Procrastination à la française
Supposons nos maux identifiés : défiance à l’Europe, chômage, importance des engagements financiers de l’État, avenir des régimes sociaux, etc.
Supposons aussi les solutions dans leur généralité, connues des hommes de bonne volonté : discrimination positive, rétablissement de l’équité, meilleur accès à la justice, moins de lois et plus lisibles, moins et mieux d’État, plus d’investissements sur l’avenir, augmentation du taux d’activité des Français, plus d’esprit d’entreprise, plus de dynamisme démographique, intégration européenne accentuée.
Ressort alors une incapacité à prensdre en compte et à conduire les décisions ! De fait, la France, qui ne cesse de débattre intensément ‚patauge dans la procrastination1.
Savoir décider ensemble caractérise les pays démocratiques. Pour eux, comme pour les entreprises, décider ensemble c’est choisir avec le plus grand nombre avant que de s’engager le moment venu dans les voies retenues et cela jusqu’à réaliser les objectifs. Ce savoir-faire, qui est autant savoir être, constitue nécessairement l’une des conditions du sursaut français.
Or, le temps presse.
D’autres tournants vont succéder à ceux en cours qui nous attendent encore et menacent notre position : politique fiscale (dumping fiscal, mondialisation de la suppression de l’impôt sur les successions), éthique de la recherche en biologie, intégration dans le jeu politique et économique mondial, régulation des marchés financiers, etc.
Une et indivisible !
Tout ce qui est répétitif est structurel. Si l’indécision ne peut plus s’imputer au manque d’analyse ni à l’absence de solution, c’est que le processus décisionnel politique doit être questionné. D’ailleurs, l’hypothèse de son inadéquation explique les récents orages sociaux : CPE, Constitution européenne, utilisation de la cagnotte budgétaire, palinodies de l’électorat français, organisation de la justice, réforme des régimes sociaux, explosion des banlieues.
En effet, comment aurait-on pu accepter, de surcroît en tant que citoyen français, des décisions auxquelles on n’aura pas été raisonnablement associé, posées sur une problématique dont on n’a pas garantie de l’équité et dont les acteurs ne nous en seront jamais redevables ?
Face à de telles exigences, d’aucuns seraient tentés de passer outre l’incoercible attachement des Français à la vie publique de leur pays, par la mise en place d’un modèle américain prônant le « votez et nous ferons le reste », et de réduire la difficulté décisionnelle par un cloisonnement du territoire faisant de notre pays le résultat de la juxtaposition de ses régions. Serait-ce parler de tout autre chose ? La France qui s’est voulue Une et indivisible n’y perdrait-elle pas son identité ?
Pour se retrouver encore faut-il qu’elle entre dans son époque. Cela suppose une démocratie authentiquement représentative, un périmètre et des règles d’engagement de la collectivité publique cohérentes, un fonctionnement politique abouti ainsi qu’une souplesse de l’architecture décisionnelle sans arrière-pensée.
Loi de la variété requise
Le mode décisionnel politique français remonte au XIXe siècle, période d’économie rurale pendant laquelle l’information circulait difficilement cependant que les notables constituaient les catalyseurs efficaces de la vie publique locale. De là provient la dimension intrinsèquement géographique de notre système de représentation nationale, la Chambre des députés et le Sénat, élu sur la base d’un découpage du territoire en mailles fines2.
Qu’est-ce qu’un processus décisionnel ?
Les processus décisionnels formalisent la manière dont, dans la durée, une entité collective complexe décide par elle-même de son évolution. Ils s’appliquent aussi bien aux grandes entreprises qu’aux collectivités publiques. Un processus décisionnel se caractérise par :
• les règles de sa mobilisation par le mécanisme de saisine,
• la doctrine concernant la sélection de ses acteurs et leurs attributions, le contenu des étapes de production des décisions (décision, mise en oeuvre et suivi),
• les objectifs assignés aux fonctions qu’il remplit au sein de l’entité (formulation, évaluation et adhésion). Son efficacité dépend notamment de sa légitimité, de sa lisibilité et de la qualité de l’infrastructure de services qui le sous-tend. On la mesure à travers la réactivité et la pertinence stratégique de l’entité animée. Un processus décisionnel est susceptible d’évoluer pour s’ajuster à la complexité de l’entité à laquelle il appartient ainsi qu’à celle de son environnement.
Or, aujourd’hui, les agriculteurs ne forment plus que 2,7 % des actifs occupés alors que les forces les plus dynamiques de notre pays sont maintenant installées en ville. Celles-ci se trouvent être les artisans, les commerçants, les professions dites intermédiaires, les professions libérales, les cadres et professions intellectuelles supérieures ainsi que les entrepreneurs et elles regroupent 44 % des actifs occupés.
