravi­ve­rait-elle pas dans une âme alle­mande le vieux rêve d’u­ni­té, sym­bo­li­sé par le Saint Empire romain ger­ma­nique (dis­sous en 1806 par Napoléon) ? 

Ce rêve lan­ci­nant d’une Alle­magne uni­fiée du nord au sud va désor­mais confor­ter sa théo­rie de l’É­tat per­çu comme expres­sion d’une volon­té col­lec­tive, le lieu pri­vi­lé­gié de réa­li­sa­tion de l’u­ni­té intime de l’u­ni­ver­sel et de l’in­di­vi­duel car c’est seule­ment dans les rela­tions inter­na­tio­nales que se condense le jeu le plus mobile des pas­sions, des inté­rêts, des buts, des talents, des ver­tus, de la vio­lence

L’É­tat prus­sien ne pou­vait res­ter indif­fé­rent au rayon­ne­ment d’un tel phi­lo­sophe. À peine est-il nom­mé titu­laire de la chaire pres­ti­gieuse de Hei­del­berg que l’U­ni­ver­si­té de Ber­lin l’ap­pelle en 1817 où, com­blé d’hon­neurs offi­ciels, il acquiert une audience inéga­lée auprès des étu­diants, du monde intel­lec­tuel et politique. 

En sacra­li­sant de la sorte l’É­tat, en dis­til­lant cette nou­velle ido­lâ­trie si contraire à l’hu­ma­nisme chré­tien ou sim­ple­ment en prô­nant cette alter­na­tive à la pen­sée libé­rale Hegel enga­geait l’âme alle­mande sur une pente des plus dan­ge­reuses, réveillant dans son obs­cur tré­fonds de vieux démons tapis. 

Que, han­té par la réa­li­sa­tion de l’u­ni­té alle­mande, il en ait dépo­sé par avance les mor­ceaux épars au pied de la Prusse, seule capable à ses yeux de les sou­der les uns aux autres, on est prêt à l’ad­mettre, mais qu’un esprit aus­si lucide, sou­cieux d’un monde plus humain, dis­ciple par ailleurs de l’É­glise, place dans l’É­tat (sous-enten­du alle­mand) toutes ses espé­rances de l’ac­com­plis­se­ment de l’u­ni­ver­sel dans un ave­nir indé­fi­ni, quel dia­bo­lique retour­ne­ment (dia­lec­tique) du denier de l’É­van­gile à l’ef­fi­gie de César ! 

L’hé­gé­lia­nisme, théo­ri­sa­tion d’un nou­veau mes­sia­nisme, va désor­mais pré­si­der au des­tin de l’Al­le­magne, ins­pi­rer en sous-sol (sa phi­lo­so­phie est lar­ge­ment divul­guée) sa poli­tique, sa vie sociale et cultu­relle, en un mot son des­tin mais aus­si par voie de consé­quence celui de l’Eu­rope et du monde (A 1). 

Déga­geons suc­cinc­te­ment quelques-uns de ses traits les plus mar­quants. L’in­di­vi­du en Alle­magne s’en remet à l’É­tat, s’i­den­ti­fie, se fonde en lui pour son deve­nir, son accom­plis­se­ment. L’É­tat qui lui tient impli­ci­te­ment le lan­gage sui­vant, très bien résu­mé par Georges Bernanos : 

Lais­sez-nous juger à votre place du bien et du mal… Don­nez-nous votre âme une fois pour toutes…

(À cet égard l’al­liance tra­di­tion­nelle « du trône et de l’au­tel » dans les États luthé­riens alle­mands consti­tue un ter­rain pro­pice.) Ce pater­na­lisme, cette sorte de tuto­rat, exer­cé par l’É­tat sur l’in­di­vi­du implique un enga­ge­ment réci­proque en sorte que le rôle social de l’É­tat s’ins­crit natu­rel­le­ment par­mi les devoirs de ce der­nier en com­plé­ment de sa mis­sion éducatrice. 

