Présence de Bernanos
Avant-propos
Le précédent article (décembre 1998) avait été consacré à un premier et rapide survol des Écrits de combat qui couvrent les dix dernières années (1938 à 1948) de la vie de cet écrivain hors normes, aussi prompt à s’engager totalement au service de la France libre que soucieux après la Libération de sauvegarder son indépendance et sa liberté d’expression.
Nous avons souligné l’intensité de son dialogue avec l’histoire qui nous rattrape toujours quand nous ne l’attendons pas, sa vision épique de l’ancienne France chrétienne, fidèle, fière, libre, son attention privilégiée à celle de Louis XVI si porteuse d’un souffle de libéralisme et ouverte au monde, tellement plus jeune, généreuse et sûre d’elle-même que la nôtre. Ceci l’amène à juger sans parti pris la Révolution, gond sur lequel tourne la porte de l’histoire française, comme une tentative légitime ayant malheureusement échoué dans ses desseins premiers, en appelant à une autre, défendant les droits et la dignité du pauvre, instaurant une véritable fraternité entre les peuples…
N’en sourions pas : Bernanos était de cette race de Français plus nombreux qu’on ne l’a dit à ressentir d’autant plus profondément l’humiliation de la défaite et l’abîme où était tombée sa patrie, qu’il avait une idée plus élevée de son passé, de son honneur, de sa vocation parmi les nations.
Ce n’est d’ailleurs pas simple fantaisie d’artiste si le sculpteur anglais Chattaway, chargé de l’exécution de son buste, fasciné par son modèle à la lecture de ses œuvres, avait pris le parti audacieux d’une figuration intemporelle, celle d’un visage modelé en forme de heaume, évoquant symboliquement l’idée d’un chevalier des temps modernes.
Que de lances en effet n’a-t-il pas rompues pour rétablir la vérité des faits, rappeler la dimension sacrée de l’homme !
On se propose désormais d’approfondir sa vision du processus historique ayant conduit en deux siècles la civilisation occidentale au seuil d’une métamorphose, d’un emballement sans précédent où les repères devenus fugitifs rendent le futur plus imprévisible que jamais.
Il n’est sans doute pas superflu pour éviter tout malentendu de rappeler d’abord clairement l’esprit de la démarche du « chrétien Bernanos » dans sa quête d’une intelligibilité d’ordre supérieur du cours de l’histoire, d’un rythme spirituel caché dans la succession des événements auxquels sont plus sensibles que d’autres les hommes de foi et d’amour.
Nous avons vu qu’à ses yeux (comme à ceux du général de Gaulle d’ailleurs) la France, à travers les vicissitudes de son histoire et au risque de son destin, était une « personne » au sens mystique du terme, c’est-à-dire ayant une vocation (vocatus : « appelé ») singulière de participation au dessein miséricordieux de Dieu sur l’humanité dont il n’est peut-être pas inutile de rappeler brièvement les prémisses : Dieu se révèle graduellement à Israël, petit peuple élu à cette fin, préféré aux « puissants » de la terre. La théophanie de l’Écriture, de Moïse au Christ, nous le présente à l’image d’un père envers son enfant, lui enseignant le bien et le mal, l’admonestant, le préparant patiemment à son rôle d’adulte responsable, appelé à user de sa pleine liberté le moment venu. Que serait en effet cette dernière sans le retrait silencieux du père… espérant toujours le retour du « fils prodigue ». Tel est bien à son niveau d’intelligibilité pour l’homme ce que nous livre la Bible du mystère de sa liberté.
Si nous nous sommes permis ce rappel, c’est pour mieux mettre en évidence la réponse implicite de Bernanos à l’interpellation obsédante de notre siècle de fer et de sang : Pourquoi Dieu, s’il existe, laisse-t-il faire ?
Ses romans comme ses Écrits de combat (en particulier Les Grands Cimetières sous la lune) nous suggèrent la même réponse que celle magistralement résumée par un théologien belge contemporain Adolphe Gesché : Le Silence de Dieu, c’est à nous de le rompre. C’est bien ce que ne cesse de dire et de faire Bernanos quand il dénonce la passivité de ses coreligionnaires (… C’est vous qui manquez au monde…) ; les compromissions de l’Église espagnole (… Je reçois les coups que je vous porte…) ; certains silences trop diplomatiques… Quand il invite aussi les chrétiens à vivre davantage en communion d’esprit avec Nos amis les Saints débarrassés de leur coloriage sulpicien, telle Thérèse de Lisieux, cette grande sainte des temps modernes, elle aussi soumise à l’épreuve de la nuit de la foi, dont il nous est rapporté (par le bénédictin allemand Jordan) que les Novissima Verba ne quittaient pas la table de chevet de Bernanos au Brésil.
Si la foi et plus encore l’espérance sont bien, comme chez Péguy, les ressorts profonds de ses écrits, ne nous y trompons pas. Bernanos est avant tout un réaliste, sceptique sur les spéculations de l’esprit, réfractaire aux explications « surnaturelles ». Si à ses yeux l’histoire est réellement le théâtre par excellence du déploiement de la liberté, de la raison et plus encore… de la déraison humaines, elle reste suffisamment prodigue en signes visibles chargés de sens pour l’homme sans qu’il exige encore des « miracles« 1.
Soyons plus explicite : il existe indubitablement une « matérialité » de l’histoire, une causalité autonome des événements dont la complexité échappe à notre entendement, vite déconcerté par l’irrationnel, l’inattendu, l’accidentel qui en modifient si souvent le cours. Il existe aussi, sous-jacente, plus subtile une face « interne » ou, si l’on préfère, une « interface » de l’histoire en contact avec la liberté humaine au travail dans le fond plus ou moins obscur des consciences, toute une maturation souterraine faite de changements d’attitude dans les façons d’exister au présent et de se projeter dans le futur. Dans une société coutumière, relativement immobile, la rareté des symptômes perceptibles témoigne du poids des habitudes et d’une certaine léthargie de la liberté. Celle-ci se réveille et révèle sa profondeur, la vraie dimension du combat qui est le sien, surtout dans les phases critiques de transformation rapide des modes de vie, de travail, mais aussi à travers des épreuves de toutes sortes, guerres, misère, captivité… où l’excès du mal rappelle impérieusement la nécessité du bien.