La question de la pertinence d’un tel système de représentation se pose donc qui, structurellement absorbé par la composante géographique du pays, ne peut pas saisir une réalité économique et sociale contemporaine faite d’initiatives traversant le pays plus que d’activités initiées dans l’intimité de son territoire. Marseille n’est plus qu’à trois heures de Paris par un transport de masse, somme toute ! Ne serait-il pas alors plus pertinent de limiter l’expression géographique à la maille régionale ? De surcroît, la réalité locale ne puise-t-elle pas déjà sa force dans la dynamique propre au tissu associatif ?
Un tel ajustement n’aurait rien que de très rationnel : c’est appliquer la « loi de la variété requise » postulant que la complexité du système de contrôle (et de représentation) doit être au moins égale à celle du système contrôlé (et représenté). En effet, l’exercice de la démocratie requiert une représentation adéquate sinon elle n’est que dictature des uns sur les autres.
Ce souci d’exactitude dans la représentativité n’est pas nouveau. En 1969, il poussa le général de Gaulle à consulter les Français par référendum sur la fusion du Sénat avec le Conseil économique et social ainsi que sur la création des régions.
Consistance de l’engagement de l’État
Qu’est-ce que la France de plus que le peuple français ? Depuis plusieurs siècles les Français se reconnaissent dans la France et la France procède de leur intérêt collectif. Donner un avenir à la France c’est donc pourvoir à sa vie collective économique et culturelle.
D’ailleurs, la Constitution actuelle, notamment dans ses reprises de la Déclaration des droits de 1789 et du préambule de 1946, fixe les principes de l’action commune. Celle-ci, cependant, doit être régulièrement interprétée, selon le contexte général du moment, en une doctrine d’engagement basée sur un nombre réduit de principes et vouée à donner une cohérence à l’ensemble des décisions issues de son processus décisionnel qu’elles soient prises à gauche ou à droite, par un parti modéré, voire extrême. En la matière, certains de ses thèmes essentiels appellent aujourd’hui à réévaluation.
Les principes de protection de la liberté d’entreprendre mais aussi ceux, duaux, de droit à l’emploi sonnent comme un défi dans le cadre du renforcement constant de la compétition économique internationale. Le relever nécessite aujourd’hui d’attirer, puis de retenir, des masses toujours croissantes de capitaux par les meilleures conditions d’investissement lesquels, en retour, valoriseront et renouvelleront les avantages comparatifs des Français. Pour cela le territoire économique et géographique doit être irrigué par un déploiement d’infrastructures variées et novatrices : système monétaire efficace, diversité du tissu économique, écoles et universités de rang international, centres de recherche de premier plan, administrations efficaces sans oublier l’ardente obligation d’ajuster constamment la législation sociale, la fiscalité et la qualité des prestations des services d’intérêt public.
Le principe de protection et de soutien des faibles dans leur précarité et contre leurs prédateurs : aléas individuels, employeurs abusifs, commerçants indélicats, entreprises dominantes, personnes violentes, autrement dit le concept de protection sociale, est lui aussi candidat à réinterprétation à la lumière des évolutions récentes.
En la matière, tout effort monétaire excessif est destructeur de valeur pour la collectivité : ce qui y est dépensé à ce titre est ponctionné dans l’économie alors que le bénéficiaire ne créera pas, en retour, de valeur destinée au commerce. Dans notre contexte, il convient de contrôler l’aléa moral du comportement des ayants droit du système de protection sociale. Un tel devoir dérive du principe d’égalité devant la loi et l’impôt.
Dans ce même ordre d’idées, la formidable complexification technologique du monde économique met chaque consommateur en situation de faiblesse croissante, tant sa compréhension s’écarte des capacités du commun. L’action publique doit donc amplifier le report sur les entreprises des risques pris par les consommateurs dans ses rapports avec elles.
Tout autant en cause sont les principes relatifs à la sécurité des biens et des personnes : comment espérer en l’avenir si le fruit des efforts individuels ne peut être conservé ? Or le respect de ceux-ci recule à la faveur du développement des techniques numériques de communication et est défié de manière accrue par l’internationalisation du crime organisé, du terrorisme et des malversations financières. En conséquence, il est nécessaire de revisiter l’organisation des institutions qui ont la charge de maintenir l’ordre en conservant, toutefois, sa place à la vie contractuelle et privée.