Ce n’est pas par hasard si Las­salle, le pre­mier fon­da­teur du socia­lisme alle­mand, sera « hégé­lien » et natio­na­liste incon­di­tion­nel, béné­fi­ciant de ce fait du fidèle sou­tien de Bis­marck. Après la dis­pa­ri­tion en 1831 de Hegel, vic­time du cho­lé­ra, sa doc­trine et ses pro­jets vont entrer dans leur pre­mière phase d’accomplissement. 

List, ani­ma­teur de l’As­so­cia­tion géné­rale des indus­triels et com­mer­çants alle­mands, ins­ti­ga­teur du Zoll­ve­rein (réa­li­sé en 1834), auteur en 1840 de son Sys­tème natio­nal d’é­co­no­mie poli­tique, tout en res­tant fidèle à la ligne défi­nie par Hegel, accen­tue sa dis­tance à l’é­gard de Smith, dont il conteste les hypo­thèses cos­mo­po­lites d’une repré­sen­ta­tion du monde étran­gère aux réa­li­tés pré­sentes, igno­rant la nation comme cadre iden­ti­taire pri­vi­lé­gié : l’é­co­no­mie poli­tique doit admettre le pri­mat abso­lu de cette der­nière et la servir. 

Récu­sant toute vision théo­rique, List ne voit dans l’é­co­no­mie qu’une praxis, un art n’ayant d’autre ambi­tion que de conser­ver et amé­lio­rer l’é­tat éco­no­mique de la nation en fonc­tion des cir­cons­tances et du contexte géo­po­li­tique : le libre-échange ne vaut que si les condi­tions s’y prêtent, ce qui n’est pré­sen­te­ment pas le cas où la supré­ma­tie indus­trielle anglaise n’offre à l’Al­le­magne d’autre choix que le protectionnisme. 

Cette der­nière par la suite ne s’é­car­te­ra jamais de la ligne de subor­di­na­tion étroite de l’é­co­no­mie au poli­tique pour le meilleur comme pour le pire, ain­si lors de l’é­vic­tion fati­dique en 1937 du doc­teur Schacht, défen­seur mal­heu­reux face aux bel­li­cistes nazis d’une « autre politique ». 

Marx

La liber­té pour quoi faire ?
Lénine

Par un para­doxe étrange et géné­ra­le­ment mécon­nu Adam Smith et sa Richesse des nations, source his­to­rique par excel­lence de la pen­sée libé­rale, sont tout autant et même davan­tage11 à l’o­ri­gine de l’é­di­fi­ca­tion de la pen­sée mar­xiste. En effet, Marx ne cache pas sa dette envers Smith, se recon­naît en lui, se réfère à diverses reprises à ses ana­lyses consi­dé­rées comme « scien­ti­fiques », défi­nis­sant le tra­vail pro­duc­tif comme s’é­chan­geant immé­dia­te­ment contre le capi­tal. Com­ment ne sous­cri­rait-il pas à sa dénon­cia­tion du para­si­tisme éta­tique et social, de tous ceux qui tirent abu­si­ve­ment pro­fit du tra­vail des autres, com­ment ne ferait-il pas siens des apho­rismes tels que : Un par­ti­cu­lier s’en­ri­chit à employer une mul­ti­tude d’ou­vriers fabri­cants, il s’ap­pau­vrit à entre­te­nir une mul­ti­tude de domes­tiques12.

L’a­ve­nir, « la marche de l’his­toire » est bien, confor­mé­ment à la vision de Smith, à l’é­man­ci­pa­tion de la socié­té civile de la tutelle de l’É­tat dont il met par ailleurs la légi­ti­mi­té en cause du fait de sa col­lu­sion avec le « capital ». 

