Prévenir, adapter… et souffrir (Entretien avec Jean-Pascal van Ypersele)
Le changement climatique est en cours. Tout le monde est conscient qu’il est causé aux trois quarts par les pays industrialisés. Il est logique que ce soit eux qui financent. Il faudra faire face à trois problèmes, la prévention, l’adaptation et la souffrance.
Passionné d’astronomie dès l’âge de douze ans, physicien belge, Jean-Pascal van Ypersele prend rapidement part au travail collectif de promotion des enjeux climatiques sur les scènes diplomatiques. Il nous fait part de sa vision de l’expertise scientifique et des négociations climatiques
J’ai commencé à étudier la physique à l’université de Louvain, puis je me suis intéressé à d’autres aspects liés au développement et à l’environnement. Quand j’ai commencé à l’université de Louvain, c’était en 1975–1976, donc trois ou quatre ans après le rapport du club de Rome et quelques années après la conférence de Stockholm de 1972.
Le virus de la négociation
» J’avais déjà pris part en 1979, alors que j’étais encore étudiant, à la première conférence mondiale sur le climat à Genève, mais c’est vraiment en 1992 que j’ai attrapé le virus de la négociation sur le climat. Ensuite, j’ai continué à travailler pour ce conseil consultatif belge – devenu le Conseil fédéral du développement durable – dont je préside le groupe énergie et climat. J’ai donc, depuis quinze ans, pris l’habitude de faire collaborer des acteurs dont les intérêts sont très différents sur ces questions : les producteurs d’acier et de ciment, d’électricité, les trois grands syndicats, des scientifiques, etc.
Un » scientifique du climat »
Petit à petit, je me suis spécialisé, sous la houlette d’André Berger, dans la modélisation du climat qui commençait à se développer ici.
Les physiciens aiment bien résoudre des problèmes que d’autres ont du mal à résoudre
J’ai fait en 1980 un mémoire de licence en physique sur l’effet du CO2 sur le climat avec des modèles simples et après, j’ai travaillé sur des modèles à deux dimensions, puis je suis parti faire ma thèse de doctorat sur la modélisation des effets de la concentration de CO2 sur de la glace de mer et l’océan Antarctique au National Center for Atmospheric Research, une des grandes Mecque de la recherche en climatologie dans le monde, et donc de 1984 à 1986, j’étais là-bas. De retour en Belgique, je me suis concentré sur la protection du climat et la résolution des problèmes d’environnement globaux. J’ai eu la chance de participer à un comité d’avis qui, en Belgique, aidait les partenaires sociaux et la société civile à préparer la conférence de Rio. Donc entre 1990 et 1992, je me suis retrouvé à participer à la rédaction du chapitre climat de ce conseil consultatif. Cela m’a permis de participer à la conférence de Rio en juin 1992. J’ai également travaillé sur de nombreux programmes de recherche financés par la politique scientifique fédérale. Celle-ci m’a demandé si ça m’intéressait de participer à la réunion plénière du GIEC à Madrid en décembre 1995. C’était la réunion finale d’approbation du second rapport, celui où a été finalisée cette phrase sur » l’influence perceptible des activités humaines sur le climat « . Cette phrase a joué un rôle important parce que c’était la première fois qu’on écrivait noir sur blanc que les changements climatiques n’étaient plus seulement quelque chose qui sortait des modèles et qui étaient des projections invérifiables, mais qu’un faisceau d’éléments suggère que les activités humaines ont déjà exercé une influence perceptible sur le climat global.
Le climat lui-même est affecté
Système climatique et climat
Le » système climatique « , c’est l’atmosphère, l’océan, la cryosphère, la biosphère, tout ce qui interagit avec l’atmosphère pour produire le climat. Le climat c’est l’état moyen et donc les états statistiques supérieurs, donc la moyenne, la variance, de ce système climatique. Avoir eu une influence sur le système climatique, c’est quelque chose que l’on peut dire à partir du moment où l’on a modifié n’importe quoi dans le système climatique. Dire qu’on a changé le climat, c’est tout à fait autre chose puisque c’est l’état moyen. Si on agit sur une moyenne, il faut que l’influence ait déjà été exercée sur le long terme.
