Produire des médicaments pendant la Covid-19

Produire des médicaments pendant la Covid-19

Dossier : Covid-19Magazine N°758 Octobre 2020
Par Florian CHOPLIN (2010)

L’universalité de la crise cache une diver­si­té de vécus. Le virus a notam­ment lan­cé des défis dans une acti­vi­té indis­pen­sable : main­te­nir coûte que coûte la pro­duc­tion de médi­ca­ments essen­tiels à la san­té de patients, mal­gré la pan­dé­mie. Cela a été une expé­rience inédite au sein de l’usine Sano­fi de pro­duc­tion de médi­ca­ments de Mai­sons-Alfort, en Île-de-France.

Deux forces contraires ont mis sous ten­sion le site dès les pre­mières consignes gou­ver­ne­men­tales concer­nant le confi­ne­ment. Des dizaines de col­la­bo­ra­teurs ont été ren­voyés chez eux pour, selon les cas, y télé­tra­vailler, limi­ter leur pré­sence dans les espaces confi­nés, être en qua­tor­zaine post­in­fec­tion ou pré­ven­tive pour les per­sonnes vul­né­rables, ou encore garde pour des enfants. Du jour au len­de­main, le site est pas­sé de 600 à 350 collaborateurs.

En paral­lèle, la demande en anti­coa­gu­lants a aug­men­té de 20 %. Celle en anti­bio­tiques a été mul­ti­pliée par sept en rai­son de leur uti­li­sa­tion par les hôpi­taux, pour leurs pro­prié­tés anti-inflam­ma­toires, afin de dimi­nuer l’orage de cyto­kines pro­vo­qué par la Covid-19. L’enjeu a donc été de répondre à cette demande en forte hausse dans une situa­tion d’effectifs mas­si­ve­ment réduits. Pour cela, l’usine a comp­té sur 70 ans d’existence et une solide expé­rience de ges­tion de crise. Des ate­liers jusqu’au comi­té de direc­tion, des rituels mana­gé­riaux bien éta­blis font remon­ter les pro­blèmes et des­cendre les infor­ma­tions tous les jours à 12 h 05. Ce pilo­tage effi­cace a per­mis de prendre des déci­sions rapi­de­ment en fonc­tion de l’évolution de la situation.


REPÈRES

L’usine de Mai­sons-Alfort, une des 18 usines du groupe Sano­fi en France, est spé­cia­li­sée dans la fabri­ca­tion de seringues auto-injec­tables et de fla­cons lyo­phi­li­sés. Les seringues contiennent un anti­coa­gu­lant, 4e pro­duit du groupe en termes de chiffre d’affaires, dis­tri­bué dans tous les pays du monde, tan­dis que les fla­cons contiennent des Médi­ca­ments d’intérêt thé­ra­peu­tique majeur (MITM) dont des anti­bio­tiques injec­tables, dis­tri­bués en France ain­si qu’au Magh­reb. Elle emploie 600 col­la­bo­ra­teurs, les deux tiers affec­tés à la pro­duc­tion et le reste dans les fonc­tions « support ».


Un effort de mobilisation collectif

Le terme « inédite » a été uti­li­sé à outrance pour décrire la pan­dé­mie mais, du point de vue du site, « incon­nue » com­plète ce des­crip­tif. Dès lors, nous avons dû faire preuve d’agilité et de créa­ti­vi­té : sécu­ri­sa­tion des per­sonnes fra­giles à leur domi­cile, mise en place mas­sive du télé­tra­vail – jusqu’au départ de cer­tains col­la­bo­ra­teurs avec leur PC fixe à défaut de dis­po­ni­bi­li­té de PC por­table –, anti­ci­pa­tion des appro­vi­sion­ne­ments auprès de nos four­nis­seurs, recru­te­ment et for­ma­tion de nou­veaux inté­ri­maires, mise en place de la dis­tance inter­per­son­nelle, com­mande de masques et de gel hydro­al­coo­lique, le tout avec le risque qu’à la fin cela ne soit fait pour rien. Dans une France qui a condam­né Rose­lyne Bache­lot pour sa ges­tion conser­va­trice de la crise de H1N1 en 2009, de nom­breuses voix nous accu­saient de jouer les Cas­sandre. Un effort impor­tant de péda­go­gie a été déployé pour convaincre nos col­la­bo­ra­teurs que ces contraintes étaient néces­saires à leur sécurité.