Or, Bernanos, ce grand nomade amoureux des « routes du monde », passionné de liberté, a vécu intensément la période la plus tragique et la plus meurtrière de l’histoire, celle de deux guerres à vingt ans d’intervalle. Essayons de capter sa vision de l’histoire, en faisant abstraction des préjugés que nous pouvons avoir à son endroit voire du scepticisme dilettante de Paul Valéry : L’histoire justifie ce que l’on veut, elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout.
Revenons aux Écrits de combat qui, on l’a déjà dit, ne se laissent pas résumer : réactions à chaud aux événements ou réflexions plus mûries, ils se gardent de toute prétention didactique. Journaliste ou conférencier, l’auteur, homme de conviction, se livre plus qu’il n’argumente, en sorte que ses éclats souvent provocateurs peuvent paraître superficiels et donner prise au doute. Comprenons en définitive que ce grand intuitif et nomade, aimant traverser l’espace, nous suggère certains cheminements, privilégiés à ses yeux, laissant libre chacun de s’y engager avec son propre regard. Voici ceux que nous avons sélectionnés, parmi d’autres, comme bases de départ de nos investigations.
Le capitalisme et le totalitarisme ne sont que deux aspects de la primauté de l’économique…
… Les démocraties sont déjà des dictatures économiques…
Par un paradoxe étrange, c’est au nom du libéralisme que le capitalisme naissant sacrifiait l’homme libre à ce même impitoyable déterminisme des choses que nous dénonçons dans le marxisme. En faisant de la société une simple machine à produire, il la vidait par exténuation des forces spirituelles indispensables pour la maintenir à un certain niveau d’humanité…
… Le capitalisme a été jusqu’ici le meilleur et le plus efficace instrument de la totalitarisation du monde.
Nous fixerons ensuite notre attention sur un long extrait d’une conférence prononcée par Bernanos aux « Rencontres internationales de Genève » le 12 septembre 1946 après qu’il eut traversé l’Allemagne, ses villes effondrées, sa profonde nuit. L’ancien combattant de la Première Guerre mondiale ne nourrit aucune haine contre le peuple allemand dont il a appris à estimer les qualités (outre la langue, la culture, une sensibilité à la musique de Wagner…). Dans cette conférence alors très suivie, Bernanos essaie de répondre à la question suivante : Comment la vieille civilisation de l’Europe a‑t-elle pu se laisser contaminer, se rendre complice de l’émergence en son sein d’une telle contre-civilisation ?
Au Brésil : J’écris dans les salles des cafés ainsi que j’écrivais jadis dans les wagons de chemin de fer, pour ne pas être dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur.
J’ai vu le spectre de l’Europe. J’ai vu le spectre de l’ancienne chrétienté. L’Allemagne était une espèce de chrétienté, la Prusse en a fait une nation armée. Hitler a fait de cette nation armée une masse irrésistible, un bloc d’airain si compact que, pour le briser, l’Europe s’est peut-être brisée elle-même… Et maintenant nous comprenons très bien que l’Allemagne eût pu être sauvée par une poignée d’hommes libres dont l’exemple et le martyre eussent empêché de se souder la masse allemande lorsqu’il en était temps encore. Le monde ne sera sauvé que par des hommes libres, en parlant ainsi je reste fidèle à la tradition de l’Europe, je rends témoignage à la tradition de mon pays qui ne fut pas seulement au cours des siècles la raison lucide mais le cœur enflammé de l’Europe.
… Si grands que soient les crimes de l’Allemagne, je ne crois pas qu’il soit digne de son passé, des services rendus par elle à la civilisation d’en rejeter sur ce peuple la responsabilité tout entière. Je ne parle pas ainsi en vue de favoriser l’avènement de la » bonne Allemagne » dont on prétend réveiller les bons instincts grâce à la représentation du film de Charlot (allusion au Dictateur).
J’ai toujours pensé dès avant 1914 que l’Allemagne présentait des symptômes d’une forme particulièrement grave, d’une forme suraiguë de la perversion universelle, qu’elle avait même largement dépassé la période d’incubation, pour la raison sans doute qu’elle offrait moins de résistance au mal.p
L’Allemagne est une chrétienté manquée, je veux dire plus manquée que les autres, une chrétienté anormale…
Elle n’est pas le péché de l’Europe mais celui du monde moderne tout entier… où les peuples s’y corrompent l’un après l’autre…
L’Europe chrétienne s’est déchristianisée. Ce phénomène n’échappait pas aux observateurs… Devenus déjà profondément étrangers à l’esprit du christianisme, entêtés à n’y voir qu’une morale, ils notaient avec soulagement que le nombre des délits n’augmentait pas d’une manière sensible. À supposer que la religion fût encore utile à la répression des mauvais instincts, le péril ne semblait pas très pressant et d’ailleurs il ne paraissait guère devoir prendre la société au dépourvu.
