Un jeu video

Prévenir la radicalisation

Dossier : ExpressionsMagazine N°723 Mars 2017
Par Jean-Marie PETITCLERC (71)

Obser­va­teur des par­cours de radi­ca­li­sa­tion des jeunes nés en France et de la maî­trise de la com­mu­ni­ca­tion de Daesh, Jean-Marie Petit­clerc pense que la capa­ci­té de nos écoles n’est pas à la hau­teur pour faire de la pré­ven­tion et ne rem­plit pas les mis­sions pre­mières : ensei­gner les fon­da­men­taux, déve­lop­per l’esprit cri­tique, et apprendre le vivre ensemble. 

Lorsque nous voyons des jeunes nés en France, ayant sui­vi toute leur sco­la­ri­té dans notre pays, dont les parents sont, pour la plu­part, par­fai­te­ment inté­grés à la socié­té fran­çaise, répondre aux sirènes de Daesh et par­tir faire le dji­had dans les pays du Moyen-Orient ou bien fomen­ter des atten­tats ter­ro­ristes sur notre sol, nous ne pou­vons que nous sen­tir for­te­ment interpellés ! 

Com­ment expli­quer ce phé­no­mène que l’on qua­li­fie de radi­ca­li­sa­tion ? Vou­loir com­prendre ne signi­fie pas vou­loir excuser. 

« Vouloir comprendre ne signifie pas vouloir excuser »

Et je ne peux qu’être en désac­cord avec cette parole pro­non­cée par Manuel Valls lors de la com­mé­mo­ra­tion de l’attaque de l’hyper casher de la porte de Vin­cennes : « Pour ces enne­mis qui s’en prennent à leurs com­pa­triotes, il ne peut y avoir aucune expli­ca­tion qui vaille ; car expli­quer, c’est déjà vou­loir un peu excuser ! » 

Se don­ner les moyens de com­prendre s’avère en effet indis­pen­sable si l’on veut ten­ter d’apporter une réponse en termes de prévention. 

RADICALISATION DE L’ISLAM OU ISLAMISATION DE LA RADICALITÉ ?

Sur la scène poli­ti­co-média­tique sont appa­rues deux approches, pré­sen­tées comme conflic­tuelles et contra­dic­toires, pro­ve­nant de deux per­son­na­li­tés recon­nues comme spécialistes. 

Pour Gilles Kepel, on assiste depuis trois décen­nies à une véri­table radi­ca­li­sa­tion de l’islam, par­ti­cu­liè­re­ment obser­vable dans les quar­tiers que l’on qua­li­fie de sensibles. 

Pour Oli­vier Roy, il s’agit plu­tôt d’une isla­mi­sa­tion de la radi­ca­li­té, un cer­tain nombre de jeunes se radi­ca­li­sant contre la socié­té, et pour les­quels l’islam ne consti­tue­rait en quelque sorte qu’un prétexte. 

Je pense que ces deux ana­lyses ne sont pas fon­da­men­ta­le­ment contra­dic­toires, et qu’il nous faut apprendre à conju­guer approche reli­gieuse et approche sociologique. 

LES PROFILS DE JEUNES CONCERNÉS SONT DIVERS

Il nous faut en effet recon­naître la grande diver­si­té des pro­fils des jeunes uti­li­sés comme proies par Daesh. Nous pou­vons cepen­dant les regrou­per en deux grandes catégories. 


On voit des jeunes, consom­ma­teurs à grande dose de jeux vidéo, ne plus savoir éta­blir la fron­tière entre le vir­tuel et le réel et bas­cu­ler dans l’univers de Daesh… © REDPIXEL / FOTOLIA.COM

La pre­mière regroupe des jeunes issus des immi­gra­tions de l’ancien empire colo­nial fran­çais. Il s’agit pour la plu­part de Fran­co-Magh­ré­bins, de la 2e ou 3e géné­ra­tion, dont bon nombre ont gran­di dans les quar­tiers qua­li­fiés de sensibles. 

Beau­coup ont connu une sco­la­ri­té catas­tro­phique, un accès dif­fi­cile à l’emploi, l’inscription dans l’économie paral­lèle, et le déra­page dans la violence. 

Ils ont peu à peu nour­ri une haine contre la socié­té fran­çaise, dans laquelle ils ont gran­di, mais qui ne leur a pas don­né la place qu’ils attendaient. 

Ils déve­loppent sou­vent un res­sen­ti d’humiliation : humi­lia­tion de voir leurs parents insuf­fi­sam­ment res­pec­tés, ou bien cau­sée par les pro­pos enten­dus ici ou là, ou bien liée aux contrôles de police au faciès. 

