Probabilité de ruine ou value at risk… et vol Paris-Nice
L’aptitude de l’assureur à payer ce qu’il a garanti de payer est si fondamentale que son contraire, la » ruine » de » l’assureur « , est au centre de la théorie mathématique de l’assurance. Cette théorie gravite autour de la » probabilité » de la ruine précitée et indique comment rendre cette probabilité très petite par un tarif et une réassurance adaptés : diminuer la probabilité de ruine y pilote les décisions de l’assureur.
La » ruine » de l’actuariat est entraînée par une perte qui dépasse les fonds propres et rend l’assureur » insolvable » au sens de la réglementation ; cette » insolvabilité » diffère notablement de la » cessation de paiement » qui préoccupe les entreprises ordinaires ; en effet l’assureur qui perd de l’argent, parce qu’il paye les sinistres et prestations longtemps après avoir encaissé les primes (en moyenne deux ans après en assurances non-vie), sera insolvable longtemps avant d’être en cessation de paiement.
Remarquons que ce qui précède concerne surtout les assurances qui s’appelaient jadis les assurances » dommages » ou » accidents » et qui s’appellent désormais les assurances » non-vie » par opposition aux assurances qui s’appelaient et s’appellent encore » assurances vie « .
L’assurance vie, du moins l’assurance vie à caractère d’épargne (c’est-à-dire en cas de survie) présente d’autres problèmes et relève d’une autre modélisation. L’assurance vie » en cas de décès » relève en revanche de notre propos : mais nul ne s’étonnera, sauf les juristes, de nous voir assimiler décès et non-vie !
Il est vrai que la probabilité de ruine de la théorie de l’assurance (ou son équivalent la » value at risk » en provenance du monde bancaire) est le point central de la théorie du risque… si le théorème de la limite centrale s’applique. Si ce n’est pas le cas, la probabilité de ruine peut induire en erreur.
Le théorème de la limite centrale dit que la loi de la moyenne d’un grand nombre de variables aléatoires de même loi tend vers une loi normale, si les variables sont indépendantes et si leur loi possède des moments des deux premiers ordres. Il s’étend au cas où les variables, sans être indépendantes ni avoir même loi, sont relatives à des risques ni » trop dépendants » ni » trop hétérogènes « .
Nous allons illustrer méthodiquement les deux idées qui précèdent, en prenant un exemple où la probabilité de ruine de l’assureur est une bonne information, puis un contre-exemple où elle ne l’est pas.
Une faible probabilité de ruine de l’assureur
Considéré ex ante, le résultat R de l’assureur est aléatoire (au sens juridique comme au sens du calcul des probabilités) : si ses fonds propres sont FP, la probabilité de ruine est par définition : probabilité de ruine = P(R < -FP).
Cette notion suffit si les risques sont suffisamment » nombreux, homogènes, indépendants » : alors le résultat suit une loi normale et nous avons le sentiment, même sans calculs, qu’une ruine considérable est exclue.
Prenons un assureur qui a garanti 1 million d’euros en cas de décès dans l’année qui vient à chacun de ses 100 000 assurés, dont chacun a 1 % de » chance » (ou plutôt une probabilité de 1 %) de décéder dans l’année.
Supposons que les primes (diminuées des frais de gestion et majorées par les produits financiers) lui permettent de faire face à 1 020 décès, et que les fonds propres soient de 100 millions d’euros, qu’il puisse donc faire face à 1 120 décès, le 1 121e le ruinant. Le calcul basé sur la loi des grands nombres et le théorème central limite montrent que ce 1 121e décès ne surviendra pas souvent, du moins sous les hypothèses usuelles et intuitives : si les décès des assurés sont » indépendants » (ce qui exclut que les assurés soient nombreux à travailler dans le même quartier ou la même usine…), si l’assureur ne s’est pas trompé dans son tarif (c’est-à-dire si chaque assuré a bien 1 % de chances de décéder et pas plus)…
En effet, ce calcul indique que, dans ces conditions, la ruine de l’assureur correspondant au 1 121e décès (la perte dépassant les 100 millions de fonds propres) surviendra moins d’une fois sur 10 000.
On se dispense usuellement d’aller plus loin dans le raisonnement, car l’intuition indique que si le nombre de décès dépasse 1 120 (si la perte dépasse les 100 millions de fonds propres), ce ne sera pas de beaucoup : et le calcul confirme en effet dans ce cas, l’espérance du nombre de décès est de 1 128, et la perte de 108. En moyenne lorsque la faillite se produit il ne manque » que » 8 millions à l’assureur qui est tenu de payer 1 128 millions de sinistres.
Un contre-exemple
Prenons un exemple extrêmement différent, conformément au titre de cet article. Avant de prendre l’avion pour aller de Paris à Nice, je décide de devenir assureur et de garantir, à chacun des 400 autres passagers, moyennant une prime de 10 euros par tête, un capital de 10 millions d’euros en cas de décès par crash de l’avion, événement qui a une chance sur un million de se produire. Mon résultat sera alors :
- presque certainement (sauf une fois sur un million !), un bénéfice de 4 000 euros finançant correctement mon voyage ;
- extrêmement rarement (une fois sur un million !), une perte, une perte qui d’ailleurs me ruine, ce dont probablement je n’aurai cure ayant par hypothèse pris l’avion.
Bien que ma probabilité de ruine soit négligeable et beaucoup plus petite que celle de maints assureurs dont le précédent, je ne suis pas un assureur mais un escroc : je n’ai à aucun moment eu la possibilité de payer le sinistre de 400 fois 10 millions d’euros que je garantis !
La probabilité de ruine doit ici être accompagnée d’une mesure de la grandeur de la ruine possible : ici, lorsque l’avion s’écrase, le résultat est une perte de 4 milliards d’euros moins les primes reçues, soit environ de 4 milliards d’euros, et dépasse mes fonds propres d’environ 4 milliards d’euros !
Conclusion
Il est vrai que la probabilité de ruine de l’assureur (ou son équivalent la » value at risk » en provenance du monde bancaire) est l’alpha et l’oméga de la théorie du risque si les conditions d’application du théorème de la limite centrale sont remplies.
Mais dans d’autres cas, l’information qu’elle apporte est insuffisante, voire insuffisante au point d’induire en erreur ! Elle appelle alors un complément… même si ce complément n’est pas toujours aussi facile à calculer que dans nos exemples.
Ces deux exemples comparent en effet un » assureur » à probabilité de ruine petite et à ruine éventuelle de faible ampleur et un » escroc » à probabilité de ruine certes infime mais… à ruine éventuelle considérable. Ce faisant, nous ne visons nullement à dessiner une frontière réglementaire ou scientifique entre assureurs et escrocs.
Plus modestement, nous illustrons la nécessité de ne pas oublier l’environnement réel lorsqu’on utilise un modèle, car un modèle simplifie nécessairement la réalité de manière à permettre la décision. La probabilité de ruine joue pour l’assureur le rôle de l’altimètre pour le pilote : il est certes indispensable à ce dernier de savoir qu’il est à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; mais il peut avoir besoin d’autres indications, et ce avec un degré d’urgence très différent selon que c’est la Méditerranée ou les Alpes qu’il tente de survoler !