… Les manifestations du mal ne furent pas celles que l’on attendait…
… L’animal totalitaire, l’animal de proie tour à tour bourreau ou soldat, constructeur ou démolisseur, faiseur d’ordre ou de chaos, toujours prêt à croire ce qu’on lui dit, à exécuter ce qu’on lui commande, est une espèce lente à venir. Il lui faut pour naître un certain climat d’anarchie et comme de désintégration intellectuelle. Les policiers étaient à leurs postes pour réfréner tout mouvement révolutionnaire venu des bas-fonds. L’État prodiguait des milliards dans le but de combler le plus rapidement possible par l’instruction obligatoire le vide laissé dans les cerveaux libérés des antiques croyances superstitieuses…
La révolution n’était pas dans les bas-fonds, elle était dans ces milieux où l’homme du XIXe siècle ne croyait voir que des amis de l’ordre, des bienfaiteurs… Comment se serait-il méfié des philosophes ? (… Hegel et Marx)
… L’expansion prodigieuse de l’URSS est un produit de la culture allemande exportée en Russie, ayant trouvé dans l’esprit absolu de Hegel et l’homme social de Marx un instrument à la mesure de son ambition dévorante, de son sens vertigineux du perpétuel devenir, de l’URSS qui s’efforce en ce moment de jeter les bases d’un monde nouveau. Il ne s’agit pas de condamner Hegel et Marx, parce qu’ils sont de grands Allemands, mais le fait que l’immense Russie avec ses ressources inépuisables se soit organisée selon les conceptions de Marx et de Hegel doit nous paraître un événement beaucoup plus important que la défaite militaire nazie…
Hegel, Marx, c’est sans surprise que nous voyons désigner ces deux philosophes, surtout le second, comme ayant joué un rôle essentiel dans la genèse des deux totalitarismes ayant failli subvertir l’Europe et sa vieille civilisation. Mais il faut, nous dit Bernanos, remonter plus haut et élargir notre champ de vision : toutes les idéologies mettant l’homme au service de l’économie et lui accordant une primauté absolue sont historiquement parentes et présentent des dangers analogues, plus ou moins flagrants et visibles, pour la liberté humaine, menacée par la mainmise des États ou de l’argent sur les activités.
Suivons le cheminement de la pensée de Bernanos telle qu’elle se fait jour et mûrit dans sa retraite brésilienne. Il n’ignore rien des origines anglo-saxonnes du matérialisme économique. L’auteur de la Lettre aux Anglais leur rappelle seulement des faits ayant marqué un tournant historique où ils ont joué un rôle de pionniers. Il n’en fait pas pour autant grief à nos voisins d’outre-Manche puisque dans le même temps il remet le sort de sa patrie entre leurs mains.
L’idéologie allemande, encore confuse au début du XIXe siècle, va se trouver devant ce fait accompli et en tirer la leçon, c’est-à-dire l’assimiler, le théoriser à sa manière, l’intégrer par anticipation au sein d’un nationalisme en puissance. Ce sera la tâche de Hegel, auteur d’un impressionnant système philosophique appelé à servir de référence quasi incontournable à tous ses successeurs : sorte de fresque panoramique prétendant couvrir tout le champ des grandes questions : religieuses, sociales, politiques, de droit, d’esthétique, etc., et surtout leur apporter des réponses pratiques en sacralisant le rôle de l’État, tuteur de l’individu, guide suprême de sa destinée.
Après Hegel, se réclamant des mêmes textes fondateurs de l’économie du futur, mais en tirant des conclusions en apparence diamétralement opposées vient Marx. Ce dernier, comme on le sait, ne voit d’autre alternative à la confiscation par le « capital » de la plus-value du travail, que l’appropriation collective pure et simple des moyens de production et le renversement de « l’État bourgeois » qui cautionne cette aliénation.
L’objet de cet article est d’essayer d’y voir plus clair et de mieux mesurer le crédit à accorder au diagnostic formulé par Bernanos, tout en prenant bien conscience du caractère ingrat de cet examen qui oblige à changer totalement de registre, à courir un risque vis-à-vis des lecteurs dont beaucoup ne sont peut-être pas loin de partager l’avis de Bernanos avouant un jour de lassitude : Les penseurs assomment, surtout quand il s’agit de Hegel si étranger à notre culture et à notre conception de la civilisation.
Faisons observer incidemment que ces modestes réflexions peuvent nous aider parallèlement à mieux comprendre le désarroi actuel de nos partenaires européens d’outre-Rhin dans leur quête d’identité culturelle (cf. La Jaune et Rouge de janvier 1998).
Du libéralisme « utopique » au capitalisme
… Apporter le bonheur sous la seule forme qu’ils
connaissent de lui, les marchandises…
Lettre aux Anglais
Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’économie politique se souviennent de l’anecdote du dialogue entre Quesnay et le dauphin (le futur Louis XVI) se plaignant de la difficulté d’assumer la charge royale :
« Eh bien que feriez-vous donc si vous étiez roi ?
– Monsieur, je ne ferais rien.
– Et qui gouvernerait ?
– Les lois. »
Quelles lois ? En premier lieu, aux yeux des physiocrates, les lois toutes faites, celles de l’harmonie naturelle rendant inutile voire nuisible la médiation politique entre les hommes. Les rapports entre les hommes ne sont-ils pas fondamentalement régis par le besoin et l’intérêt conciliés dans le marché, étranger par sa nature à la sphère du politique, capable d’autonomie grâce au mécanisme autorégulateur des prix2.
En réalité la montée du credo libéral au cours du XVIIIe siècle français était déjà perceptible dans L’esprit des lois de Montesquieu prônant les vertus du commerce comme moyen d’adoucir les mœurs et de favoriser la paix.
Turgot allait mettre à l’ordre du jour la libération progressive du commerce intérieur freiné et renchéri par une cascade archaïque de douanes, péages, barrières d’octroi tandis que la libre circulation du travail était entravée, tant d’un emploi à un autre que d’un lieu à un autre (surtout en Angleterre). On sait que sa disgrâce avait mis fin à cette volonté réformatrice.
L’idée de marché est bien à la base de l’histoire de la modernité, étant moins un concept économique qu’une revendication d’autonomie très vite perçue comme la voie privilégiée de l’émancipation de la société civile vis-à-vis du pouvoir politique.
C’est en réalité aux économistes anglais et surtout écossais que l’on doit l’approfondissement et la diffusion de ces idées nouvelles : Hume, Stewart, Godwin Paine…, Adam Smith, plus particulièrement à ce dernier, auteur du célèbre livre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Smith n’invente rien mais élabore une claire synthèse des idées de ses prédécesseurs écossais et aussi français (tels Quesnay, Dupont de Nemours, Cantillon, Turgot, Condorcet…). Cet ouvrage inaugural d’une nouvelle et véritable Science de la richesse (seulement traduit en français en 1800) va connaître en Europe occidentale un succès extraordinaire, exercer une influence décisive sur l’orientation des idées au siècle suivant à la fois des économistes et des philosophes, inspirant plus spécialement Hegel et Marx comme nous le verrons.
