Préserver nos valeurs et porter une vision face à la crise
Les périodes de crise font passer au premier plan les mesures de sauvegarde et portent le risque d’un oubli des valeurs fondamentales des communautés humaines. Fabienne Keller, ancienne maire de Strasbourg, ancienne sénatrice du Bas-Rhin, est depuis 2019 députée européenne, au sein du groupe Renew Europe. Elle présente ses propositions sur cette question au niveau européen.
La crise de la Covid-19 a bousculé nos repères et nos certitudes. Elle a bousculé le fonctionnement habituel de nos sociétés et le quotidien des citoyens, qui font face à de nouvelles contraintes. Les gouvernements ont dû prendre des mesures importantes et rapides sur les plans institutionnel et économique pour répondre à cette situation inédite. L’Europe elle-même a dû réagir rapidement et faire face à des désaccords entre les États membres dans la gestion de la crise. En effet, pendant la crise sanitaire, plusieurs gouvernements de l’Union européenne (UE) ont commis des violations inacceptables de l’État de droit. Plus que jamais, il paraît vital pour l’Union européenne de faire respecter ses principes fondateurs, de fixer de nouvelles règles communes et de tendre vers plus de solidarité.
« Plus que jamais,
il paraît vital pour l’Union européenne
de faire respecter ses principes fondateurs. »
L’Union européenne a été présente et prête à réagir rapidement pour venir en aide aux États et aux populations les plus touchées. Les institutions européennes ont continué à fonctionner le mieux possible tout au long du confinement. Nous entrons à présent dans une nouvelle période, pendant laquelle nous devrons apprendre à vivre avec le virus tout en relançant l’économie, en préservant l’emploi, les dispositifs de formation et les relations sociales. Le Conseil des chefs d’État européens a trouvé un accord fin juillet sur un plan de relance historique de 750 milliards d’euros ; ce plan vise à aider les États membres les plus touchés et à investir en commun pour relancer durablement l’économie européenne.
Une nouvelle phase de négociation s’ouvre : en plus du plan de relance, l’UE doit voter son budget pluriannuel pour la période 2021–2027. Le Parlement européen a, à plusieurs reprises, affirmé sa position en faveur de nouvelles ressources propres, pour éviter de demander aux États déjà durement touchés de contribuer davantage, et en faveur d’un budget plus volontariste. Nous proposons que le plan de relance et le budget pluriannuel soient conditionnés : à la protection de l’environnement et au respect du Green Deal ; au respect de l’État de droit et à la défense des droits fondamentaux.
Préserver nos valeurs et nos principes
La construction européenne, telle que voulue par les pères fondateurs, s’appuie sur le respect des Droits de l’homme, des libertés et de la démocratie. Des valeurs inscrites à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, dans le cadre du traité de Lisbonne en 2007. À partir de cette date, la Charte européenne des droits fondamentaux a été adossée aux traités, acquérant ainsi une force contraignante. Selon la Charte : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. »
En ratifiant le traité de Lisbonne, chaque État a adhéré à la « communauté de valeurs » de l’Union européenne et s’est engagé à la respecter. Pour que cela soit effectivement le cas, l’article 7 du Traité crée un outil pour suspendre les droits d’un État membre qui ne respecterait pas ces valeurs de l’Union européenne. Or aujourd’hui nous constatons des violations graves et récurrentes des valeurs fondamentales de l’Union. La crise de la Covid-19 a accentué les pressions exercées par les populistes sur l’État de droit. Des leaders politiques ont profité de la situation sanitaire pour s’arroger des pouvoirs disproportionnés et illimités dans le temps.
« En ratifiant le traité de Lisbonne,
chaque État a adhéré à la « communauté de valeurs »
de l’Union européenne. »
En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán a fait adopter une loi d’exception invraisemblable, lui conférant les pleins pouvoirs pour une période indéfinie. Une loi qui lui permettait de décider lui-même du moment opportun pour lever ces pouvoirs extraordinaires. Si cette loi a été levée fin mai, elle a fait apparaître une certitude : aucun dirigeant ne devrait avoir la possibilité de concentrer autant de pouvoirs. Or une loi a depuis lors été votée en Hongrie afin de lui permettre de se réapproprier les pleins pouvoirs si la situation sanitaire l’exigeait.
En Pologne, le chef de la majorité ultraconservatrice PiS a tenté un coup de force au parlement pour maintenir l’élection présidentielle en mai, en proposant de généraliser le vote par correspondance. Une proposition finalement rejetée après plusieurs semaines de protestations. Ce n’était pas la première fois, ces faits récents s’ajoutent aux nombreuses violations de l’État de droit en Hongrie et Pologne ces dernières années. Des « procédures article 7 » sont en cours à l’encontre de chacun de ces deux pays depuis 2017, notamment pour des entraves graves à l’indépendance de la justice et à la liberté des médias. Mais aucune n’a permis à ce jour d’inquiéter sérieusement les dirigeants responsables.