Mais, bien que parachuté un peu au dernier moment au sein de cette réunion, j’ai pu, après observation, jouer un rôle qui a consisté à empêcher l’Arabie Saoudite de bloquer le processus sous prétexte qu’il n’y avait plus de traduction simultanée. D’autre part, je suis parvenu à faire retirer le mot » système » à la fin de cette phrase, à quelques instants de la fin de la réunion, vers cinq heures du matin. Or, tout cela était important pour aider à se faire le protocole de Kyoto, qui était en négociation à ce moment-là, puisque c’était la première fois qu’on soulignait que les gaz à effet de serre (GES) avaient déjà modifié le climat. Le fait d’enlever le mot » système » à la fin changeait toute la signification de la phrase. Modifier le système climatique, ça peut aussi bien vouloir dire modifier simplement la composition de l’atmosphère, ce qui est assez banal en somme, car en fait, c’est le climat lui-même qui est affecté.
La fondation de tous les accords
Une influence perceptible des activités humaines sur le climat, Madrid, 1995
J’avais participé à la conférence de Berlin au début de 1995 et aux réunions qui ont précédé cette première conférence des parties. Et c’est là que, sous l’égide d’Angela Merkel alors ministre de l’Écologie, le mandat pour Kyoto a été décidé. Donc oui, quelques mois plus tard à Madrid, j’étais déjà imprégné de ce qui se préparait. Et dans la mesure où des doutes étaient encore très présents sur l’origine réellement humaine des changements climatiques, si la responsabilité humaine dans les changements climatiques futurs n’était pas bien comprise, ça allait être très difficile de motiver qui que ce soit, des citoyens ou des décideurs, à faire des efforts pour réduire les émissions de GES. C’était vraiment la fondation de tous les accords suivants. Et si aujourd’hui on envisage d’aller bien plus loin que Kyoto, c’est que le diagnostic est beaucoup plus solide qu’il y a dix ans. Et aussi parce que les gens ont commencé à se rendre compte eux-mêmes que le climat avait changé et que ce n’était pas quelque chose de lointain dans le futur.
Peu de choses sont impossibles
J’ai toujours aimé la résolution des problèmes apparemment difficiles à résoudre. C’est probablement quelque chose que ma formation de physicien m’a apportée ; les physiciens aiment bien, comme les ingénieurs, résoudre des problèmes que d’autres ont du mal à résoudre. Pour moi, il n’y a pas de fatalité, peu de choses sont impossibles tant que l’on n’a pas vraiment démontré que ce n’était pas possible. Et donc des problèmes très difficiles, y compris des problèmes humains de faire se mettre d’accord, dans un intérêt commun à tous, des gens qui ont des points de vue très différents, ça me motive. ça m’amuse beaucoup de faire aboutir à un accord qui au final satisfait à peu près tout le monde, alors qu’au départ les positions sont très différentes.
Les compétences du négociateur
Il faut d’abord avoir un intérêt assez vif pour un maximum de dimensions du problème qui est posé. Or le problème est évidemment bien plus qu’un simple problème de climatologie : il est politique, économique, il touche aux comportements, etc. Le fait que je sois physicien, que je travaille depuis longtemps avec des économistes, que ma femme soit sociologue et travaille sur les comportements écologiques, m’ouvre à ces différentes dimensions. Il faut aussi comprendre les différentes opinions des différents acteurs. Il faut, quand on préside une négociation, parvenir à se mettre à la place des parties en présence. C’est très important de bien cerner ce qu’il y a derrière les avis exprimés. Parce qu’en fait les gens expriment rarement ce qui motive leurs prises de position. Si on veut avancer dans une négociation, il faut, à défaut de réussir à leur faire dire, comprendre la réalité de leurs intérêts. Cela permet alors de trouver des intérêts communs à tous les acteurs autour de la table.
Arbitrage ou défense d’intérêts
J’ai appris à pouvoir changer de casquette facilement et à bien savoir quelle casquette je porte à un moment donné. Donc je peux prendre des positions par exemple au nom de la Belgique dans une instance internationale, ou au nom de l’Union européenne. Cela implique de mettre de côté ses propres convictions, au profit de ce qui a été décidé collectivement. Mais j’essaie au maximum d’être dans un rôle de président, au-dessus de la mêlée.