Bornons-nous ici à souligner quelques points essentiels chez Smith. D’abord son optique réductrice du marché aux seuls échanges de biens matériels, fruits du labeur surtout manuel3, approche résultant d’un choix éthique délibéré : Smith oppose le travail » productif » au travail » improductif « , bousculant ainsi une hiérarchie traditionnelle des valeurs et des utilités sociales.
… Le souverain par exemple ainsi que tous les autres magistrats… Quelques-unes des professions les plus graves et les plus importantes, quelques-unes des plus frivoles doivent être rangées dans cette même classe : les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins, les gens de lettres de toute espèce ainsi que les comédiens, les farceurs, les musiciens, les chanteurs, les danseurs d’opéra…
On imagine le beau scandale provoqué par un tel renversement des préséances dans les upper classes, outrées de se retrouver en si petite compagnie et, comble d’insolence, parmi les parasites.
L’État est par excellence, aux yeux de Smith, la sphère de dissipation de la richesse, c’est pourquoi son rôle doit être limité au strict nécessaire : C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres que de prétendre surveiller l’économie des particuliers…
Smith est particulièrement sévère pour les monarchies absolues qu’il juge paralysantes. Il condamne le modèle » colonial » dont l’Europe poursuit le développement, prônant à long terme le marché économique mondial conférant aux peuples une identité commune au-delà des divisions territoriales. En tout état de cause, il appelle à la création d’une véritable société de marché, l’État devant limiter son intervention à la défense de la société contre les actes de violence, à protéger ses membres contre l’injustice, promouvoir la création des infrastructures de transport (routes, ponts, ports)… enfin éduquer la jeunesse pour lutter contre les poisons de l’enthousiasme et de la superstition.
Toutefois, plus pragmatique que les physiocrates, Smith ne s’illusionne pas outre mesure sur les vertus de » la main invisible « , déplorant que le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est dans la réalité institué pour défendre les riches contre les pauvres. Aveu implicite de la difficulté de parvenir à l’effacement des classes sociales comme à assurer une parfaite transparence et fluidité du marché. En outre quelle gageure que la dissolution du politique en le cantonnant dans la tâche de veiller à ce qu’il ne se réveille pas, en un mot, se renonce à lui-même !
Limitons-nous pour le moment aux réalités françaises au lendemain de la Révolution très marquée par l’esprit des physiocrates : l’État devait rester en dehors des relations entre individus prétendument « libres et égaux », ce qui signifiait, au plan économique, ne pas faire obstacle aux libertés d’entreprendre, d’embaucher, comme à la libre circulation des marchandises.
La Convention, allant jusqu’au bout de cette logique, abolissait les corporations, mesure sur-le-champ très mal accueillie, provoquant de violentes réactions chez les artisans et compagnons, très attachés à leurs mutuelles de solidarité. On sait l’épilogue, si lourd de conséquences à terme : la loi Le Chapelier4 frappant d’illégalité (sous peine de mort) grèves et créations d’associations de défense d’intérêts privés. Mais que revendiquaient au juste les « manouvriers » ? Au minimum, que leurs salaires soient ajustés au coût de la vie, aux besoins de l’homme et non aux estimations arbitraires des riches.
On ne pouvait mieux s’y prendre pour favoriser au siècle suivant « le capitalisme sauvage », domination du faible par le fort, au nom d’un pseudo-ordre naturel, avec en prime la bonne conscience bourgeoise d’avoir la loi pour soi. On le vit notamment avec l’impitoyable répression en 1831 de la révolte des canuts de Lyon. Comment s’étonner si, dans l’imaginaire du petit peuple laborieux des villes manufacturières, l’État fait désormais figure d’oppresseur aux côtés de la bourgeoisie d’affaires.
Le moment est venu d’une première mise au point. Le XIXe siècle voit se brouiller, se dégrader l’image du libéralisme « utopique » rêvé par les économistes du siècle des Lumières. En lieu et place du libéralisme et de ses prétendues vertus naturelles, la société industrielle du XIXe siècle développe un modèle étranger à cette représentation, dominé par un capitalisme dur lui prêtant son masque et le défigurant. C’est même en vain que l’on chercherait des points communs. Comprenons que le capitalisme n’est nullement l’aboutissement d’un projet idéologique, d’une « utopie », mais tout simplement la résultante de pratiques socio-économiques : une classe sociale, les capitalistes, contrôle l’économie, généralement de connivence avec le pouvoir, gérant le travail humain au mieux de ses intérêts propres5.
Cette équivoque va avoir la vie dure (comme son corollaire : être antilibéral, c’est être anticapitaliste ou vice-versa) et conforter Marx dont le socialisme, lui aussi « utopique », c’est-à-dire constitué de théories non encore mises à l’épreuve des réalités, va connaître un prestige grandissant.
De Hegel à Marx
Nul philosophe plus que Hegel n’a été dévoré par l’ambition de promouvoir un » système complet » où tout serait dit dans l’organisation du savoir et nul n’est apparu en son temps aussi près du but. Le résultat n’en est pas moins énigmatique et déroutant. Le meilleur pactise avec le pire, quoi d’étonnant que son œuvre se soit prêtée à des lectures partielles ou partiales, des critiques contradictoires, n’ait inspiré des philosophies opposées, en résumé une œuvre aux multiples facettes et faut-il le dire équivoque, heurtant une certaine culture française dans son exigence de clarté et de mesure.
Hegel est typiquement allemand et c’est précisément en cela que réside l’intérêt qui lui est porté ici.
Nous avons d’abord constaté que la plupart des » philosophes » s’intéressant à Hegel négligent ou mésestiment l’attention privilégiée qu’il porte de bonne heure aux problèmes concrets socio-économiques de son temps, lesquels ont exercé une influence décisive sur la genèse de sa pensée.
