Procrastination à la française

Dossier : Le Sursaut, 2e partieMagazine N°621 Janvier 2007
Par Raoul de SAINT-VENANT (73)

Sup­po­sons nos maux iden­ti­fiés : défiance à l’Eu­rope, chô­mage, impor­tance des enga­ge­ments finan­ciers de l’É­tat, ave­nir des régimes sociaux, etc.
Sup­po­sons aus­si les solu­tions dans leur géné­ra­li­té, connues des hommes de bonne volon­té : dis­cri­mi­na­tion posi­tive, réta­blis­se­ment de l’é­qui­té, meilleur accès à la jus­tice, moins de lois et plus lisibles, moins et mieux d’État, plus d’investissements sur l’avenir, aug­men­ta­tion du taux d’activité des Fran­çais, plus d’esprit d’entreprise, plus de dyna­misme démo­gra­phique, inté­gra­tion euro­péenne accentuée.
Res­sort alors une inca­pa­ci­té à prensdre en compte et à conduire les déci­sions ! De fait, la France, qui ne cesse de débattre inten­sé­ment ‚patauge dans la pro­cras­ti­na­tion1.

Savoir déci­der ensemble carac­té­rise les pays démo­cra­tiques. Pour eux, comme pour les entre­prises, déci­der ensemble c’est choi­sir avec le plus grand nombre avant que de s’en­ga­ger le moment venu dans les voies rete­nues et cela jus­qu’à réa­li­ser les objec­tifs. Ce savoir-faire, qui est autant savoir être, consti­tue néces­sai­re­ment l’une des condi­tions du sur­saut français.

Or, le temps presse.

D’autres tour­nants vont suc­cé­der à ceux en cours qui nous attendent encore et menacent notre posi­tion : poli­tique fis­cale (dum­ping fis­cal, mon­dia­li­sa­tion de la sup­pres­sion de l’im­pôt sur les suc­ces­sions), éthique de la recherche en bio­lo­gie, inté­gra­tion dans le jeu poli­tique et éco­no­mique mon­dial, régu­la­tion des mar­chés finan­ciers, etc.

Une et indivisible !

Tout ce qui est répé­ti­tif est struc­tu­rel. Si l’in­dé­ci­sion ne peut plus s’im­pu­ter au manque d’a­na­lyse ni à l’ab­sence de solu­tion, c’est que le pro­ces­sus déci­sion­nel poli­tique doit être ques­tion­né. D’ailleurs, l’hy­po­thèse de son inadé­qua­tion explique les récents orages sociaux : CPE, Consti­tu­tion euro­péenne, uti­li­sa­tion de la cagnotte bud­gé­taire, pali­no­dies de l’é­lec­to­rat fran­çais, orga­ni­sa­tion de la jus­tice, réforme des régimes sociaux, explo­sion des banlieues.

En effet, com­ment aurait-on pu accep­ter, de sur­croît en tant que citoyen fran­çais, des déci­sions aux­quelles on n’au­ra pas été rai­son­na­ble­ment asso­cié, posées sur une pro­blé­ma­tique dont on n’a pas garan­tie de l’é­qui­té et dont les acteurs ne nous en seront jamais redevables ?

Face à de telles exi­gences, d’au­cuns seraient ten­tés de pas­ser outre l’in­coer­cible atta­che­ment des Fran­çais à la vie publique de leur pays, par la mise en place d’un modèle amé­ri­cain prô­nant le « votez et nous ferons le reste », et de réduire la dif­fi­cul­té déci­sion­nelle par un cloi­son­ne­ment du ter­ri­toire fai­sant de notre pays le résul­tat de la jux­ta­po­si­tion de ses régions. Serait-ce par­ler de tout autre chose ? La France qui s’est vou­lue Une et indi­vi­sible n’y per­drait-elle pas son identité ?

Pour se retrou­ver encore faut-il qu’elle entre dans son époque. Cela sup­pose une démo­cra­tie authen­ti­que­ment repré­sen­ta­tive, un péri­mètre et des règles d’en­ga­ge­ment de la col­lec­ti­vi­té publique cohé­rentes, un fonc­tion­ne­ment poli­tique abou­ti ain­si qu’une sou­plesse de l’ar­chi­tec­ture déci­sion­nelle sans arrière-pensée.