Il faut bien voir le peu de consi­dé­ra­tion por­tée par Marx aux lea­ders de l’é­man­ci­pa­tion ouvrière en France. Les idées fou­rié­ristes, les excen­tri­ci­tés du « père suprême » Enfan­tin avaient davan­tage amu­sé qu’a­lar­mé la bour­geoi­sie louis-phi­lip­parde. N’y avait-il pas tou­jours eu des rêveurs de jus­tice sociale (Annexe 2) ! Le réveil sera rude à la révo­lu­tion de 1848 révé­la­trice de la puis­sance du mou­ve­ment ouvrier nais­sant en passe d’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion. Marx ne pac­tise donc guère avec le socia­lisme fran­çais si tein­té de mutua­lisme, d’in­di­vi­dua­lisme, voire d’a­nar­chisme (seuls les prou­dho­niens rejoin­dront son mou­ve­ment en 1862) avec ses for­mu­la­tions inadap­tées à la condi­tion ouvrière et dépour­vues de mes­sia­nisme. Son flair poli­tique, son tem­pé­ra­ment de pro­pa­gan­diste et d’a­gi­ta­teur lui repré­sentent que seule une reli­gion nou­velle est capable de mobi­li­ser les masses. La lutte des classes lui parais­sant impen­sable en dehors d’une repré­sen­ta­tion nou­velle de la socié­té en marche, Marx construit un vaste sys­tème oppo­sant le maté­ria­lisme athée aux « super­sti­tions reli­gieuses » d’un autre âge. 

Sup­po­sant le lec­teur ins­truit de la pen­sée mar­xiste, bor­nons-nous ici à sou­li­gner l’a­théisme radi­cal qui l’ins­pire, hors duquel on ne peut com­prendre sa confon­dante pré­ten­tion de science de l’homme, « d’ab­so­lu de l’his­toire ». Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’un de ses apo­lo­gistes les plus notoires, Sartre, ait été ins­pi­ré par un sujet tel que « l’être et le néant ». Les reli­gions ne sont aux yeux de Marx (comme à tant de ses contem­po­rains) qu’une alié­na­tion tran­si­toire, un moment de l’his­toire. La nature du phé­no­mène reli­gieux, comme mani­fes­ta­tion d’une détresse onto­lo­gique fon­da­men­tale, lui échappe com­plè­te­ment et pour cause : le sen­ti­ment intime, la décou­verte que fait l’homme de son inté­rio­ri­té, d’une alté­ri­té irré­duc­tible face à ses sem­blables, n’est à ses yeux qu’une illu­sion de l’e­go. Seule, la socié­té autre­ment dit l’en­semble des rap­ports sociaux consti­tue sa réa­li­té exis­ten­tielle, à la limite l’homme spi­ri­tuel n’existe que col­lec­tif. Si le mar­xisme, comme d’autres doc­trines tota­li­taires, opère un retour­ne­ment com­plet de l’in­di­vi­dua­lisme, il ne fait en réa­li­té que le trans­po­ser au niveau col­lec­tif, cen­sé inté­grer toutes les poten­tia­li­tés indi­vi­duelles, pari des plus incon­si­dé­rés fai­sant bon mar­ché du rôle essen­tiel joué dans la créa­tion et le pro­grès, par la liber­té indi­vi­duelle en action. Un tel chan­ge­ment de niveau sous son altruisme appa­rent n’ar­rache d’ailleurs pas l’homme à l’i­dée que l’in­di­vi­dua­liste impé­ni­tent se fait de sa per­sonne : se prendre pour sa fin dernière. 

Par­mi les mul­tiples consé­quences qu’en tire Marx (l’a­bo­li­tion de tout ce qui favo­rise l’a­lié­na­tion de l’homme : la pro­prié­té pri­vée, etc.) rete­nons sur­tout sa cri­tique de la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen qui pose le prin­cipe de la liber­té de cha­cun sans nuire à autrui. Ces droits confondent aux yeux de Marx l’é­man­ci­pa­tion de l’homme avec sa trans­for­ma­tion en bour­geois, consé­cra­tion de la divi­sion entre le tra­vailleur et le citoyen. Tenons-nous en à ces quelques remarques suf­fi­sam­ment révé­la­trices de ce qui nous paraît être la carence fon­da­men­tale du mar­xisme : son anthro­po­lo­gie réduc­tion­niste, à la limite déshu­ma­ni­sante, et l’on com­prend la per­plexi­té de Camus avouant : Je n’ai jamais très bien com­pris la liber­té chez Marx. (Il est vrai, ajou­tait-il, que je l’ai appris dans la misère.)

Conclusion

Hégé­lia­nisme, mar­xisme, telles sont les deux grandes idéo­lo­gies motrices de l’his­toire en marche, léguées à notre siècle par le précédent. 

