Préserver la paix et renforcer la sécurité
À défaut de fixer une ambition politique concernant l’Europe de la défense, le Conseil européen de décembre 2013 a fixé une feuille de route visant à prendre des mesures appropriées à la défense de l’Europe, sur le plan opérationnel, dans le domaine du développement des capacités militaires, et sur l’industrie de défense.
Maintenir les compétences
Conformément au traité, l’Union européenne doit en effet pouvoir disposer des moyens nécessaires afin « de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale » face aux crises et mutations internationales. Sa capacité et celle des États membres à agir en autonomie exigent le maintien et le développement de compétences industrielles.
La situation financière impose un recours accru à la coopération, et les organismes internationaux montent en puissance pour offrir le cadre nécessaire. Les marchés à l’exportation constituent enfin un enjeu majeur pour l’industrie d’armement, qui poursuit sa mutation et sa consolidation pour se regrouper en pôles d’excellence cohérents et compétitifs.
REPÈRES
La Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), née avec le traité de Maastricht (1993), est l’héritière de la Coopération politique européenne (CPE), instaurée par les États membres de la Communauté économique européenne dans les années 1970.
Les traités d’Amsterdam (1999) et de Nice (2003) ont renforcé la PESC et l’ont complétée par le développement d’une Politique européenne de sécurité et de défense (PESD).
Le traité de Lisbonne (2009) dote enfin l’Union européenne des organes de fonctionnement nécessaires pour conduire son action.
Prescripteurs et clients
La Base industrielle et technologique de défense (BITD) répond avant tout à un impératif de souveraineté, ce qui en fait un secteur spécifique. Les prescripteurs et les clients des biens de défense sont exclusivement les États.
L’exportation représente un enjeu majeur pour l’industrie d’armement.
L’exportation représente un enjeu majeur pour l’industrie d’armement
Ces équipements nécessitent des efforts soutenus et lourds en matière de recherche et développement, pour des séries modestes, et doivent être entretenus pendant plusieurs décennies, malgré les problèmes d’obsolescence.
L’effort financier à consentir, hors de portée des seuls industriels, échappe donc aux notions habituelles de rentabilité et dépend très largement de l’investissement public.
Les États sont également régulateurs des marchés, dont ils fixent les règles (achats, contrôle des exportations, contrôle des activités stratégiques des entreprises, etc.). L’accès des États clients à ces équipements dépend accessoirement du bon vouloir des États producteurs. Les États peuvent enfin être actionnaires.
Des politiques nationales à une politique européenne
L’implication des États est très variable selon leurs ambitions.
Les États-Unis ont une autonomie totale, reposant sur une industrie nationale couvrant avec certaines redondances tout le spectre des besoins, et un marché domestique protégé.
La France a fondé sa politique d’indépendance sur une industrie lui garantissant l’accès aux capacités et aux technologies les plus stratégiques.
L’apanage des riches
Avec un chiffre d’affaires mondial de l’ordre de 320 milliards d’euros, le poids de l’industrie de défense est considérable, par la diversité du tissu industriel concerné, par les emplois créés et par l’innovation technologique générée.
Les principaux producteurs d’armement restent l’apanage des pays riches : 44 sociétés du Top 100 sont américaines et réalisent 60% du chiffre d’affaires ; les 29 entreprises européennes y figurant représentent 30% du chiffre d’affaires et sont basées dans neuf pays.
Le Royaume-Uni partage le même niveau d’ambition, en s’appuyant sur un partenariat privilégié avec les États-Unis.
L’Allemagne conçoit sa défense de façon totalement intégrée au sein de l’OTAN, et n’a pas de volonté d’indépendance ; l’industrie d’armement y est surtout considérée comme un secteur économique de hautes technologies.
L’Italie et l’Espagne n’ont pas non plus de politique de souveraineté exacerbée ; elles pratiquent un équilibre entre les deux côtés de l’Atlantique, en veillant à préserver leurs actifs industriels de défense.
La plupart, enfin, n’ont aucune prétention, voire pas ou peu d’industrie de défense. L’ouverture européenne devrait s’imposer comme une évidence face à la crise, mais cette diversité d’approches des pays européens ne permet pas de trouver un accord sur une ambition stratégique partagée.
Pire, la pression budgétaire, doublée de l’euroscepticisme des opinions publiques, entraîne un risque de repli national s’exprimant par des exigences de juste retour.