Aujourd’hui des économistes et des historiens (en particulier Pierre Rosanvallon) n’hésitent pas à voir en lui le pionnier de la philosophie économique et singulièrement le premier à avoir eu une perception claire des défis socio-économiques de la modernité. C’est sur cet aspect assez méconnu que s’ouvre ce modeste essai de mise en perspective d’une œuvre complexe, étrangère à notre culture nationale, nous l’avons ordonné autour de trois axes d’exploration liés au thème général de la liberté humaine.
La perception hégélienne du libéralisme économique
Brillant produit du « Stift », le prestigieux séminaire protestant de Tübingen, le jeune Hegel, peu convaincu de sa vocation de pasteur, s’engage comme précepteur à Berne6. C’est dans cette austère cité helvétique, entre 1793 et 1796, qu’il découvre les économistes écossais, en particulier Smith qui lui révèle sa propre passion pour l’économie. Le voilà gagné à l’idée que les espoirs de réalisation de l’universel comme de la revendication de la liberté politique reposent dans la société de marché et c’est avec enthousiasme qu’il salue l’avènement d’une nouvelle ère fondée sur la médiation généralisée des besoins, du travail et de sa division.
Séduit par le concept de « la main invisible » qu’il traduit en « ruse de la raison », il ne tarde pas à se rendre compte que les bienfaits attendus ne sont pas au rendez-vous et qu’il y a loin du modèle à la réalité :
– le marché, loin d’atténuer les inégalités entre les classes sociales, les accroît, loin de réduire la pauvreté, il l’étend ;
– des déséquilibres tendanciels ou circonstanciels (changements, innovations…) apparaissent, qui ne se résorbent pas spontanément ;
– si la division du travail en accélérant l’enrichissement est globalement bénéfique, à l’inverse elle devient source d’aliénation pour les travailleurs qu’elle asservit étroitement.
En résumé le marché détruit en même temps qu’il construit la société, la livre au jeu de mécanismes aveugles, générateurs de sous-consommation dans les classes défavorisées.
Comment remédier à de tels dysfonctionnements ?
– Imposer aux riches d’entretenir les pauvres est une fausse solution qui revient à les exclure socialement au mépris de leur dignité.
– Faire de l’État le dispensateur, l’organisateur du travail est un retour en arrière vers un archaïque esclavagisme, négateur du travail libre, une renonciation à l’épanouissement de la société civile, selon le « sens de l’histoire ».
Dans les Principes de la philosophie du droit (1821) Hegel admet l’utilité d’un certain interventionnisme de l’État, pour remédier par exemple aux conflits d’intérêts entre producteurs et consommateurs, mais comment pallier tant d’aléas comme ceux d’origine extérieure auxquels sont confrontées de grandes branches d’industrie ? Il est significatif à cet égard de le voir récuser catégoriquement Fichte, promoteur en 1800 de la thèse L’État commercial fermé, seule voie susceptible à ses yeux d’assumer l’égalité économique dans la société.
Or Hegel refuse la fatalité de la pauvreté, de l’exclusion : un peuple, une nation abandonnant à leur sort les plus défavorisés est un monde qui se mutile, un individu qui n’a pas sa place dans la société est un exilé « hors de l’histoire ».
Les effets pervers du marché étant irréductibles, il n’existe à ses yeux qu’une seule issue : les intégrer et les dépasser. N’est-il pas dans la nature des choses que la société civile soit poussée au-delà d’elle-même à s’extérioriser dans la recherche de nouveaux consommateurs et à faire de la « guerre économique » sa propre affaire.
Construite dans le libéralisme sur le refoulement du politique, la société civile, parvenue à un stade avancé, est ainsi ramenée par ce détour au politique mais dans un espace géographique hors du cadre étroit des frontières de souveraineté, par sa propension naturelle à se projeter à l’extérieur en un mot à rayonner (notons incidemment l’admiration vouée par Hegel au modèle économique et culturel de la Grèce antique). Cette approche nous fournit la première occasion de saisir la dialectique hégélienne dans son originalité, que l’on persiste à considérer à tort comme ayant servi de modèle à Marx alors que ce dernier l’a récusée formellement. Cette dialectique ne se conforme pas en effet au modèle didactique usuel (thèse – antithèse – synthèse, termes d’ailleurs absents chez Hegel).
Notre philosophe ne pense pas la contradiction comme le renversement d’une proposition en son contraire : l’inverse n’est chez lui qu’une autre forme du même, l’un annonce toujours le retour de l’autre, va et vient indéfini tant que le moyen terme, l’équilibre au point médian, la réconciliation des extrêmes font défaut.
Le « système » hégélien
On ne peut ici faire l’économie d’un minimum d’explications sur ce qui constitue le cœur de sa philosophie7. Hegel entend au départ affranchir la philosophie de la tentation de faire de la conscience, présence immédiate au réel et à nous-même, l’origine et la référence du savoir. À son commencement, nous dit-il, il y a le langage qui nous assujettit à son ordre, nous fait accéder à l’intelligible. Il est réflexion de la nature en esprit par sa métamorphose en l’idée, mais si l’idée surgit dans la nature c’est qu’à sa source il y a réflexion de l’être en idée. Notre langage et sa logique sont ainsi apparentés au logos absolu qu’ils cherchent à traduire dans notre esprit.
Le propos de la philosophie hégélienne va être de montrer que seul est valide le discours contenant toute la Révélation chrétienne, la « réalité » n’ayant de sens qu’au niveau de l’unité de l’essence8 et de l’existence. Adversaire déclaré de l’athéisme, Hegel a des paroles très dures à l’encontre des philosophes des Lumières dont il désavoue la lutte, au nom du rationalisme, contre la religion, tout en marquant ses propres distances vis-à-vis du mysticisme et du sentimentalisme religieux comme du piétisme. En réalité, l’âme inquiète de Hegel a perdu confiance dans l’Église infidèle à sa mission réconciliatrice : ne reproche-t-il pas à l’Église catholique ses dérives dans l’extériorité et aux Églises réformées d’avoir dilué la foi dans une intériorité subjectiviste, volatilisant ainsi l’unité de l’Église. Or Hegel est tout le contraire d’un réformateur, d’un « nouveau Luther » (comme on l’a parfois inconsidérément qualifié), il entend qu’elle soit mise en situation d’accomplir la mission irremplaçable qui est la sienne car l’homme sans Dieu reste impuissant.