Elles pré­parent le ter­rain aux deux entre­prises hégé­mo­niques insen­sées aux­quelles vont se livrer concur­rem­ment l’Al­le­magne et l’URSS avec les résul­tats catas­tro­phiques que l’on sait. 

Comme le sou­ligne Ber­na­nos, c’est bien l’Al­le­magne qui a été au cœur de cette tra­gé­die dont l’Eu­rope pour sa part n’a pas fini de res­sen­tir les séquelles. Mais notre pays ne porte-t-il pas aus­si sa part de res­pon­sa­bi­li­té et d’im­pré­voyance ? C’est ce que nous nous effor­ce­rons de déga­ger à la suite de Ber­na­nos dans un pro­chain article. Nous y ver­rons à quel point les idées domi­nantes, tant au niveau des opi­nions que des déci­deurs poli­tiques (plus ou moins en inter­ac­tion d’ailleurs) sont la plu­part du temps dépha­sées avec les réa­li­tés et néces­si­tés poli­tiques car tel est bien l’un des grands ensei­gne­ments de l’his­toire. Si elle se joue tel­le­ment de nos juge­ments et pré­vi­sions c’est peut-être parce que nous ne savons pas la déchif­frer : au lieu d’y pla­quer nos modèles ne devrions-nous pas plu­tôt en tirer des leçons de sagesse et d’hu­mi­li­té sachant qu’on ne la brusque pas impu­né­ment, que l’é­co­no­mie est faite pour l’homme et non l’inverse… 

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1. La seule allu­sion à un miracle dans son œuvre roma­nesque (Sous le soleil de Satan) est le récit de l’échec de l’abbé Donis­san exi­geant de Dieu le retour à la vie d’un enfant.
2. Dans son livre Free to choose, Mil­ton Fried­man (Nobel, 1976), l’un des grands apôtres modernes du libé­ra­lisme, on peut lire : Les prix émergent des tran­sac­tions volon­taires entre ache­teurs et ven­deurs… sont capables de coor­don­ner l’activité de mil­lions de per­sonnes dont cha­cune ne connaît que son propre inté­rêt sans qu’il soit néces­saire que les gens se parlent ni qu’ils s’aiment.
3. Approche jugée vite inac­cep­table par les éco­no­mistes du XIXe siècle qui auront à cœur de “ rec­ti­fier le tir ” et d’approfondir le concept de la valeur.
4. Pas­sant outre à l’hostilité de Robes­pierre à une telle mesure. Est-il besoin de rap­pe­ler que cette loi ne fut rap­por­tée qu’en 1864 pour le droit de grève, 1884 pour le droit syn­di­cal et 1901 pour le droit d’association.
5. Qu’il se réclame d’idéologies variées ne change rien à son prag­ma­tisme fon­da­men­tal : si par exemple Richard Cob­den et les manu­fac­tu­riers de Man­ches­ter veulent l’entrée en fran­chise de droits des céréales étran­gères, c’est avant tout pour leur per­mettre de moins payer leurs ouvriers. Repro­cher au capi­ta­lisme, comme on le fait sou­vent, de faillir aux prin­cipes du libé­ra­lisme, de ne pas réa­li­ser son pro­gramme, n’est en consé­quence qu’un faux pro­cès ajou­tant à la confusion.
6. Et non à Ber­lin comme on peut le lire dans cer­tains ouvrages.
7. Conseillons par exemple au lec­teur intré­pide, dési­reux d’approfondir Hegel sans trop s’y inves­tir, de se repor­ter au sub­stan­tiel article que lui consacre l’Ency­clo­pe­dia Uni­ver­sa­lis. Rela­ti­ve­ment clair dans l’ensemble, il n’en requiert pas moins deux ou trois “ lectures ”.
8. Toute la phi­lo­so­phie alle­mande de Leib­niz à Hei­deg­ger (Sein und Zeit, “ l’être et le temps ”) reste en quelque sorte sus­pen­due à la quête onto­lo­gique, celle de “ l’Être ”.
9. Sou­ve­nons-nous ici de l’appui des “ Princes ” dont ont béné­fi­cié Luther et la Réforme en Alle­magne du Nord et du Centre. Cette sorte de tuto­rat va sub­sis­ter par la suite sans don­ner lieu à des heurts ou des diver­gences sérieuses.
10. Il n’est d’ailleurs pas le seul en Alle­magne, c’est ain­si que Goethe reste atta­ché jusqu’à la fin de sa vie à la Légion d’honneur dont l’avait hono­ré Napo­léon. Si la Prusse hait Napo­léon qui l’a vain­cue et humi­liée, il n’en va pas de même pour les États du sud de la Confé­dé­ra­tion du Rhin, qu’il a su ménager.
11. Tel est le point de vue bien argu­men­té par Pierre Rosan­val­lon (déjà cité) dans son ouvrage, Le libé­ra­lisme éco­no­mique, et aus­si du phi­lo­sophe Michel Hen­ry dans son essai Marx, tome II, “ Une phi­lo­so­phie de l’économie ” (Gal­li­mard, 1976).
12. Que de che­min par­cou­ru depuis L’esprit des lois de Mon­tes­quieu por­tant sur le même phé­no­mène un autre regard : Si les riches ne dépen­saient pas beau­coup les pauvres mour­raient de faim.