Introduire dans le plan de relance une conditionnalité effective sur le respect de l’État de droit
Avec mon groupe au Parlement européen, nous défendons l’introduction d’une conditionnalité effective sur le budget européen et le plan de relance de l’UE, pour le respect de l’État de droit. En cas de non-respect des valeurs fondamentales, le versement des fonds européens aux gouvernements concernés serait suspendu et la Commission européenne reprendrait la gestion des fonds pour les allouer directement aux bénéficiaires finaux. C’est-à-dire les PME et entreprises, les autorités locales, les associations, les chercheurs ou les étudiants. Il s’agirait d’un retour au mode de gestion des fonds européens durant le processus de préadhésion à l’Union européenne, prévu justement quand les structures de l’État de droit ne sont pas encore pleinement effectives. Ce nouveau levier financier pourrait être un outil puissant pour assurer le respect des valeurs fondamentales de l’Union européenne.
“Le Parlement européen a démontré
une grande capacité à s’adapter.”
Le 27 mai dernier, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a rappelé son souhait de conditionner le futur budget européen 2021–2027 et le plan de relance au respect de l’État de droit. La présidence allemande du Conseil de l’UE a affirmé sa volonté de faire avancer ce point dans les négociations en cours. Prenant ainsi en compte la volonté du Parlement européen de défendre concrètement nos valeurs fondamentales, de sortir ensemble de cette crise par le haut, d’anticiper les crises à venir et de renforcer le projet européen.
Porter une ambition européenne, en dépit du Brexit
Tout cela ne serait pas possible si les institutions européennes n’avaient pas trouvé le moyen de continuer à travailler. Malgré le confinement et les restrictions de déplacement qui l’accompagnaient, les travaux des institutions se sont poursuivis. Au Parlement européen le travail législatif s’est maintenu à 90 %, il a rapidement été possible de travailler à distance par visioconférence et avec des traducteurs. Une première pour une institution supranationale. Cela démontre, contrairement aux idées reçues, une grande capacité à s’adapter et une volonté affirmée de poursuivre le travail au service des citoyens européens.
Le Parlement a joué son rôle, en examinant rapidement les textes proposés par la Commission, pour répondre à l’urgence et aider notamment le personnel hospitalier. En amont de la proposition franco-allemande puis celle de la Commission européenne en mai dernier, le Parlement a adopté à une large majorité une résolution soutenant le principe d’un plan de relance ambitieux, pour soutenir l’emploi et les États membres les plus touchés par la pandémie.
« Le Parlement a adopté à une large majorité
une résolution soutenant le principe
d’un plan de relance ambitieux. »
Résultat d’une décision souveraine du peuple britannique, le Brexit a été effectif le 31 janvier pour une mise en œuvre le 31 décembre 2020. Le départ de nos collègues britanniques du Parlement européen fut douloureux mais n’a pas modifié fortement la coalition centrale : Parti populaire européen (PPE), Sociaux-Démocrates (S&D), Verts et Renew Europe, dont l’accord est nécessaire pour dégager une majorité claire sur les textes et les orientations. La volonté de ces quatre principaux groupes de travailler ensemble dans l’intérêt de l’Europe a compensé cette absence et a permis d’établir un nouvel équilibre politique. Jamais auparavant un pays n’avait quitté l’Union. C’était une première et un saut politique dans l’inconnu.
Ce premier déclenchement de l’article 50 du traité de Lisbonne posait la question de la sortie éventuelle d’autres États membres, parfois réticents aux contraintes imposées par l’Union européenne. Ainsi, après le Brexit, nous avons vu un certain nombre d’acteurs politiques tenter de surfer sur cette vague anti-européenne. Mais force est de constater que cette tendance ne prend pas. Les élections européennes de 2019 ont bien mobilisé (le Royaume-Uni compris), avec un taux de participation passant de 42,6 % à 51,0 %, un record depuis 1994. On ne peut toutefois pas nier que le départ des Britanniques ait eu un impact au sein de l’Union et on peut difficilement prévoir avec exactitude ce qui se passera en janvier prochain lorsque leur sortie sera effective.
Dégager des consensus
On notera que le fonctionnement du Parlement européen est très différent de celui du Parlement français. C’est la discussion et les compromis qui permettent, sur chaque texte, de dégager une majorité et d’avancer. Le principe de codécision prévu par les Traités dans de nombreux domaines entraîne de nombreuses négociations appelées trilogues, entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen. C’est un processus complexe, parfois long, qu’impose le respect des Traités et des compétences de chaque institution. Il permet de dégager des consensus dans le respect des États membres. À son échelle, le Parlement européen démontre une Europe résolument démocratique et résiliente. Une Europe qui a su s’adapter et qui encore aujourd’hui donne raison à l’adage de Jean Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. »
L’Union européenne est une extraordinaire construction. Elle progresse beaucoup dans ces temps de crise, même si elle doit toujours faire face à de nombreux défis. Vivant au cœur du Parlement européen, je veux témoigner de la richesse des échanges et des expériences des États membres ; de la force de notre volonté commune de valoriser le meilleur de notre espace de vie partagé. Mais le respect de l’État de droit et des Droits de l’homme ne peut être négocié, il est le ciment et le cœur de notre projet européen.
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