Il appartient dès lors à l’État laïc9, mais non séparé de l’Église considérée comme un corps intermédiaire, d’accomplir dans son ordre propre la logique absolue du christianisme. Certes l’État singulier dans son esprit national n’est pas l’État mondial dans une vision eschatologique, du moins est-il l’étape incontournable. Notons incidemment que Marx dans La question juive soutiendra la même idée que Hegel, de non-séparation de l’Église et de l’État (sous-entendu « l’État bourgeois » actuel) destinés à disparaître en même temps.
Essayons de mieux suivre le philosophe dans sa démarche singulière.
Quelle idée se fait Hegel de l’homme et de son destin en cette période de furie guerrière inaugurant les temps nouveaux ? Il est dans la nature de l’homme, nous dit-il, d’aspirer à ce qu’elle ne peut être pleinement, à un absolu hors de son atteinte rendant sa conscience malheureuse. Cette impuissance congénitale est à la source de sa démesure et de sa violence, seulement tempérées par la peur de la mort qui désarme l’homme, le poussant à la soumission. Cette dialectique du maître et de l’esclave, qui entraîne la lutte entre individus et entre nations, n’offre d’autres issues que le divorce ou la réconciliation. Seule l’intervention historique de l’Incarnation est décisive, accomplissant la pleine rationalité qui est réconciliation de l’homme avec « l’absolu » face à la vanité de ses efforts, tant que Dieu ne vient pas lui-même à lui. L’Incarnation, événement central de l’histoire, tranche ainsi définitivement le problème du sens de l’histoire, et il est étrange, soit dit incidemment, que Hegel soit toujours considéré comme le philosophe par excellence du « sens de l’histoire », lui qui s’est gardé d’en élaborer un quelconque schéma (comme le fera Auguste Comte par exemple).
À ses yeux, l’histoire, à travers ses tensions, ses conflits, est l’éveil progressif de « l’Esprit du Monde » réfléchissant sur ses activités, sa spécificité, s’élevant par degrés vers la conscience de lui-même. Ce rapport de l’homme avec l’Absolu, ou logique de son destin au cœur de son système philosophique, repose sur une conception originale de « l’Absolu » qu’il expose en mobilisant toutes les subtiles ressources de son génie dialectique dans un ouvrage décisif, La Science de la logique (rédigé entre 1812 et 1816 à Nuremberg où il enseigne la philosophie et dirige le Gymnase). Hegel s’y emploie ni plus ni moins à unifier, en un tout cohérent, logique et ontologie fondamentale (traitées en deuxième partie de l’ouvrage) rendant ainsi indistinctes philosophie spéculative et théologie de la Révélation et donc indiscernables philosophes et théologiens, prétendant résoudre par là du même coup le problème philosophique de la Vérité.
Sous le couvert d’une aspiration à l’unité, une telle fusion prive de leurs spécificités deux disciplines d’esprit très différent, nuit à l’universalité de la philosophie (vis-à-vis des autres religions par exemple).
Tirer une histoire sainte, de la foi seule comme l’a fait remarquer le philosophe chrétien Jean Guitton (qui vient de nous quitter) parlant de Hegel, n’est pas l’histoire aux yeux des croyants, qui est une histoire vraie mais surnaturelle.
Une telle attitude nous paraît en préfigurer d’autres, comparables, dénoncées par Bernanos :
- voyant dans l’intégrisme religieux une réaction psychotique à une foi dévitalisée de plus en plus portée à l’intolérance ne fût-ce que pour se rassurer elle-même ;
- ou diagnostiquant : Les totalitarismes prétendent résoudre vos problèmes, en réalité ils les suppriment.
« L’État hégélien »
On a déjà noté l’incidence sur la pensée hégélienne des premiers désenchantements prodigués par son temps : le fiasco des aspirations libérales de la Révolution française, le contre-modèle du nouveau monde économique, l’impuissance de l’Église divisée à endiguer l’athéisme. Une dernière déception le marque et non la moindre : le constat de l’impuissance de l’Allemagne à se construire en État.
Or Hegel ne cache pas son admiration pour Napoléon10. (On ne manquera pas de le lui reprocher.) Ce fils de la Révolution ne met-il pas fin à l’anarchie, à la guerre civile engendrées par une révolution manquée. Ne réconcilie-t-il pas la nation française avec elle-même, ne réhabilite-t-il pas l’Église, mais dans le cadre d’un strict concordat imposé à l’Église de Rome, humiliée en la personne de Pie VII (ce qui probablement n’est pas pour déplaire à un luthérien).
Enfin le génie organisateur de Napoléon, son sens politique de l’universel, son ambition de fédérer l’Europe suscitent son admiration.
Comment l’épopée napoléonienne, qui montre la voie, ne raviverait-elle pas dans une âme allemande le vieux rêve d’unité, symbolisé par le Saint Empire romain germanique (dissous en 1806 par Napoléon) ?
Ce rêve lancinant d’une Allemagne unifiée du nord au sud va désormais conforter sa théorie de l’État perçu comme expression d’une volonté collective, le lieu privilégié de réalisation de l’unité intime de l’universel et de l’individuel car c’est seulement dans les relations internationales que se condense le jeu le plus mobile des passions, des intérêts, des buts, des talents, des vertus, de la violence…
L’État prussien ne pouvait rester indifférent au rayonnement d’un tel philosophe. À peine est-il nommé titulaire de la chaire prestigieuse de Heidelberg que l’Université de Berlin l’appelle en 1817 où, comblé d’honneurs officiels, il acquiert une audience inégalée auprès des étudiants, du monde intellectuel et politique.
En sacralisant de la sorte l’État, en distillant cette nouvelle idolâtrie si contraire à l’humanisme chrétien ou simplement en prônant cette alternative à la pensée libérale Hegel engageait l’âme allemande sur une pente des plus dangereuses, réveillant dans son obscur tréfonds de vieux démons tapis.