Annexes

(A 1) On ne sau­rait sous-esti­mer l’in­fluence de » l’hé­gé­lia­nisme » comme mou­ve­ment de pen­sée à la fois phi­lo­so­phique et poli­tique, en Alle­magne bien sûr où son règne va être long­temps incon­tes­té mais aus­si dans les pays anglo-saxons. 

En phi­lo­so­phie reli­gieuse, deux cou­rants vont se des­si­ner, l’un “ ortho­doxe ” appli­qué à jus­ti­fier la com­pa­ti­bi­li­té du sys­tème hégé­lien avec le chris­tia­nisme, l’autre maté­ria­liste et athée sou­te­nant la thèse du “mythe ” de la Révé­la­tion. C’est sur­tout par l’accueil favo­rable de ses thèses sur l’État que l’influence de Hegel sur la pen­sée poli­tique va lais­ser son empreinte dans l’histoire. N’en don­nons pour le moment qu’un exemple. Au grand Conseil fas­ciste, on était “ hégé­lien ” à l’exemple de l’un de ses membres les plus influents, com­pa­gnon de la pre­mière heure du mou­ve­ment, Gio­van­ni Gen­tile, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie et un temps ministre de l’Éducation natio­nale (il sera fusillé en 1944). Mais para­doxa­le­ment un autre hégé­lien Croce, ami de ce der­nier, de ten­dance libé­rale, joue­ra un rôle poli­tique dans l’après-fascisme.

(A 2) Ren­dons ici jus­tice à Auguste Comte (dont nous a entre­te­nus dans cette revue, en juin-juillet 1998 et jan­vier 1999, notre cama­rade Bru­no Gen­til) de ne pas s’être lais­sé ber­cer d’illusions. Pour lui la solu­tion du pro­blème social ne consiste nul­le­ment dans le ren­ver­se­ment de l’ordre éta­bli car on ne sau­rait mettre la char­rue avant les boeufs c’est-à-dire ouvrir l’accès au pou­voir à un pro­lé­ta­riat non pré­pa­ré aux res­pon­sa­bi­li­tés, d’où sa croi­sade contre l’ignorance. Avec l’avènement du régime indus­triel, il faut fon­der l’enseignement des ouvriers. Comte ne cesse de dénon­cer l’inertie des Chambres et du Minis­tère pour tout ce qui concerne l’enseignement du peuple, leur dédain pour sa par­ti­ci­pa­tion aux avan­tages sociaux en pro­por­tion de l’importance de ses travaux.

La Répu­blique vivra lorsque les cer­ti­tudes posi­ti­vistes seront la foi des pro­lé­taires. Comte n’approuve les répu­bli­cains que s’ils sont paci­fistes et non déma­gogues. À ses yeux comme le résume si bien son bio­graphe Gou­hier La véri­table révo­lu­tion n’est pas celle du “ grand soir ” mais celle des cours du soir. Très mar­qué par l’esprit de Comte, Napo­léon III va s’attaquer avec suc­cès avec son ministre Vic­tor Duruy à la moder­ni­sa­tion de l’enseignement.

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