Loi de la variété requise

Le mode déci­sion­nel poli­tique fran­çais remonte au XIXe siècle, période d’é­co­no­mie rurale pen­dant laquelle l’in­for­ma­tion cir­cu­lait dif­fi­ci­le­ment cepen­dant que les notables consti­tuaient les cata­ly­seurs effi­caces de la vie publique locale. De là pro­vient la dimen­sion intrin­sè­que­ment géo­gra­phique de notre sys­tème de repré­sen­ta­tion natio­nale, la Chambre des dépu­tés et le Sénat, élu sur la base d’un décou­page du ter­ri­toire en mailles fines2.

Qu’est-ce qu’un pro­ces­sus décisionnel ?
Les pro­ces­sus déci­sion­nels for­ma­lisent la manière dont, dans la durée, une enti­té col­lec­tive com­plexe décide par elle-même de son évo­lu­tion. Ils s’appliquent aus­si bien aux grandes entre­prises qu’aux col­lec­ti­vi­tés publiques. Un pro­ces­sus déci­sion­nel se carac­té­rise par :
• les règles de sa mobi­li­sa­tion par le méca­nisme de saisine,
• la doc­trine concer­nant la sélec­tion de ses acteurs et leurs attri­bu­tions, le conte­nu des étapes de pro­duc­tion des déci­sions (déci­sion, mise en oeuvre et suivi),
• les objec­tifs assi­gnés aux fonc­tions qu’il rem­plit au sein de l’entité (for­mu­la­tion, éva­lua­tion et adhé­sion). Son effi­ca­ci­té dépend notam­ment de sa légi­ti­mi­té, de sa lisi­bi­li­té et de la qua­li­té de l’infrastructure de ser­vices qui le sous-tend. On la mesure à tra­vers la réac­ti­vi­té et la per­ti­nence stra­té­gique de l’entité ani­mée. Un pro­ces­sus déci­sion­nel est sus­cep­tible d’évoluer pour s’ajuster à la com­plexi­té de l’entité à laquelle il appar­tient ain­si qu’à celle de son environnement.

Or, aujourd’­hui, les agri­cul­teurs ne forment plus que 2,7 % des actifs occu­pés alors que les forces les plus dyna­miques de notre pays sont main­te­nant ins­tal­lées en ville. Celles-ci se trouvent être les arti­sans, les com­mer­çants, les pro­fes­sions dites inter­mé­diaires, les pro­fes­sions libé­rales, les cadres et pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures ain­si que les entre­pre­neurs et elles regroupent 44 % des actifs occupés.

La ques­tion de la per­ti­nence d’un tel sys­tème de repré­sen­ta­tion se pose donc qui, struc­tu­rel­le­ment absor­bé par la com­po­sante géo­gra­phique du pays, ne peut pas sai­sir une réa­li­té éco­no­mique et sociale contem­po­raine faite d’i­ni­tia­tives tra­ver­sant le pays plus que d’ac­ti­vi­tés ini­tiées dans l’in­ti­mi­té de son ter­ri­toire. Mar­seille n’est plus qu’à trois heures de Paris par un trans­port de masse, somme toute ! Ne serait-il pas alors plus per­ti­nent de limi­ter l’ex­pres­sion géo­gra­phique à la maille régio­nale ? De sur­croît, la réa­li­té locale ne puise-t-elle pas déjà sa force dans la dyna­mique propre au tis­su associatif ?

Un tel ajus­te­ment n’au­rait rien que de très ration­nel : c’est appli­quer la « loi de la varié­té requise » pos­tu­lant que la com­plexi­té du sys­tème de contrôle (et de repré­sen­ta­tion) doit être au moins égale à celle du sys­tème contrô­lé (et repré­sen­té). En effet, l’exer­cice de la démo­cra­tie requiert une repré­sen­ta­tion adé­quate sinon elle n’est que dic­ta­ture des uns sur les autres.

Ce sou­ci d’exac­ti­tude dans la repré­sen­ta­ti­vi­té n’est pas nou­veau. En 1969, il pous­sa le géné­ral de Gaulle à consul­ter les Fran­çais par réfé­ren­dum sur la fusion du Sénat avec le Conseil éco­no­mique et social ain­si que sur la créa­tion des régions.

Consistance de l’engagement de l’État

Qu’est-ce que la France de plus que le peuple fran­çais ? Depuis plu­sieurs siècles les Fran­çais se recon­naissent dans la France et la France pro­cède de leur inté­rêt col­lec­tif. Don­ner un ave­nir à la France c’est donc pour­voir à sa vie col­lec­tive éco­no­mique et culturelle.