Que, hanté par la réalisation de l’unité allemande, il en ait déposé par avance les morceaux épars au pied de la Prusse, seule capable à ses yeux de les souder les uns aux autres, on est prêt à l’admettre, mais qu’un esprit aussi lucide, soucieux d’un monde plus humain, disciple par ailleurs de l’Église, place dans l’État (sous-entendu allemand) toutes ses espérances de l’accomplissement de l’universel dans un avenir indéfini, quel diabolique retournement (dialectique) du denier de l’Évangile à l’effigie de César !
L’hégélianisme, théorisation d’un nouveau messianisme, va désormais présider au destin de l’Allemagne, inspirer en sous-sol (sa philosophie est largement divulguée) sa politique, sa vie sociale et culturelle, en un mot son destin mais aussi par voie de conséquence celui de l’Europe et du monde (A 1).
Dégageons succinctement quelques-uns de ses traits les plus marquants. L’individu en Allemagne s’en remet à l’État, s’identifie, se fonde en lui pour son devenir, son accomplissement. L’État qui lui tient implicitement le langage suivant, très bien résumé par Georges Bernanos :
Laissez-nous juger à votre place du bien et du mal… Donnez-nous votre âme une fois pour toutes…
(À cet égard l’alliance traditionnelle « du trône et de l’autel » dans les États luthériens allemands constitue un terrain propice.) Ce paternalisme, cette sorte de tutorat, exercé par l’État sur l’individu implique un engagement réciproque en sorte que le rôle social de l’État s’inscrit naturellement parmi les devoirs de ce dernier en complément de sa mission éducatrice.
Ce n’est pas par hasard si Lassalle, le premier fondateur du socialisme allemand, sera « hégélien » et nationaliste inconditionnel, bénéficiant de ce fait du fidèle soutien de Bismarck. Après la disparition en 1831 de Hegel, victime du choléra, sa doctrine et ses projets vont entrer dans leur première phase d’accomplissement.
List, animateur de l’Association générale des industriels et commerçants allemands, instigateur du Zollverein (réalisé en 1834), auteur en 1840 de son Système national d’économie politique, tout en restant fidèle à la ligne définie par Hegel, accentue sa distance à l’égard de Smith, dont il conteste les hypothèses cosmopolites d’une représentation du monde étrangère aux réalités présentes, ignorant la nation comme cadre identitaire privilégié : l’économie politique doit admettre le primat absolu de cette dernière et la servir.
Récusant toute vision théorique, List ne voit dans l’économie qu’une praxis, un art n’ayant d’autre ambition que de conserver et améliorer l’état économique de la nation en fonction des circonstances et du contexte géopolitique : le libre-échange ne vaut que si les conditions s’y prêtent, ce qui n’est présentement pas le cas où la suprématie industrielle anglaise n’offre à l’Allemagne d’autre choix que le protectionnisme.
Cette dernière par la suite ne s’écartera jamais de la ligne de subordination étroite de l’économie au politique pour le meilleur comme pour le pire, ainsi lors de l’éviction fatidique en 1937 du docteur Schacht, défenseur malheureux face aux bellicistes nazis d’une « autre politique ».
Marx
La liberté pour quoi faire ?
Lénine
Par un paradoxe étrange et généralement méconnu Adam Smith et sa Richesse des nations, source historique par excellence de la pensée libérale, sont tout autant et même davantage11 à l’origine de l’édification de la pensée marxiste. En effet, Marx ne cache pas sa dette envers Smith, se reconnaît en lui, se réfère à diverses reprises à ses analyses considérées comme « scientifiques », définissant le travail productif comme s’échangeant immédiatement contre le capital. Comment ne souscrirait-il pas à sa dénonciation du parasitisme étatique et social, de tous ceux qui tirent abusivement profit du travail des autres, comment ne ferait-il pas siens des aphorismes tels que : Un particulier s’enrichit à employer une multitude d’ouvriers fabricants, il s’appauvrit à entretenir une multitude de domestiques12.
L’avenir, « la marche de l’histoire » est bien, conformément à la vision de Smith, à l’émancipation de la société civile de la tutelle de l’État dont il met par ailleurs la légitimité en cause du fait de sa collusion avec le « capital ».
Il faut bien voir le peu de considération portée par Marx aux leaders de l’émancipation ouvrière en France. Les idées fouriéristes, les excentricités du « père suprême » Enfantin avaient davantage amusé qu’alarmé la bourgeoisie louis-philipparde. N’y avait-il pas toujours eu des rêveurs de justice sociale (Annexe 2) ! Le réveil sera rude à la révolution de 1848 révélatrice de la puissance du mouvement ouvrier naissant en passe d’internationalisation. Marx ne pactise donc guère avec le socialisme français si teinté de mutualisme, d’individualisme, voire d’anarchisme (seuls les proudhoniens rejoindront son mouvement en 1862) avec ses formulations inadaptées à la condition ouvrière et dépourvues de messianisme. Son flair politique, son tempérament de propagandiste et d’agitateur lui représentent que seule une religion nouvelle est capable de mobiliser les masses. La lutte des classes lui paraissant impensable en dehors d’une représentation nouvelle de la société en marche, Marx construit un vaste système opposant le matérialisme athée aux « superstitions religieuses » d’un autre âge.