Le monde politique, ni même toute autre instance, ne semble plus savoir animer ce qu’on appelait jadis la tradition républicaine, c’est-à-dire l’entretien d’un consensus sur la doctrine de traduction de nos principes constitutionnels en actions concrètes qui soit adapté aux contours évolutifs de notre monde. Il semble, au contraire, que les décisions politiques, lorsqu’elles ne sont pas imposées par l’Europe, ne soient souvent prises qu’au fil de l’eau, inspirées par des préoccupations démagogiques d’électoralisme et d’opportunisme. Or, « il n’est de bon vent que pour celui qui sait où il va » disait Sénèque.
Déshérence décisionnelle
Qui, plus que le monde politique, lui dont c’est l’origine, devrait savoir maîtriser son processus décisionnel ? Alors qu’il devrait pouvoir fonctionner de manière souveraine donc sans a priori, ce processus souffre d’inconvénients majeurs qui l’empêchent de voir ce qui est et de décider ce qu’il faut avec le consentement de qui il faut3.
La décrédibilisation pour logique
Les étapes constituant classiquement un processus décisionnel sont, pour les plus importantes, celle de la décision proprement dite, celle de sa mise en œuvre et celle du suivi de son exécution. Pour les unes et les autres, des déficiences apparaissent dans le système décisionnel français dont chacune pourrait contribuer à le décrédibiliser, lui et par conséquent ses acteurs.
L’étape dite de décision met essentiellement en prise Parlement et gouvernement pour la production des lois. On peut y déplorer l’explosion du nombre de lois votées, le nombre de décisions d’intérêt privé, le manque de continuité de leur logique et leur fréquente sortie du strict domaine de légitimité de l’appareil d’État : loi sur le rôle positif de la colonisation, loi sur les 35 heures, etc. Quand le Conseil constitutionnel considérera-t-il cela de son ressort ? Est-il, en particulier, possible de légiférer de manière illisible alors que nul n’est censé ignorer la loi ?
L’étape de mise en œuvre est celle des décrets d’application mais aussi celle de la fixation des objectifs des décisions. Les décrets d’application sortent, semble-t-il, de manière imprévisible, et sont rarement associés à des objectifs. On peut évoquer, à ce propos, l’effet ravageur et non anticipé du RMI sur les finances locales.
L’étape du suivi de l’exécution, malgré l’effort constant et méritoire de la Cour des comptes et quelques initiatives sporadiques du Parlement, semble peu travaillée. La comptabilité publique du Trésor, se contentant d’une vérification à « l’euro l’euro » de l’utilisation des deniers publics, ne procède que d’un strict minimum. Concédons toutefois que la LOLF apportera une novation dans ce domaine, en ce qui concerne des fonctions routinières de l’État.
Dialogue ou suffisance ?
Un autre angle d’analyse d’un processus décisionnel est celui fonctionnel qui retient, au principal, la fonction de formulation, celle d’évaluation et celle d’adhésion, chacune contribuant à la bonne gestion des décisions tout au long de leur cycle de vie.
La fonction de formulation, dans le domaine de l’action publique, procède par éclatements successifs : lois-décrets d’application-décisions administratives. Elle manifeste l’essence de la souveraineté populaire et, à ce titre, se doit d’établir la permanence de son autorité par une synthèse permanente entre besoins du peuple et nécessités de l’avenir du pays. À cet égard, la dialectique de subversion permanente imprégnant une partie importante du corps politique qui fait, il faut le reconnaître, pendant à la tendance d’une autre partie à s’approprier la chose publique, l’illisibilité des intentions de nombre des mesures prises, le manque de cohérence de la conduite de l’État sont autant de déviations regrettables.
La fonction d’évaluation semble, elle, fragile, sans que les ressources qui lui sont attribuées puissent être données pour insuffisantes (administrations centrales, INSEE, multiples organismes d’étude et de prospective). Il n’est qu’à regarder le secteur médical : le manque d’anticipation des conséquences des 35 heures dans les hôpitaux, les effets des quotas concernant les professions médicales ainsi que les dépenses occasionnées par les autorisations de mise sur le marché des médicaments. Rêvons à un travail plus approfondi et plus régulier sur les impacts prévisibles des mesures envisagées.
La fonction d’adhésion consiste à entretenir, dans les deux sens, un dialogue constructif entre Français et leur monde politique visant à l’appropriation collective des dispositions en discussion ou en cours de mise en œuvre. À ce propos se manifestent les conséquences de l’excessif tropisme rural du Parlement mentionné plus haut : trop souvent, ce qui est formulé n’est pas ce qui est acceptable. On pensera ici à l’épisode du plan Juppé sur la réforme des retraites. Ce plan, laborieusement négocié avec les syndicats dits représentatifs, c’est-à-dire ceux dont la liste a été établie par un arrêté du 31 mars 1966 tenant compte, en particulier, de leur attitude patriotique pendant la Seconde Guerre mondiale, a été soudainement et massivement rejeté dans la rue, à l’instigation des couches de la population qui n’avaient évidemment pas été consultées.
