Prévenir la radicalisation
Observateur des parcours de radicalisation des jeunes nés en France et de la maîtrise de la communication de Daesh, Jean-Marie Petitclerc pense que la capacité de nos écoles n’est pas à la hauteur pour faire de la prévention et ne remplit pas les missions premières : enseigner les fondamentaux, développer l’esprit critique, et apprendre le vivre ensemble.
Lorsque nous voyons des jeunes nés en France, ayant suivi toute leur scolarité dans notre pays, dont les parents sont, pour la plupart, parfaitement intégrés à la société française, répondre aux sirènes de Daesh et partir faire le djihad dans les pays du Moyen-Orient ou bien fomenter des attentats terroristes sur notre sol, nous ne pouvons que nous sentir fortement interpellés !
Comment expliquer ce phénomène que l’on qualifie de radicalisation ? Vouloir comprendre ne signifie pas vouloir excuser.
« Vouloir comprendre ne signifie pas vouloir excuser »
Et je ne peux qu’être en désaccord avec cette parole prononcée par Manuel Valls lors de la commémoration de l’attaque de l’hyper casher de la porte de Vincennes : « Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ! »
Se donner les moyens de comprendre s’avère en effet indispensable si l’on veut tenter d’apporter une réponse en termes de prévention.
RADICALISATION DE L’ISLAM OU ISLAMISATION DE LA RADICALITÉ ?
Sur la scène politico-médiatique sont apparues deux approches, présentées comme conflictuelles et contradictoires, provenant de deux personnalités reconnues comme spécialistes.
Pour Gilles Kepel, on assiste depuis trois décennies à une véritable radicalisation de l’islam, particulièrement observable dans les quartiers que l’on qualifie de sensibles.
Pour Olivier Roy, il s’agit plutôt d’une islamisation de la radicalité, un certain nombre de jeunes se radicalisant contre la société, et pour lesquels l’islam ne constituerait en quelque sorte qu’un prétexte.
Je pense que ces deux analyses ne sont pas fondamentalement contradictoires, et qu’il nous faut apprendre à conjuguer approche religieuse et approche sociologique.
LES PROFILS DE JEUNES CONCERNÉS SONT DIVERS
Il nous faut en effet reconnaître la grande diversité des profils des jeunes utilisés comme proies par Daesh. Nous pouvons cependant les regrouper en deux grandes catégories.
On voit des jeunes, consommateurs à grande dose de jeux vidéo, ne plus savoir établir la frontière entre le virtuel et le réel et basculer dans l’univers de Daesh… © REDPIXEL / FOTOLIA.COM
La première regroupe des jeunes issus des immigrations de l’ancien empire colonial français. Il s’agit pour la plupart de Franco-Maghrébins, de la 2e ou 3e génération, dont bon nombre ont grandi dans les quartiers qualifiés de sensibles.
Beaucoup ont connu une scolarité catastrophique, un accès difficile à l’emploi, l’inscription dans l’économie parallèle, et le dérapage dans la violence.
Ils ont peu à peu nourri une haine contre la société française, dans laquelle ils ont grandi, mais qui ne leur a pas donné la place qu’ils attendaient.
Ils développent souvent un ressenti d’humiliation : humiliation de voir leurs parents insuffisamment respectés, ou bien causée par les propos entendus ici ou là, ou bien liée aux contrôles de police au faciès.
Une telle humiliation se trouve parfois renforcée par le discours tenu sur la colonisation du Maghreb par la France. L’idéologie islamique vient assouvir une soif de vengeance et permettre à ces jeunes, qui se sentent déconsidérés, d’acquérir une stature de héros. Nous pouvons dans ce cas parler de jeunes radicalisés qui s’islamisent.
Daesh séduit non seulement des garçons, mais aussi des filles, qui représentent près de 30 % des jeunes qui partent faire le djihad. Si certaines ont été entraînées par un membre de leur famille, d’autres partent seules ou avec leurs amies.
Beaucoup, qui se sont orientées vers les carrières professionnelles dans le domaine du social, sont sensibles à la cause humanitaire : aller sauver des enfants martyrisés par le régime de Bachar el-Assad. D’autres, encore adolescentes, sont attirées par l’idée romantique d’épouser un combattant considéré comme un héros !
UNE GRANDE MAÎTRISE DE LA STRATÉGIE DE COMMUNICATION
La puissance d’attraction de Daesh auprès de ces jeunes tient à plusieurs facteurs. Mais celui qui, à mes yeux, n’est pas des moindres réside dans la maîtrise et l’utilisation sophistiquée des techniques modernes de communication : Internet, réseaux sociaux…
UNE QUÊTE EXISTENTIELLE
Il est une deuxième catégorie de jeunes radicalisés plutôt de classe moyenne, et même parfois issus du monde rural. Ils sont pour une large part de souche européenne, et se sont convertis de manière récente à l’islam. Eux n’ont pas développé ce ressenti d’humiliation.
Ce qui les pousse dans la voie du djihadisme ressemble davantage à une quête existentielle. Il s’agit de donner un sens à leur vie, en rupture avec leur milieu d’appartenance et la génération de leurs parents.
Ils diffusent en particulier des vidéos, qui développent les mêmes techniques de captation des utilisateurs que celles employées pour créer une addiction aux jeux. Et l’on voit alors des jeunes, consommateurs à grande dose de jeux vidéo, ne plus savoir établir la frontière entre le virtuel et le réel et basculer dans l’univers de Daesh…
Rappelons que ce qui distingue le virtuel du réel, c’est la place de la souffrance. Dans le virtuel, il n’y a pas de souffrance… alors qu’elle est bien présente dans le réel. Je pense personnellement que le terroriste qui vide le chargeur de sa kalachnikov dans une salle de spectacle bondée est habité par la même démarche que celle qu’il a expérimentée plus d’une centaine de fois dans les jeux vidéo.