Un secteur en pleine mutation
Le nouveau contexte géostratégique a ouvert de nouveaux marchés aux entreprises d’armement et bouleversé les hiérarchies établies. Les grands groupes se concentrent sur les activités d’intégration de systèmes de plus en plus complexes, et les technologies se retrouvent dans l’escarcelle des équipementiers et des petites et moyennes entreprises.
Défense et sécurité offrent à l’industrie un spectre nouveau d’activité
Le recours aux technologies duales et aux composants sur étagères est privilégié pour contenir le coût global de possession et mutualiser les coûts de R&D. La technologie reste cependant au coeur du développement des systèmes d’armes, dont elle garantit la supériorité face à toute menace potentielle. C’est donc un vecteur essentiel d’autonomie, qu’il serait dangereux de sous-traiter en dehors de l’Europe.
Soutenir l’innovation technologie impose que les PME (petites et moyennes entreprises) et ETI (entreprises de taille intermédiaire), qui en sont le creuset, soient d’une part nourries par des budgets de R&D appropriés, et d’autre part protégées d’éventuels pillages.
Une situation contrastée
L’industrie de défense européenne représente 670 000 emplois directs, un chiffre d’affaires de 100 milliards d’euros et couvre tous les secteurs. Si sa consolidation est déjà avancée dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de l’électronique, elle reste fragmentée dans les domaines naval et terrestre.
Cette situation contrastée ne confère pas à l’industrie de l’armement européenne, à quelques exceptions près, une taille équivalente à celle des grands groupes américains. Elle ne lui permet pas de profiter pleinement des synergies et conduit les industriels à se livrer une vive concurrence à l’export.
Le marché de l’armement ne connaît pas la crise
Dans un monde qui reste « crisogène » et malgré une économie mondiale moribonde, les besoins de sécurité sont en croissance pour atteindre 1 400 milliards d’euros en 2012. L’industrie de défense américaine peut encore compter sur un budget d’investissement du Pentagone, de 160 milliards d’euros, alors que celui de l’ensemble des pays européens stagne autour de 40 milliards d’euros et que celui du reste du monde est d’environ 60 milliards d’euros.
Favoriser l’émergence d’une offre européenne unique à l’exportation
Dans un contexte d’austérité en Occident, les États-Unis restent le plus important marché militaire de la planète, mais il est pour l’essentiel fermé et contraignant ; les moteurs de la croissance se déplacent donc vers l’Asie, le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud. Les marchés internationaux deviennent donc un enjeu crucial très disputé mais largement dominé par les États-Unis, qui assouplissent les contraintes d’exportation pesant sur les firmes militaires américaines, alors que les industriels européens se livrent entre eux à une compétition féroce.
Dans ce contexte, le développement de programmes en coopération favorise l’émergence d’une offre européenne unique à l’exportation.
Commandes publiques et partenariats
Les commandes publiques restent le meilleur vecteur de consolidation de l’industrie de défense. Encore faut-il que les États européens aient la volonté et les moyens de lancer des programmes structurants en coopération. Même s’ils n’ont pas attendu la crise pour réaliser de beaux succès en coopération, ils sont de plus en plus contraints de coordonner, voire de mutualiser leurs besoins et les capacités de leurs industriels, au prix d’abandons de souveraineté et d’une interdépendance accrue.
Une harmonisation
L’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR), créée en janvier 2001, rassemble aujourd’hui la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et la Belgique. Sa vocation est de gérer sur tout leur cycle de vie les programmes d’armement en coopération qui lui sont confiés par les États.
La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Suède ont enfin constitué en 2000 un club des États européens producteurs, dit LoI (Letter of Intend), en vue de faciliter les restructurations de l’industrie européenne de défense par une harmonisation accrue de leurs priorités et réglementations.
De leur côté, les industriels ont depuis longtemps multiplié les coopérations et les partenariats sous toutes leurs formes (joint-ventures, groupements d’intérêts économiques, participations croisées aux capitaux des entreprises, etc.) pour adapter leurs catalogues et organisations aux mutations du marché.
Faute de politiques coordonnées, ces actions sont restées essentiellement opportunistes, sans réellement faire émerger une cohérence industrielle européenne.
Constatant l’incapacité des États à organiser le marché européen par la demande, la Commission européenne poursuit avec constance l’objectif de façonner un tissu industriel harmonieux fondé sur des pôles d’excellence cohérents et compétitifs, par la réglementation et les instruments communautaires. Deux directives concernant la passation des marchés publics et les transferts intracommunautaires des produits sensibles ont ainsi été adoptées en 2009.