Il est regrettable, de ce point de vue, que le Sénat, dont ce pourrait être un rôle majeur, soit structurellement hors jeu à cause du même tropisme rural cité plus haut et aussi en raison du fait qu’il n’existe que pour et qu’en fonction du relais local que sont censés jouer les notables territoriaux4. Or, avec la hausse du niveau de formation générale des Français, ces derniers ne font plus relais d’opinion. Cette fonction a été passée, pour partie, aux médias, en particulier la radio et la télévision. Dans ce rôle, ces acteurs manquent encore d’efficacité à cause de leur offre, beaucoup trop concentrée en France, et de l’infernale logique de pensée unique qui les aliène. Les conséquences de l’émergence des nouvelles techniques numériques (TNT, IPTV, RSS, Blog, etc.) donnent à espérer des améliorations.
Crispés par tradition ?
Les Français sont encore dans une attitude obsidionale remontant, si l’on en croit Tocqueville, à l’Ancien Régime et les amenant à se crisper sur leurs privilèges sans pour autant prendre conscience de l’intérêt général. Or, entre autres, la mondialisation ainsi que la nécessité de donner un cadre local aux impulsions des forces vives ont poussé et poussent encore et toujours à réaménager les attributions décisionnelles.
L’environnement, la monnaie, la régulation des échanges commerciaux, la lutte antiterroriste, l’aménagement du territoire et bien d’autres domaines amènent l’État à partager ou déléguer certaines prérogatives. Par exemple ont été facilement acceptées les décisions consistant à céder aux mécanismes de marché la fixation des prix étant garanti que nul opérateur ne pourra abuser d’une éventuelle position dominante, à la BCE la gestion monétaire étant bien établi l’objectif de contrôle de l’inflation, à l’OMC un rôle arbitral étant convenu que les arbitrages seront exécutés en toute équité et avec les garanties procédurales habituelles, ou enfin au niveau régional tout ou partie de la responsabilité de l’enseignement, des voiries et des prestations sociales.
Il s’agit donc de subsidiarité et de la plasticité de l’architecture décisionnelle : chaque niveau du processus décisionnel doit savoir, si nécessaire, remettre ses pouvoirs aux échelons les plus compétents. L’invraisemblable cascade de niveaux de responsabilité s’échelonnant de l’État français à la commune n’est-elle pas, par elle-même, un appel à la réingénierie ?
Certainement, dans une telle perspective et pour chaque niveau, il faudra articuler capacité technique à traiter de l’intérêt public avec légitimité des instances à saisir. N’est-ce pas dans cette optique que devrait être évalué le Non au référendum sur la Constitution européenne ? La France n’y cédait-elle pas de manière irréversible une trop grande part de sa souveraineté dans des domaines où le dialogue n’était pas encore abouti ? Dans ce traité, l’Europe ne devenait-elle pas trop souveraine et insuffisamment mandatée ?
Décider la décision
La France est faite de résignation devant l’archaïsme de son système décisionnel mélangée à l’orgueil de l’évocation de son excellence. Cette structure bipolaire est-elle à l’origine du battement lui faisant alterner périodes de sursaut et déchéances ? Quelle nuit du 4 Août lui fera-t-elle quitter les adhérences de son passé pour lui donner enfin accès à son rang dans le concert des nations ? Est-ce si difficile ? Montesquieu, à ce propos, écrivit « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie, il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux. »
Cela reste vrai pour les pays comme pour les entreprises privées. Donnons-en pour preuve la capacité des grandes sociétés, dont certaines dépassent aujourd’hui un demi-million de salariés, à relever ce défi par l’intégration croissante des responsables opérationnels à leurs décisions au sein de leur processus décisionnel. Elles y parviennent grâce à un progrès continu dans les domaines culturels, éthiques ainsi qu’organisationnels, notamment dans l’infrastructure de services sous-tendant leurs processus décisionnels.
1. Action de reporter, de remettre à plus tard ce qui pourrait être fait le moment même.
2. Lire aussi sur le même sujet : Michel Balinski, Le suffrage universel inachevé, Eyrolles éditeur.
3. On pourra, à ce sujet, se référer au rapport Chertier sur la modernisation du dialogue social publié en avril 2006 à la Documentation française.
4. Le Sénat, en vertu de l’article 24 de la Constitution de la ve République, est le représentant des collectivités territoriales et des Français établis hors de France.