À mesure que la France pre­nait conscience des consé­quences du virus et appre­nait à vivre en confi­ne­ment, ces dis­cours ont évo­lué. La peur d’être conta­mi­né a rem­pla­cé l’insouciance. De l’inutilité des contraintes, l’opinion du per­son­nel a bas­cu­lé vers l’insuffisance des actions, en par­ti­cu­lier sur la dis­po­ni­bi­li­té des masques dont la rare­té n’a pas épar­gné notre site. L’effort de péda­go­gie a donc été réorien­té pour convaincre nos col­la­bo­ra­teurs que, en tant qu’acteurs d’une acti­vi­té d’importance vitale, ils devaient main­te­nir leur enga­ge­ment quo­ti­dien, et que les mesures prises étaient désor­mais suf­fi­santes à leur sécurité.

Simplification et pragmatisme

L’objectif a été sim­pli­fié : pro­duire des médi­ca­ments. Les pro­jets non essen­tiels ont été déca­lés à une date ulté­rieure et le repor­ting a été réduit au mini­mum. Dans ce contexte, les col­la­bo­ra­teurs ont eu une atti­tude exem­plaire mal­gré leurs appré­hen­sions. Une réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion assor­tie d’un plan de for­ma­tion éclair a per­mis à tout col­la­bo­ra­teur de rem­pla­cer au pied levé le per­son­nel absent, assu­rant ain­si la conti­nui­té de l’activité. Cet état d’esprit volon­ta­riste concen­tré sur un objec­tif cla­ri­fié, asso­cié à une nou­velle manière de tra­vailler, a contri­bué à la réus­site du site.

Les auto­ri­tés sani­taires ont aus­si fait preuve d’un prag­ma­tisme inha­bi­tuel pour répondre au carac­tère excep­tion­nel de la situa­tion. En col­la­bo­ra­tion avec l’Agence natio­nale de sécu­ri­té du médi­ca­ment (ANSM), le site a réus­si à mul­ti­plier par sept sa pro­duc­tion de l’antibiotique, uti­li­sé chez les patients en réani­ma­tion, men­tion­né pré­cé­dem­ment. Le packa­ging uni­taire usuel, gou­lot d’étranglement de la pro­duc­tion, a été trans­for­mé en packa­ging par cin­quante fla­cons. Entre l’information de l’explosion des ventes aux hôpi­taux, la pro­po­si­tion de la solu­tion et sa vali­da­tion par l’ANSM, tout s’est joué en quelques jours quand d’habitude ce pro­ces­sus prend des années. Cela démontre qu’une sim­pli­fi­ca­tion des pro­cé­dures admi­nis­tra­tives est pos­sible et per­met une effi­ca­ci­té dont les patients et le sec­teur phar­ma­ceu­tique sortent gagnants.

“Les collaborateurs ont eu
une attitude exemplaire malgré leurs appréhensions.”

L’importance du sens du travail

La pre­mière leçon que le site tire de cette expé­rience est l’importance du sens au tra­vail. L’industrie pharma­ceutique s’est rap­pe­lé sa rai­son d’être : la san­té du patient. Un col­la­bo­ra­teur a créé un fort effet d’entraînement en mon­trant sa fille infir­mière dans le Grand Est en train de pré­pa­rer les injec­tions d’antibiotiques pour des patients en réani­ma­tion. Nous avons eu des échanges impor­tants avec des méde­cins décri­vant le besoin en anti­coa­gu­lants à forte concen­tra­tion pour les per­sonnes ali­tées. Nous avons été à l’écoute des inves­tis­se­ments dans la recherche d’un vac­cin et des dis­cours du gou­ver­ne­ment sur la néces­si­té de retrou­ver notre sou­ve­rai­ne­té natio­nale dans les domaines stra­té­giques. Ces élé­ments, vus depuis une usine loca­li­sée dans un clus­ter de la pan­dé­mie, ont don­né du sens, une éner­gie nou­velle, et ont créé un sen­ti­ment de fier­té made in France lui aus­si inédit.