D’ailleurs, la Consti­tu­tion actuelle, notam­ment dans ses reprises de la Décla­ra­tion des droits de 1789 et du pré­am­bule de 1946, fixe les prin­cipes de l’ac­tion com­mune. Celle-ci, cepen­dant, doit être régu­liè­re­ment inter­pré­tée, selon le contexte géné­ral du moment, en une doc­trine d’en­ga­ge­ment basée sur un nombre réduit de prin­cipes et vouée à don­ner une cohé­rence à l’en­semble des déci­sions issues de son pro­ces­sus déci­sion­nel qu’elles soient prises à gauche ou à droite, par un par­ti modé­ré, voire extrême. En la matière, cer­tains de ses thèmes essen­tiels appellent aujourd’­hui à réévaluation.

Les prin­cipes de pro­tec­tion de la liber­té d’en­tre­prendre mais aus­si ceux, duaux, de droit à l’emploi sonnent comme un défi dans le cadre du ren­for­ce­ment constant de la com­pé­ti­tion éco­no­mique inter­na­tio­nale. Le rele­ver néces­site aujourd’­hui d’at­ti­rer, puis de rete­nir, des masses tou­jours crois­santes de capi­taux par les meilleures condi­tions d’in­ves­tis­se­ment les­quels, en retour, valo­ri­se­ront et renou­vel­le­ront les avan­tages com­pa­ra­tifs des Fran­çais. Pour cela le ter­ri­toire éco­no­mique et géo­gra­phique doit être irri­gué par un déploie­ment d’in­fra­struc­tures variées et nova­trices : sys­tème moné­taire effi­cace, diver­si­té du tis­su éco­no­mique, écoles et uni­ver­si­tés de rang inter­na­tio­nal, centres de recherche de pre­mier plan, admi­nis­tra­tions effi­caces sans oublier l’ar­dente obli­ga­tion d’a­jus­ter constam­ment la légis­la­tion sociale, la fis­ca­li­té et la qua­li­té des pres­ta­tions des ser­vices d’in­té­rêt public.

Le prin­cipe de pro­tec­tion et de sou­tien des faibles dans leur pré­ca­ri­té et contre leurs pré­da­teurs : aléas indi­vi­duels, employeurs abu­sifs, com­mer­çants indé­li­cats, entre­prises domi­nantes, per­sonnes vio­lentes, autre­ment dit le concept de pro­tec­tion sociale, est lui aus­si can­di­dat à réin­ter­pré­ta­tion à la lumière des évo­lu­tions récentes.

En la matière, tout effort moné­taire exces­sif est des­truc­teur de valeur pour la col­lec­ti­vi­té : ce qui y est dépen­sé à ce titre est ponc­tion­né dans l’é­co­no­mie alors que le béné­fi­ciaire ne crée­ra pas, en retour, de valeur des­ti­née au com­merce. Dans notre contexte, il convient de contrô­ler l’a­léa moral du com­por­te­ment des ayants droit du sys­tème de pro­tec­tion sociale. Un tel devoir dérive du prin­cipe d’é­ga­li­té devant la loi et l’impôt.

Dans ce même ordre d’i­dées, la for­mi­dable com­plexi­fi­ca­tion tech­no­lo­gique du monde éco­no­mique met chaque consom­ma­teur en situa­tion de fai­blesse crois­sante, tant sa com­pré­hen­sion s’é­carte des capa­ci­tés du com­mun. L’ac­tion publique doit donc ampli­fier le report sur les entre­prises des risques pris par les consom­ma­teurs dans ses rap­ports avec elles.

Tout autant en cause sont les prin­cipes rela­tifs à la sécu­ri­té des biens et des per­sonnes : com­ment espé­rer en l’a­ve­nir si le fruit des efforts indi­vi­duels ne peut être conser­vé ? Or le res­pect de ceux-ci recule à la faveur du déve­lop­pe­ment des tech­niques numé­riques de com­mu­ni­ca­tion et est défié de manière accrue par l’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion du crime orga­ni­sé, du ter­ro­risme et des mal­ver­sa­tions finan­cières. En consé­quence, il est néces­saire de revi­si­ter l’or­ga­ni­sa­tion des ins­ti­tu­tions qui ont la charge de main­te­nir l’ordre en conser­vant, tou­te­fois, sa place à la vie contrac­tuelle et privée.