Une telle humi­lia­tion se trouve par­fois ren­for­cée par le dis­cours tenu sur la colo­ni­sa­tion du Magh­reb par la France. L’idéologie isla­mique vient assou­vir une soif de ven­geance et per­mettre à ces jeunes, qui se sentent décon­si­dé­rés, d’acquérir une sta­ture de héros. Nous pou­vons dans ce cas par­ler de jeunes radi­ca­li­sés qui s’islamisent.

Daesh séduit non seule­ment des gar­çons, mais aus­si des filles, qui repré­sentent près de 30 % des jeunes qui partent faire le dji­had. Si cer­taines ont été entraî­nées par un membre de leur famille, d’autres partent seules ou avec leurs amies. 

Beau­coup, qui se sont orien­tées vers les car­rières pro­fes­sion­nelles dans le domaine du social, sont sen­sibles à la cause huma­ni­taire : aller sau­ver des enfants mar­ty­ri­sés par le régime de Bachar el-Assad. D’autres, encore ado­les­centes, sont atti­rées par l’idée roman­tique d’épouser un com­bat­tant consi­dé­ré comme un héros ! 

UNE GRANDE MAÎTRISE DE LA STRATÉGIE DE COMMUNICATION

La puis­sance d’attraction de Daesh auprès de ces jeunes tient à plu­sieurs fac­teurs. Mais celui qui, à mes yeux, n’est pas des moindres réside dans la maî­trise et l’utilisation sophis­ti­quée des tech­niques modernes de com­mu­ni­ca­tion : Inter­net, réseaux sociaux… 

UNE QUÊTE EXISTENTIELLE

Il est une deuxième catégorie de jeunes radicalisés plutôt de classe moyenne, et même parfois issus du monde rural. Ils sont pour une large part de souche européenne, et se sont convertis de manière récente à l’islam. Eux n’ont pas développé ce ressenti d’humiliation.
Ce qui les pousse dans la voie du djihadisme ressemble davantage à une quête existentielle. Il s’agit de donner un sens à leur vie, en rupture avec leur milieu d’appartenance et la génération de leurs parents.

Ils dif­fusent en par­ti­cu­lier des vidéos, qui déve­loppent les mêmes tech­niques de cap­ta­tion des uti­li­sa­teurs que celles employées pour créer une addic­tion aux jeux. Et l’on voit alors des jeunes, consom­ma­teurs à grande dose de jeux vidéo, ne plus savoir éta­blir la fron­tière entre le vir­tuel et le réel et bas­cu­ler dans l’univers de Daesh… 

Rap­pe­lons que ce qui dis­tingue le vir­tuel du réel, c’est la place de la souf­france. Dans le vir­tuel, il n’y a pas de souf­france… alors qu’elle est bien pré­sente dans le réel. Je pense per­son­nel­le­ment que le ter­ro­riste qui vide le char­geur de sa kalach­ni­kov dans une salle de spec­tacle bon­dée est habi­té par la même démarche que celle qu’il a expé­ri­men­tée plus d’une cen­taine de fois dans les jeux vidéo. 

A‑t-il véri­ta­ble­ment conscience de la souf­france pro­vo­quée par son geste ? 

UN PARCOURS DE RADICALISATION EN CINQ PHASES

Si l’on étu­die main­te­nant le par­cours condui­sant à la radi­ca­li­sa­tion, je dirais, à la lumière des tra­vaux de Didier Bourg, qu’il peut se décom­po­ser en cinq étapes. 

« Les filles représentent près de 30 % des jeunes partant faire le djihad »

La pre­mière étape, explique-t-il, consiste à créer du « nous ». Ce « nous » ren­voie à « l’Umma », la Com­mu­nau­té musul­mane idéa­li­sée et mythi­fiée. Or, créer des « sous-groupes » au sein de l’espèce humaine est le pre­mier pas vers la vio­lence. Ce n’est pas de la vio­lence en soi, mais les étapes sui­vantes n’existeraient pas sans celle-ci. 

La seconde étape se pré­oc­cupe de défi­nir un « eux » en oppo­si­tion au « nous », ces « autres » pou­vant être eux-mêmes scin­dés en plu­sieurs sous-groupes. Le terme kuf­far (« impies ») est alors cou­ram­ment employé pour dési­gner ce « eux ». On retrouve une dis­tinc­tion (les musul­mans et les non-musul­mans) qui appar­tient au dis­cours employé quo­ti­dien­ne­ment dans le monde musul­man, et par­ti­cu­liè­re­ment chez les salafistes. 

La troi­sième étape qui va conduire à « l’entrée en vio­lence » consiste à dis­qua­li­fier l’altérité en en fai­sant une chose mépri­sable, en la déshu­ma­ni­sant… À l’égard de ces autres, on pour­ra dès lors se sen­tir auto­ri­sé à pra­ti­quer vexa­tions et humiliations. 