La responsabilisation des équipes pour atteindre des objectifs

Seconde leçon, la res­pon­sa­bi­li­sa­tion des équipes a ensuite confir­mé qu’elle est le meilleur moyen d’atteindre des objec­tifs. L’équipe de direc­tion a consa­cré son temps à défi­nir la marche à suivre, faire de la péda­go­gie auprès des col­la­bo­ra­teurs du site et pré­ci­ser la gou­ver­nance avec les néo­té­lé­tra­vailleurs. Le site a été auto­nome pour déployer les actions néces­saires au main­tien de la pro­duc­tion. L’encadrement a, lui, trou­vé le meilleur che­min pour y par­ve­nir. Cela nous a per­mis d’agir vite, en pre­nant nos respon­sabilités et en sup­pri­mant une par­tie du repor­ting et des cir­cuits de vali­da­tion sou­vent longs au sein du groupe. Par ailleurs, l’exemple a prou­vé que le télé­tra­vail est pos­sible sur un site de pro­duc­tion, mal­gré les a prio­ri. Enfin, nous avons désor­mais la pos­si­bi­li­té de for­mer n’importe quel col­la­bo­ra­teur en agent de pro­duc­tion et de main­te­nir ain­si nos lignes en acti­vi­té mal­gré les absences. Ces deux actions ont confir­mé l’importance de l’agilité au sein de notre organisation.

“Un sentiment de fierté
made in France inédit.”

Trois défis pour l’avenir

L’avenir que nous réserve la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus reste un mys­tère. En début d’année nous étions tiraillés dans deux direc­tions contraires : répondre à une demande en hausse avec des effec­tifs amoin­dris. Désor­mais la qua­si-tota­li­té des effec­tifs est reve­nue sur site à la suite du port du masque mais, par effet bullw­hip, la demande s’est révé­lée cor­res­pondre à des anti­ci­pa­tions de gros­sistes, dis­tri­bu­teurs, hôpi­taux et phar­ma­cies qui, du fait de stocks impor­tants, réduisent main­te­nant leur demande.

Gérer le rythme de production

Pre­mier défi, c’est donc la dyna­mique moins plai­sante d’un ralen­tis­se­ment de la pro­duc­tion qui concentre notre éner­gie. De plus, per­sonne ne pou­vant pré­dire qu’il n’y aura pas de seconde vague, nous devons conser­ver la pos­si­bi­li­té de réac­cé­lé­rer en cas de hausse sou­daine de la demande.

Gérer l’engagement des collaborateurs

Le second défi concerne nos col­la­bo­ra­teurs. À l’heure de la rédac­tion de ces lignes, les congés d’été leur per­mettent de reprendre des forces après des mois de mobi­li­sa­tion. C’est indis­pen­sable pour retrou­ver l’énergie déployée à adop­ter les nou­velles mesures, sup­por­ter des horaires à ral­longe, les absences et le télé­tra­vail – avec ce que ce der­nier implique d’absence de décon­nexion ou tra­vail au milieu d’une famille dans un appar­te­ment fran­ci­lien exi­gu –, le tout dans un contexte d’accélération puis de décé­lé­ra­tion bru­tales qui ont enta­mé le men­tal de tous. Leur éner­gie sera indis­pen­sable pour pas­ser la fin de 2020.