La Commission a en outre élaboré des politiques industrielles et des programmes de recherche et d’innovation spécifiques, et mis en place des instruments dans les domaines de la sécurité et de l’espace.
La communication de juillet 2013, intitulée Vers un secteur de la défense et de la sécurité plus compétitif et plus efficace, propose de consolider ces acquis et outils et de les étendre au secteur de la défense pour tirer parti des synergies entre défense et sécurité, ainsi qu’entre les sphères civile et militaire.
La démarche n’est pour autant pas aisément transposable au secteur spécifique de la défense. Par ailleurs, il reste parmi les États une aversion marquée à tout élargissement des compétences de la Commission dans un domaine traditionnellement intergouvernemental.
Le cadre institutionnel
La réalité des programmes d’armement conduit à se limiter à des coopérations restreintes à quelques partenaires. Le traité de Lisbonne ouvre aux États membres qui le souhaitent la possibilité d’établir une coopération structurée permanente dans le domaine de la défense, et ainsi de renforcer les capacités et les moyens militaires à disposition de l’Union européenne.
L’Agence européenne de défense a donc été créée en 2004 pour « soutenir les États membres et le Conseil dans leurs efforts pour améliorer les capacités de défense européennes dans le domaine de la gestion de crise et pour soutenir la sécurité européenne et la politique de défense ». Son rôle est d’inciter les États à coordonner leurs politiques d’acquisition et à renforcer la synergie de leurs projets capacitaires.
L’A400M, un miraculé ?
Sa naissance a été difficile et lui a valu de cumuler tous les écueils possibles pendant ses dix années de gestation : besoin opérationnel ambitieux et difficile à stabiliser à sept, multiplications des ruptures technologiques motivées par cette rare opportunité d’un programme européen d’avion de transport stratégique, etc. Tout cela a conduit à développer pour 26 milliards d’euros un bijou technologique en passant tout près de l’annulation du programme en 2009. Et pourtant, il vole ! Dix ans après son lancement par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Belgique, le Luxembourg et la Turquie, l’Atlas est entré en service en septembre 2013 dans l’armée de l’air française ; il a été commandé à 174 exemplaires par huit clients.
Rompre avec les habitudes
Dans ce dernier bastion des souverainetés nationales qu’est la défense, la nécessaire élaboration d’une stratégie européenne ne peut se faire qu’au prix d’une rupture avec les habitudes, à l’instar de la monnaie unique il y a quelques années.
Établir à l’échelle européenne les conditions d’un partenariat durable
À défaut, les États laissent la seule logique économique prendre le pas sur leurs intérêts supérieurs, au risque de voir leurs capacités clés durablement affectées. Il convient donc de s’assurer que la décrue budgétaire ne se double pas d’un déficit sécuritaire.
Les industriels ont bien compris que la situation ne permet plus aux États de maintenir à tout prix l’ensemble des compétences. Ils attendent en revanche une visibilité à moyen terme sur les capacités que les États, collectivement et individuellement, souhaitent maintenir, à charge pour eux de s’organiser pour apporter les réponses.
Sans sombrer dans l’utopie d’un Livre blanc européen sur la défense, ou d’une armée européenne intégrée, il faut donc que les États, qui sont bien plus que de simples clients, et les industriels, qui sont bien plus que de simples fournisseurs, établissent à l’échelle européenne les conditions d’un partenariat durable créant cette visibilité mutuelle, et que celui-ci fasse l’objet d’un minimum d’engagements réciproques.
La coopération, mal nécessaire
La plupart des vingt-quatre grands programmes dans lesquels la France est engagée ont été lancés il y a dix ou vingt ans, alors que la pression financière était moindre, et rentrent aujourd’hui en service dans un contexte d’austérité. La coopération est très active avec des partenaires identifiés (Royaume-Uni, Italie, Allemagne principalement) et dans certains domaines : aéronautique (missiles Scalp, Aster, Météor, ANL ; hélicoptères Tigre et NH90 ; avion de transport A400M); spatial (satellites d’observation Hélios et Musis) ; naval (frégates multimissions et Horizon, chasseurs de mines) ; terrestre (radar de contrebatterie Cobra, MLRS). En revanche, elle a échoué pour les avions de combat, les drones et les véhicules terrestres. Elle n’est pas d’actualité dans celui de la dissuasion nucléaire. Les conditions du succès sont un choix de partenaires restreint, pragmatique et opportuniste ; la convergence d’une volonté politique forte se traduisant par l’affectation des moyens nécessaires ; une harmonisation opérationnelle réelle ; une intégration industrielle poussée.