Supposant le lecteur instruit de la pensée marxiste, bornons-nous ici à souligner l’athéisme radical qui l’inspire, hors duquel on ne peut comprendre sa confondante prétention de science de l’homme, « d’absolu de l’histoire ». Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’un de ses apologistes les plus notoires, Sartre, ait été inspiré par un sujet tel que « l’être et le néant ». Les religions ne sont aux yeux de Marx (comme à tant de ses contemporains) qu’une aliénation transitoire, un moment de l’histoire. La nature du phénomène religieux, comme manifestation d’une détresse ontologique fondamentale, lui échappe complètement et pour cause : le sentiment intime, la découverte que fait l’homme de son intériorité, d’une altérité irréductible face à ses semblables, n’est à ses yeux qu’une illusion de l’ego. Seule, la société autrement dit l’ensemble des rapports sociaux constitue sa réalité existentielle, à la limite l’homme spirituel n’existe que collectif. Si le marxisme, comme d’autres doctrines totalitaires, opère un retournement complet de l’individualisme, il ne fait en réalité que le transposer au niveau collectif, censé intégrer toutes les potentialités individuelles, pari des plus inconsidérés faisant bon marché du rôle essentiel joué dans la création et le progrès, par la liberté individuelle en action. Un tel changement de niveau sous son altruisme apparent n’arrache d’ailleurs pas l’homme à l’idée que l’individualiste impénitent se fait de sa personne : se prendre pour sa fin dernière.
Parmi les multiples conséquences qu’en tire Marx (l’abolition de tout ce qui favorise l’aliénation de l’homme : la propriété privée, etc.) retenons surtout sa critique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui pose le principe de la liberté de chacun sans nuire à autrui. Ces droits confondent aux yeux de Marx l’émancipation de l’homme avec sa transformation en bourgeois, consécration de la division entre le travailleur et le citoyen. Tenons-nous en à ces quelques remarques suffisamment révélatrices de ce qui nous paraît être la carence fondamentale du marxisme : son anthropologie réductionniste, à la limite déshumanisante, et l’on comprend la perplexité de Camus avouant : Je n’ai jamais très bien compris la liberté chez Marx. (Il est vrai, ajoutait-il, que je l’ai appris dans la misère.)
Conclusion
Hégélianisme, marxisme, telles sont les deux grandes idéologies motrices de l’histoire en marche, léguées à notre siècle par le précédent.
Elles préparent le terrain aux deux entreprises hégémoniques insensées auxquelles vont se livrer concurremment l’Allemagne et l’URSS avec les résultats catastrophiques que l’on sait.
Comme le souligne Bernanos, c’est bien l’Allemagne qui a été au cœur de cette tragédie dont l’Europe pour sa part n’a pas fini de ressentir les séquelles. Mais notre pays ne porte-t-il pas aussi sa part de responsabilité et d’imprévoyance ? C’est ce que nous nous efforcerons de dégager à la suite de Bernanos dans un prochain article. Nous y verrons à quel point les idées dominantes, tant au niveau des opinions que des décideurs politiques (plus ou moins en interaction d’ailleurs) sont la plupart du temps déphasées avec les réalités et nécessités politiques car tel est bien l’un des grands enseignements de l’histoire. Si elle se joue tellement de nos jugements et prévisions c’est peut-être parce que nous ne savons pas la déchiffrer : au lieu d’y plaquer nos modèles ne devrions-nous pas plutôt en tirer des leçons de sagesse et d’humilité sachant qu’on ne la brusque pas impunément, que l’économie est faite pour l’homme et non l’inverse…
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1. La seule allusion à un miracle dans son œuvre romanesque (Sous le soleil de Satan) est le récit de l’échec de l’abbé Donissan exigeant de Dieu le retour à la vie d’un enfant.
2. Dans son livre Free to choose, Milton Friedman (Nobel, 1976), l’un des grands apôtres modernes du libéralisme, on peut lire : Les prix émergent des transactions volontaires entre acheteurs et vendeurs… sont capables de coordonner l’activité de millions de personnes dont chacune ne connaît que son propre intérêt sans qu’il soit nécessaire que les gens se parlent ni qu’ils s’aiment.
3. Approche jugée vite inacceptable par les économistes du XIXe siècle qui auront à cœur de “ rectifier le tir ” et d’approfondir le concept de la valeur.
4. Passant outre à l’hostilité de Robespierre à une telle mesure. Est-il besoin de rappeler que cette loi ne fut rapportée qu’en 1864 pour le droit de grève, 1884 pour le droit syndical et 1901 pour le droit d’association.
5. Qu’il se réclame d’idéologies variées ne change rien à son pragmatisme fondamental : si par exemple Richard Cobden et les manufacturiers de Manchester veulent l’entrée en franchise de droits des céréales étrangères, c’est avant tout pour leur permettre de moins payer leurs ouvriers. Reprocher au capitalisme, comme on le fait souvent, de faillir aux principes du libéralisme, de ne pas réaliser son programme, n’est en conséquence qu’un faux procès ajoutant à la confusion.
6. Et non à Berlin comme on peut le lire dans certains ouvrages.
7. Conseillons par exemple au lecteur intrépide, désireux d’approfondir Hegel sans trop s’y investir, de se reporter au substantiel article que lui consacre l’Encyclopedia Universalis. Relativement clair dans l’ensemble, il n’en requiert pas moins deux ou trois “ lectures ”.
8. Toute la philosophie allemande de Leibniz à Heidegger (Sein und Zeit, “ l’être et le temps ”) reste en quelque sorte suspendue à la quête ontologique, celle de “ l’Être ”.
9. Souvenons-nous ici de l’appui des “ Princes ” dont ont bénéficié Luther et la Réforme en Allemagne du Nord et du Centre. Cette sorte de tutorat va subsister par la suite sans donner lieu à des heurts ou des divergences sérieuses.
10. Il n’est d’ailleurs pas le seul en Allemagne, c’est ainsi que Goethe reste attaché jusqu’à la fin de sa vie à la Légion d’honneur dont l’avait honoré Napoléon. Si la Prusse hait Napoléon qui l’a vaincue et humiliée, il n’en va pas de même pour les États du sud de la Confédération du Rhin, qu’il a su ménager.
11. Tel est le point de vue bien argumenté par Pierre Rosanvallon (déjà cité) dans son ouvrage, Le libéralisme économique, et aussi du philosophe Michel Henry dans son essai Marx, tome II, “ Une philosophie de l’économie ” (Gallimard, 1976).
12. Que de chemin parcouru depuis L’esprit des lois de Montesquieu portant sur le même phénomène un autre regard : Si les riches ne dépensaient pas beaucoup les pauvres mourraient de faim.