A‑t-il véritablement conscience de la souffrance provoquée par son geste ?
UN PARCOURS DE RADICALISATION EN CINQ PHASES
Si l’on étudie maintenant le parcours conduisant à la radicalisation, je dirais, à la lumière des travaux de Didier Bourg, qu’il peut se décomposer en cinq étapes.
« Les filles représentent près de 30 % des jeunes partant faire le djihad »
La première étape, explique-t-il, consiste à créer du « nous ». Ce « nous » renvoie à « l’Umma », la Communauté musulmane idéalisée et mythifiée. Or, créer des « sous-groupes » au sein de l’espèce humaine est le premier pas vers la violence. Ce n’est pas de la violence en soi, mais les étapes suivantes n’existeraient pas sans celle-ci.
La seconde étape se préoccupe de définir un « eux » en opposition au « nous », ces « autres » pouvant être eux-mêmes scindés en plusieurs sous-groupes. Le terme kuffar (« impies ») est alors couramment employé pour désigner ce « eux ». On retrouve une distinction (les musulmans et les non-musulmans) qui appartient au discours employé quotidiennement dans le monde musulman, et particulièrement chez les salafistes.
La troisième étape qui va conduire à « l’entrée en violence » consiste à disqualifier l’altérité en en faisant une chose méprisable, en la déshumanisant… À l’égard de ces autres, on pourra dès lors se sentir autorisé à pratiquer vexations et humiliations.
C’est avec la quatrième étape que tout bascule. Au cours de celle-ci, on en vient à se convaincre que « l’autre » représente un danger réel, pour soi et pour les siens… Le monde occidental dans son ensemble apparaît comme une menace pour un grand nombre de musulmans, et tout un discours de « diabolisation » des Occidentaux (qui malheureusement s’appuie parfois sur des réalités) s’avère de plus en plus convaincant.
La cinquième étape est celle où l’on se persuade que son propre « territoire » se trouve réellement et dramatiquement en danger. S’impose la certitude que l’islam est massivement attaqué, objet de blasphèmes et de sacrilèges insupportables, et ce, selon des plans bien établis, à partir d’un grand complot occidental… Il devient alors nécessaire de passer à l’action violente !
PRÉVENIR LA RADICALISATION
Une telle analyse montre l’ampleur des enjeux d’une véritable politique de prévention de la radicalisation dans notre pays. Penser qu’enfermer dans nos prisons les jeunes suspectés de radicalisation peut être considéré comme la solution, alors que celles-ci constituent aujourd’hui les principaux foyers de radicalisation (bon nombre des terroristes qui sont passés à l’acte ont été radicalisés en prison) est une aberration !
« Faire découvrir à l’enfant son appartenance à un “nous” républicain »
Penser qu’il suffit d’ouvrir des centres de déradicalisation qui, en l’espace de trois mois, permettrait de transformer les jeunes accueillis, est une vue de l’esprit ! N’est-ce pas plutôt l’école qui devrait être le fer de lance d’une véritable politique de prévention de la radicalisation ?
L’école dont l’une des missions fondamentales est de développer l’esprit critique. Cela nécessite que soient acquis les fondamentaux que sont la lecture et l’écriture. On en est bien loin lorsqu’un enfant sur cinq ne maîtrise pas la lecture à l’entrée en sixième, et que les études montrent que les enfants qui ne maîtrisent pas les fondamentaux à l’entrée au collège le quittent sans les maîtriser.
Cela nécessite également que l’école apprenne aux enfants à décoder les images, afin d’apprendre à résister aux manipulations. On en est bien loin quand on sait la grande réticence du monde scolaire à vivre à l’heure du numérique.
APPRENDRE LE VIVRE ENSEMBLE
L’école dont l’une des missions, dans une démocratie, consiste en l’apprentissage du vivre ensemble. © ARAMANDA / FOTOLIA.COM
L’école dont l’autre mission, dans une démocratie, consiste en l’apprentissage du vivre ensemble. Il s’agit de faire découvrir à l’enfant son appartenance à un « nous » (la République française) qui rassemble au-delà de la diversité ethnique et des différentes convictions religieuses.
Il s’agit d’apprendre à l’enfant le droit à la liberté, le droit à l’égalité et le devoir de fraternité. On en est bien loin lorsque, carte scolaire oblige, on rassemble dans un même établissement les jeunes provenant de milieux défavorisés et majoritairement issus de l’immigration. Et on sait combien notre école est pointée du doigt, dans toutes les études qui paraissent, comme s’avérant incapable de mettre en marche l’ascenseur social.
« Ouvrez une école, vous fermerez une prison » disait Victor Hugo. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une école qui sache répondre à ses missions !
Alors, je terminerai par les propos d’un éducateur, contemporain de ce poète, j’ai nommé Jean Bosco. Au sortir d’une visite en prison, il disait : « Si ces jeunes avaient pu rencontrer, avant d’en arriver là, un adulte qui ait su se rendre attentif à leurs problèmes, à leurs difficultés, on aurait pu éviter une incarcération si néfaste à leur devenir. »
Et lors de son voyage triomphal en France, en 1883, il s’écriait : « Ne tardez pas à vous occuper des jeunes, sinon ils ne vont pas tarder à s’occuper de vous ! » Pertinence prophétique de ce grand éducateur !