Le monde poli­tique, ni même toute autre ins­tance, ne semble plus savoir ani­mer ce qu’on appe­lait jadis la tra­di­tion répu­bli­caine, c’est-à-dire l’en­tre­tien d’un consen­sus sur la doc­trine de tra­duc­tion de nos prin­cipes consti­tu­tion­nels en actions concrètes qui soit adap­té aux contours évo­lu­tifs de notre monde. Il semble, au contraire, que les déci­sions poli­tiques, lors­qu’elles ne sont pas impo­sées par l’Eu­rope, ne soient sou­vent prises qu’au fil de l’eau, ins­pi­rées par des pré­oc­cu­pa­tions déma­go­giques d’é­lec­to­ra­lisme et d’op­por­tu­nisme. Or, « il n’est de bon vent que pour celui qui sait où il va » disait Sénèque.

Déshérence décisionnelle

Qui, plus que le monde poli­tique, lui dont c’est l’o­ri­gine, devrait savoir maî­tri­ser son pro­ces­sus déci­sion­nel ? Alors qu’il devrait pou­voir fonc­tion­ner de manière sou­ve­raine donc sans a prio­ri, ce pro­ces­sus souffre d’in­con­vé­nients majeurs qui l’empêchent de voir ce qui est et de déci­der ce qu’il faut avec le consen­te­ment de qui il faut3.

La décrédibilisation pour logique

Les étapes consti­tuant clas­si­que­ment un pro­ces­sus déci­sion­nel sont, pour les plus impor­tantes, celle de la déci­sion pro­pre­ment dite, celle de sa mise en œuvre et celle du sui­vi de son exé­cu­tion. Pour les unes et les autres, des défi­ciences appa­raissent dans le sys­tème déci­sion­nel fran­çais dont cha­cune pour­rait contri­buer à le décré­di­bi­li­ser, lui et par consé­quent ses acteurs.

L’é­tape dite de déci­sion met essen­tiel­le­ment en prise Par­le­ment et gou­ver­ne­ment pour la pro­duc­tion des lois. On peut y déplo­rer l’ex­plo­sion du nombre de lois votées, le nombre de déci­sions d’in­té­rêt pri­vé, le manque de conti­nui­té de leur logique et leur fré­quente sor­tie du strict domaine de légi­ti­mi­té de l’ap­pa­reil d’É­tat : loi sur le rôle posi­tif de la colo­ni­sa­tion, loi sur les 35 heures, etc. Quand le Conseil consti­tu­tion­nel consi­dé­re­ra-t-il cela de son res­sort ? Est-il, en par­ti­cu­lier, pos­sible de légi­fé­rer de manière illi­sible alors que nul n’est cen­sé igno­rer la loi ?

L’é­tape de mise en œuvre est celle des décrets d’ap­pli­ca­tion mais aus­si celle de la fixa­tion des objec­tifs des déci­sions. Les décrets d’ap­pli­ca­tion sortent, semble-t-il, de manière impré­vi­sible, et sont rare­ment asso­ciés à des objec­tifs. On peut évo­quer, à ce pro­pos, l’ef­fet rava­geur et non anti­ci­pé du RMI sur les finances locales.

L’é­tape du sui­vi de l’exé­cu­tion, mal­gré l’ef­fort constant et méri­toire de la Cour des comptes et quelques ini­tia­tives spo­ra­diques du Par­le­ment, semble peu tra­vaillée. La comp­ta­bi­li­té publique du Tré­sor, se conten­tant d’une véri­fi­ca­tion à « l’eu­ro l’eu­ro » de l’u­ti­li­sa­tion des deniers publics, ne pro­cède que d’un strict mini­mum. Concé­dons tou­te­fois que la LOLF appor­te­ra une nova­tion dans ce domaine, en ce qui concerne des fonc­tions rou­ti­nières de l’État.

Dialogue ou suffisance ?

Un autre angle d’a­na­lyse d’un pro­ces­sus déci­sion­nel est celui fonc­tion­nel qui retient, au prin­ci­pal, la fonc­tion de for­mu­la­tion, celle d’é­va­lua­tion et celle d’adhé­sion, cha­cune contri­buant à la bonne ges­tion des déci­sions tout au long de leur cycle de vie.