C’est avec la qua­trième étape que tout bas­cule. Au cours de celle-ci, on en vient à se convaincre que « l’autre » repré­sente un dan­ger réel, pour soi et pour les siens… Le monde occi­den­tal dans son ensemble appa­raît comme une menace pour un grand nombre de musul­mans, et tout un dis­cours de « dia­bo­li­sa­tion » des Occi­den­taux (qui mal­heu­reu­se­ment s’appuie par­fois sur des réa­li­tés) s’avère de plus en plus convaincant. 

La cin­quième étape est celle où l’on se per­suade que son propre « ter­ri­toire » se trouve réel­le­ment et dra­ma­ti­que­ment en dan­ger. S’impose la cer­ti­tude que l’islam est mas­si­ve­ment atta­qué, objet de blas­phèmes et de sacri­lèges insup­por­tables, et ce, selon des plans bien éta­blis, à par­tir d’un grand com­plot occi­den­tal… Il devient alors néces­saire de pas­ser à l’action violente ! 

PRÉVENIR LA RADICALISATION

Une telle ana­lyse montre l’ampleur des enjeux d’une véri­table poli­tique de pré­ven­tion de la radi­ca­li­sa­tion dans notre pays. Pen­ser qu’enfermer dans nos pri­sons les jeunes sus­pec­tés de radi­ca­li­sa­tion peut être consi­dé­ré comme la solu­tion, alors que celles-ci consti­tuent aujourd’hui les prin­ci­paux foyers de radi­ca­li­sa­tion (bon nombre des ter­ro­ristes qui sont pas­sés à l’acte ont été radi­ca­li­sés en pri­son) est une aberration ! 

« Faire découvrir à l’enfant son appartenance à un “nous” républicain »

Pen­ser qu’il suf­fit d’ouvrir des centres de déra­di­ca­li­sa­tion qui, en l’espace de trois mois, per­met­trait de trans­for­mer les jeunes accueillis, est une vue de l’esprit ! N’est-ce pas plu­tôt l’école qui devrait être le fer de lance d’une véri­table poli­tique de pré­ven­tion de la radicalisation ? 

L’école dont l’une des mis­sions fon­da­men­tales est de déve­lop­per l’esprit cri­tique. Cela néces­site que soient acquis les fon­da­men­taux que sont la lec­ture et l’écriture. On en est bien loin lorsqu’un enfant sur cinq ne maî­trise pas la lec­ture à l’entrée en sixième, et que les études montrent que les enfants qui ne maî­trisent pas les fon­da­men­taux à l’entrée au col­lège le quittent sans les maîtriser. 

Cela néces­site éga­le­ment que l’école apprenne aux enfants à déco­der les images, afin d’apprendre à résis­ter aux mani­pu­la­tions. On en est bien loin quand on sait la grande réti­cence du monde sco­laire à vivre à l’heure du numérique. 

APPRENDRE LE VIVRE ENSEMBLE

Des enfants jouant
L’é­cole dont l’une des mis­sions, dans une démo­cra­tie, consiste en l’ap­pren­tis­sage du vivre ensemble. © ARAMANDA / FOTOLIA.COM

L’école dont l’autre mis­sion, dans une démo­cra­tie, consiste en l’apprentissage du vivre ensemble. Il s’agit de faire décou­vrir à l’enfant son appar­te­nance à un « nous » (la Répu­blique fran­çaise) qui ras­semble au-delà de la diver­si­té eth­nique et des dif­fé­rentes convic­tions religieuses. 

Il s’agit d’apprendre à l’enfant le droit à la liber­té, le droit à l’égalité et le devoir de fra­ter­ni­té. On en est bien loin lorsque, carte sco­laire oblige, on ras­semble dans un même éta­blis­se­ment les jeunes pro­ve­nant de milieux défa­vo­ri­sés et majo­ri­tai­re­ment issus de l’immigration. Et on sait com­bien notre école est poin­tée du doigt, dans toutes les études qui paraissent, comme s’avérant inca­pable de mettre en marche l’ascenseur social. 

« Ouvrez une école, vous fer­me­rez une pri­son » disait Vic­tor Hugo. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une école qui sache répondre à ses missions ! 

Alors, je ter­mi­ne­rai par les pro­pos d’un édu­ca­teur, contem­po­rain de ce poète, j’ai nom­mé Jean Bos­co. Au sor­tir d’une visite en pri­son, il disait : « Si ces jeunes avaient pu ren­con­trer, avant d’en arri­ver là, un adulte qui ait su se rendre atten­tif à leurs pro­blèmes, à leurs dif­fi­cul­tés, on aurait pu évi­ter une incar­cé­ra­tion si néfaste à leur devenir. » 

Et lors de son voyage triom­phal en France, en 1883, il s’écriait : « Ne tar­dez pas à vous occu­per des jeunes, sinon ils ne vont pas tar­der à s’occuper de vous ! » Per­ti­nence pro­phé­tique de ce grand éducateur !

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