Pouvoir parler à tout le monde
J’essaie de ne pas être trop militant dans un sens ou dans l’autre. Surtout que, depuis 2002, je suis membre du bureau du GIEC. Je m’appuie le plus possible sur des références scientifiques, pour guider la réflexion sur ces sujets-là. Mais c’est vrai que ce n’est pas toujours facile puisque le problème n’est pas que scientifique. Il y a bien souvent des valeurs sous-jacentes, et qui ne sont pas toujours les mêmes pour les personnes auxquelles je parle, et pour moi. Donc c’est parfois difficile effectivement de concilier les différents rôles. On m’a plusieurs fois demandé de me présenter à des élections belges, plusieurs partis m’ont demandé ça, mais j’ai toujours refusé, même d’être membre du moindre parti, ce qui me donne la possibilité de parler à tout le monde, des banquiers comme des militants d’extrême gauche.
Et les questions énergétiques ?
Depuis mes prises de positions publiques sur le nucléaire, je suis très sollicité sur cet aspect. J’ai réagi dans Le Monde et un journal belge aux propos de James Lovelock qui explique que le nucléaire est la solution magique au problème climatique. Cela m’a choqué. Mais je m’exprime sur tout ça avec beaucoup de prudence. Je pense néanmoins que la manière dont certains économistes et ingénieurs font leurs scénarios sur l’avenir énergétique de la Belgique ne peut qu’aboutir aux conclusions qui ont justifié ces scénarios, à savoir montrer que sortir du nucléaire coûterait très cher et risquerait d’empêcher qu’on ne protège le climat. Sur ces questions assez polémiques, j’essaie de rester dans le domaine des problèmes que je connais, et quand je dis quelque chose, j’ai bien pris mes renseignements, y compris consulté des collègues plus compétents sur des aspects techniques ou économiques, et qui souvent confirment mes intuitions.
S’adapter aux changements climatiques
La question de l’adaptation aux changements climatiques est longtemps restée marginale dans les débats. La crainte était que si on admettait qu’il fallait travailler sur l’adaptation et dépenser de l’argent pour ça, et bien ça serait de l’énergie et de l’impulsion en moins pour la prévention.
L’adaptation aux changements climatiques est une question longtemps restée marginale
Il me semble que le problème est beaucoup moins compliqué aujourd’hui qu’il y a dix ans. Il y a dix ans, les impacts des changements climatiques n’étaient pas encore visibles et perceptibles pour tout le monde, tandis qu’aujourd’hui, il y a eu la vague de chaleur de l’été 2003, il y a eu Katrina, et une série d’autres événements extrêmes, dont bien sûr le lien causal exact avec le changement climatique reste en débat. Mais, dans la mesure où les changements climatiques ont commencé à montrer leurs effets, dire qu’il ne faut pas faire d’adaptation n’a plus de sens, puisque l’adaptation, on la fait. À partir du moment où on dit qu’il faut hydrater les personnes âgées en France, c’est un exemple caricatural d’adaptation, mais qui montre qu’on en fait. Aujourd’hui, le débat est non plus sur » est-ce qu’il faut de l’adaptation ? » mais sur la part respective des efforts à consacrer à l’adaptation et à la prévention. C’est aussi et surtout la question du financement des politiques d’adaptation dans les pays en développement. Parce qu’à partir du moment où un changement climatique est en cours et que tout le monde est conscient qu’il est causé aux trois quarts par les pays industrialisés, et que l’adaptation doit se faire pour l’essentiel dans les pays en développement, il est logique que ce soit les pays à l’origine du problème qui financent, selon le principe, un peu délaissé sur ce point, du » pollueur-payeur « .
Comment intégrer cette dimension du problème climatique dans les décisions politiques ?
C’est la question du mixte. Comme le dit John Holdren, il y a un mélange de trois choses auxquelles on va devoir faire face : la prévention, l’adaptation et la souffrance. Et plus on fait de la prévention, moins on aura à faire d’adaptation et moins on souffrira. Mais un mélange des trois aura de toute façon lieu.