La fonc­tion de for­mu­la­tion, dans le domaine de l’ac­tion publique, pro­cède par écla­te­ments suc­ces­sifs : lois-décrets d’ap­pli­ca­tion-déci­sions admi­nis­tra­tives. Elle mani­feste l’es­sence de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et, à ce titre, se doit d’é­ta­blir la per­ma­nence de son auto­ri­té par une syn­thèse per­ma­nente entre besoins du peuple et néces­si­tés de l’a­ve­nir du pays. À cet égard, la dia­lec­tique de sub­ver­sion per­ma­nente impré­gnant une par­tie impor­tante du corps poli­tique qui fait, il faut le recon­naître, pen­dant à la ten­dance d’une autre par­tie à s’ap­pro­prier la chose publique, l’illi­si­bi­li­té des inten­tions de nombre des mesures prises, le manque de cohé­rence de la conduite de l’É­tat sont autant de dévia­tions regrettables.

La fonc­tion d’é­va­lua­tion semble, elle, fra­gile, sans que les res­sources qui lui sont attri­buées puissent être don­nées pour insuf­fi­santes (admi­nis­tra­tions cen­trales, INSEE, mul­tiples orga­nismes d’é­tude et de pros­pec­tive). Il n’est qu’à regar­der le sec­teur médi­cal : le manque d’an­ti­ci­pa­tion des consé­quences des 35 heures dans les hôpi­taux, les effets des quo­tas concer­nant les pro­fes­sions médi­cales ain­si que les dépenses occa­sion­nées par les auto­ri­sa­tions de mise sur le mar­ché des médi­ca­ments. Rêvons à un tra­vail plus appro­fon­di et plus régu­lier sur les impacts pré­vi­sibles des mesures envisagées.

La fonc­tion d’adhé­sion consiste à entre­te­nir, dans les deux sens, un dia­logue construc­tif entre Fran­çais et leur monde poli­tique visant à l’ap­pro­pria­tion col­lec­tive des dis­po­si­tions en dis­cus­sion ou en cours de mise en œuvre. À ce pro­pos se mani­festent les consé­quences de l’ex­ces­sif tro­pisme rural du Par­le­ment men­tion­né plus haut : trop sou­vent, ce qui est for­mu­lé n’est pas ce qui est accep­table. On pen­se­ra ici à l’é­pi­sode du plan Jup­pé sur la réforme des retraites. Ce plan, labo­rieu­se­ment négo­cié avec les syn­di­cats dits repré­sen­ta­tifs, c’est-à-dire ceux dont la liste a été éta­blie par un arrê­té du 31 mars 1966 tenant compte, en par­ti­cu­lier, de leur atti­tude patrio­tique pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, a été sou­dai­ne­ment et mas­si­ve­ment reje­té dans la rue, à l’ins­ti­ga­tion des couches de la popu­la­tion qui n’a­vaient évi­dem­ment pas été consultées.

Il est regret­table, de ce point de vue, que le Sénat, dont ce pour­rait être un rôle majeur, soit struc­tu­rel­le­ment hors jeu à cause du même tro­pisme rural cité plus haut et aus­si en rai­son du fait qu’il n’existe que pour et qu’en fonc­tion du relais local que sont cen­sés jouer les notables ter­ri­to­riaux4. Or, avec la hausse du niveau de for­ma­tion géné­rale des Fran­çais, ces der­niers ne font plus relais d’o­pi­nion. Cette fonc­tion a été pas­sée, pour par­tie, aux médias, en par­ti­cu­lier la radio et la télé­vi­sion. Dans ce rôle, ces acteurs manquent encore d’ef­fi­ca­ci­té à cause de leur offre, beau­coup trop concen­trée en France, et de l’in­fer­nale logique de pen­sée unique qui les aliène. Les consé­quences de l’é­mer­gence des nou­velles tech­niques numé­riques (TNT, IPTV, RSS, Blog, etc.) donnent à espé­rer des améliorations.

Crispés par tradition ?

Les Fran­çais sont encore dans une atti­tude obsi­dio­nale remon­tant, si l’on en croit Toc­que­ville, à l’An­cien Régime et les ame­nant à se cris­per sur leurs pri­vi­lèges sans pour autant prendre conscience de l’in­té­rêt géné­ral. Or, entre autres, la mon­dia­li­sa­tion ain­si que la néces­si­té de don­ner un cadre local aux impul­sions des forces vives ont pous­sé et poussent encore et tou­jours à réamé­na­ger les attri­bu­tions décisionnelles.