Le contexte géné­ral de relâ­che­ment vis-à-vis du virus n’aide pas. Leur enga­ge­ment sera com­pli­qué à mobi­li­ser une nou­velle fois en cas de seconde vague. Accu­sés d’en faire trop lors des pre­mières mesures, puis de ne pas en faire assez, le main­tien des mesures bar­rières, en par­ti­cu­lier le port du masque, est désor­mais vécu comme une contrainte inutile par une par­tie des col­la­bo­ra­teurs. Mal­gré la las­si­tude, nos enca­drants devront conti­nuer de dépen­ser leur éner­gie à s’assurer que cha­cun res­pecte ces consignes.

Gérer le long terme et le télétravail

Enfin, troi­sième défi, nous devrons réin­té­grer dans notre nou­velle nor­ma­li­té deux élé­ments d’abord pla­cés en retrait : le long terme et les télé­tra­vailleurs. Le pre­mier néces­si­te­ra de retrou­ver du temps à lui dédier, réel défi alors que le virus est encore là et nous occupe tou­jours. Le second néces­si­te­ra de nou­veaux efforts d’accompagnement et la recons­truc­tion d’un esprit de cohé­sion chez nos col­la­bo­ra­teurs qui ont connu trois expé­riences dis­tinctes au pre­mier semestre. Les deux tiers du per­son­nel ont conti­nué à venir mal­gré le confi­ne­ment, ils ont vécu les risques et la peur du début de la pan­dé­mie, dans cer­tains cas jusqu’à la défiance de leurs proches auprès des­quels ils devaient jus­ti­fier leur prise de risque. Ils ont vécu l’évolution des mesures bar­rières. Leur per­cep­tion du virus a évo­lué au fil des mois et ils sont désor­mais répar­tis en deux groupes : un groupe qui consi­dère que la nou­velle nor­ma­li­té inclut les mesures bar­rières ; un second qui consi­dère que, le pic étant pas­sé, nous devrions reve­nir au fonc­tion­ne­ment préépidémique.

La nouvelle normalité

En paral­lèle, un tiers du site a été assi­gné à domi­cile. Mal­gré les outils digi­taux pour main­te­nir le contact, leur expé­rience du virus a été vir­tuelle. Ils ont sui­vi de loin la mise en place des mesures bar­rières, n’ont jamais expé­ri­men­té cette nou­velle nor­ma­li­té au sein de l’usine, n’ont plus pris les trans­ports en com­mun depuis le début du confi­ne­ment. Pour une durée incon­nue et dans un ave­nir incer­tain, ils doivent donc, avec le sou­tien d’un enca­dre­ment qui a été éprou­vé et qui repart à zéro, bru­ta­le­ment s’habituer à un quo­ti­dien qui a pris des semaines à être adop­té par d’autres.

En conclu­sion, notre site a su rele­ver les défis et assu­rer sa mis­sion de san­té publique grâce à la mobi­li­sa­tion excep­tion­nelle de nos col­la­bo­ra­teurs qui ont fait de notre conti­nui­té un enjeu qua­si per­son­nel. Tour­nés vers l’avenir, nous ten­tons de reve­nir à notre quo­ti­dien d’avant en l’adaptant à cette nou­velle nor­ma­li­té, tout en étant conscients qu’un retour à une situa­tion simi­laire au début 2020 est pro­bable. En théo­rie, en fédé­rant de nou­veau nos col­la­bo­ra­teurs, l’expérience de la pre­mière vague devrait nous per­mettre de répondre encore mieux à l’avenir.


Trois exemples significatifs d’engagement

L’épouse d’un res­tau­ra­teur en col­lec­ti­vi­té a impo­sé à son conjoint que ce der­nier prenne en charge la garde de leurs enfants, affir­mant que la pro­duc­tion de médi­ca­ments pri­mait sur son acti­vi­té. Un second col­la­bo­ra­teur a deman­dé à pas­ser en équipe de nuit afin de gar­der ses enfants le jour et d’assurer la pro­duc­tion la nuit. Enfin des col­la­bo­ra­teurs de ser­vices « sup­port », dont cer­tains membres du comi­té de direc­tion du site et de ser­vices glo­baux du groupe, se sont por­tés volon­taires pour pal­lier le manque de per­son­nel sur la ligne de production.

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