L’en­vi­ron­ne­ment, la mon­naie, la régu­la­tion des échanges com­mer­ciaux, la lutte anti­ter­ro­riste, l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire et bien d’autres domaines amènent l’É­tat à par­ta­ger ou délé­guer cer­taines pré­ro­ga­tives. Par exemple ont été faci­le­ment accep­tées les déci­sions consis­tant à céder aux méca­nismes de mar­ché la fixa­tion des prix étant garan­ti que nul opé­ra­teur ne pour­ra abu­ser d’une éven­tuelle posi­tion domi­nante, à la BCE la ges­tion moné­taire étant bien éta­bli l’ob­jec­tif de contrôle de l’in­fla­tion, à l’OMC un rôle arbi­tral étant conve­nu que les arbi­trages seront exé­cu­tés en toute équi­té et avec les garan­ties pro­cé­du­rales habi­tuelles, ou enfin au niveau régio­nal tout ou par­tie de la res­pon­sa­bi­li­té de l’en­sei­gne­ment, des voi­ries et des pres­ta­tions sociales.

Il s’a­git donc de sub­si­dia­ri­té et de la plas­ti­ci­té de l’ar­chi­tec­ture déci­sion­nelle : chaque niveau du pro­ces­sus déci­sion­nel doit savoir, si néces­saire, remettre ses pou­voirs aux éche­lons les plus com­pé­tents. L’in­vrai­sem­blable cas­cade de niveaux de res­pon­sa­bi­li­té s’é­che­lon­nant de l’É­tat fran­çais à la com­mune n’est-elle pas, par elle-même, un appel à la réingénierie ?

Cer­tai­ne­ment, dans une telle pers­pec­tive et pour chaque niveau, il fau­dra arti­cu­ler capa­ci­té tech­nique à trai­ter de l’in­té­rêt public avec légi­ti­mi­té des ins­tances à sai­sir. N’est-ce pas dans cette optique que devrait être éva­lué le Non au réfé­ren­dum sur la Consti­tu­tion euro­péenne ? La France n’y cédait-elle pas de manière irré­ver­sible une trop grande part de sa sou­ve­rai­ne­té dans des domaines où le dia­logue n’é­tait pas encore abou­ti ? Dans ce trai­té, l’Eu­rope ne deve­nait-elle pas trop sou­ve­raine et insuf­fi­sam­ment mandatée ?

Décider la décision

La France est faite de rési­gna­tion devant l’ar­chaïsme de son sys­tème déci­sion­nel mélan­gée à l’or­gueil de l’é­vo­ca­tion de son excel­lence. Cette struc­ture bipo­laire est-elle à l’o­ri­gine du bat­te­ment lui fai­sant alter­ner périodes de sur­saut et déchéances ? Quelle nuit du 4 Août lui fera-t-elle quit­ter les adhé­rences de son pas­sé pour lui don­ner enfin accès à son rang dans le concert des nations ? Est-ce si dif­fi­cile ? Mon­tes­quieu, à ce pro­pos, écri­vit « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie, il ne faut pas être au-des­sus des hommes, il faut être avec eux. »

Cela reste vrai pour les pays comme pour les entre­prises pri­vées. Don­nons-en pour preuve la capa­ci­té des grandes socié­tés, dont cer­taines dépassent aujourd’­hui un demi-mil­lion de sala­riés, à rele­ver ce défi par l’in­té­gra­tion crois­sante des res­pon­sables opé­ra­tion­nels à leurs déci­sions au sein de leur pro­ces­sus déci­sion­nel. Elles y par­viennent grâce à un pro­grès conti­nu dans les domaines cultu­rels, éthiques ain­si qu’or­ga­ni­sa­tion­nels, notam­ment dans l’in­fra­struc­ture de ser­vices sous-ten­dant leurs pro­ces­sus décisionnels.

1. Action de repor­ter, de remettre à plus tard ce qui pour­rait être fait le moment même.
2. Lire aus­si sur le même sujet : Michel Balins­ki, Le suf­frage uni­ver­sel inache­vé, Eyrolles éditeur.
3. On pour­ra, à ce sujet, se réfé­rer au rap­port Cher­tier sur la moder­ni­sa­tion du dia­logue social publié en avril 2006 à la Docu­men­ta­tion française.
4. Le Sénat, en ver­tu de l’ar­ticle 24 de la Consti­tu­tion de la ve Répu­blique, est le repré­sen­tant des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales et des Fran­çais éta­blis hors de France.

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