Propositions pour une libéralisation différente du commerce international

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Joseph STIGLITZ

Les par­ti­sans de la libé­ra­li­sa­tion du com­merce inter­na­tio­nal sont per­sua­dés qu’elle appor­te­ra une pros­pé­ri­té sans pré­cé­dent. Mais les contro­verses à ce pro­pos sont vives.

Joseph Sti­glitz a reçu en 2001 le prix Nobel d’économie.
Il est l’au­teur de très nom­breux articles et livres, par­mi les­quels en par­ti­cu­lier La Grande Dés­illu­sion (Glo­ba­li­za­tion and its Dis­con­tents, 2001) en 2003, et, avec Andrew Charl­ton, Fair Trade for All : How Trade Can Pro­mote Deve­lop­ment, 2006.
Il est pro­fes­seur à l’u­ni­ver­si­té Colum­bia de New York.

Les par­ti­sans de la libé­ra­li­sa­tion du com­merce inter­na­tio­nal sont per­sua­dés qu’elle appor­te­ra une pros­pé­ri­té sans pré­cé­dent. Mais les contro­verses à ce pro­pos sont vives ; aux yeux de beau­coup, les coûts de la libé­ra­li­sa­tion – salaires en dimi­nu­tion, chô­mage en aug­men­ta­tion, sou­ve­rai­ne­té natio­nale affai­blie – dépassent les avan­tages d’une effi­ca­ci­té éco­no­mique accrue et d’une crois­sance accélérée.

Libéralisation aveugle : source de déséquilibre

Si la libé­ra­li­sa­tion du com­merce inter­na­tio­nal n’a pas été le com­plet suc­cès annon­cé, c’est en par­tie parce qu’elle n’a pas été vrai­ment libé­rale, et qu’elle n’a pas été équi­table. L’eût-elle même été, tous les pays n’en auraient pas éga­le­ment pro­fi­té, et à l’in­té­rieur même des pays qui en auraient réel­le­ment pro­fi­té, tous les citoyens n’au­raient pas eu leur part des avan­tages. La théo­rie éco­no­mique de la libé­ra­li­sa­tion du com­merce inter­na­tio­nal, avec les hypo­thèses que les mar­chés fonc­tionnent par­fai­te­ment et que les accords de libé­ra­li­sa­tion sont équi­tables, pré­dit que chaque pays dans son ensemble gagne­ra à y par­ti­ci­per. Elle pré­dit aus­si qu’à l’in­té­rieur du pays il y aura des per­dants, que cepen­dant les gagnants seront en mesure de com­pen­ser tout en conser­vant une par­tie de leurs gains.

En pra­tique les com­pen­sa­tions sont, au mieux, par­tielles. Si l’es­sen­tiel des avan­tages demeure entre les mains d’une mino­ri­té déjà favo­ri­sée, alors la libé­ra­li­sa­tion crée des pays riches avec des citoyens appau­vris ; même les classes moyennes souffrent. Par consé­quent, si la libé­ra­li­sa­tion ne s’ac­com­pagne pas de mesures appro­priées, la majo­ri­té des citoyens peuvent en pâtir, et n’a­voir donc aucune rai­son de la sou­te­nir. Il ne s’a­git pas de l’ex­pres­sion d’in­té­rêts égoïstes, mais d’une appré­cia­tion cor­recte du monde tel qu’il est.

Mais ce monde-là n’est pas une fata­li­té. La libé­ra­li­sa­tion du com­merce inter­na­tio­nal peut, lors­qu’elle est à la fois équi­table et accom­pa­gnée des mesures et poli­tiques appro­priées, contri­buer à un déve­lop­pe­ment équitable.

Libéralisation contrôlée : une nécessité

Pour aider les pays pauvres à faire face aux dif­fi­cul­tés carac­té­ris­tiques du stade de déve­lop­pe­ment où ils se trouvent, je pro­pose de rem­pla­cer le prin­cipe de « réci­pro­ci­té pour et par­mi tous les pays, indé­pen­dam­ment de leurs carac­té­ris­tiques » par le prin­cipe de « réci­pro­ci­té entre égaux, mais dif­fé­ren­cia­tion sur la base de carac­té­ris­tiques signi­fi­ca­ti­ve­ment dif­fé­rentes ». L’U­nion euro­péenne a agi dans cet esprit quand en 2001 elle a ouvert ses mar­chés aux pays les plus pauvres, sup­pri­mant la plu­part des droits de douane et des res­tric­tions non tari­faires sans exi­ger en retour des conces­sions éco­no­miques ou poli­tiques. C’est une poli­tique ration­nelle. D’une part elle assure aux consom­ma­teurs euro­péens l’ac­cès à un éven­tail plus large de pro­duits à des prix plus bas. D’autre part, tan­dis que les incon­vé­nients pour les pro­duc­teurs euro­péens sont à peu près insen­sibles, les pro­duc­teurs des pays béné­fi­ciaires peuvent en tirer de grands avan­tages. La poli­tique euro­péenne en la matière a aus­si été un signal posi­tif invi­tant d’autres pays déve­lop­pés à l’imiter.

Si d’autre part on veut sus­ci­ter dans les pays déve­lop­pés un large sou­tien à la libé­ra­li­sa­tion, il est impé­ra­tif de faire en sorte que ses avan­tages et ses coûts soient mieux répar­tis. Cela requiert une fis­ca­li­té plus pro­gres­sive sur l’en­semble des reve­nus. Il faut même faire plus, en par­ti­cu­lier aux États-Unis, en faveur des titu­laires de reve­nus modestes. On ne convain­cra pas les sala­riés des bien­faits de la libé­ra­li­sa­tion en leur expli­quant qu’ils ne gar­de­ront un emploi qu’au prix de réduc­tions suf­fi­santes de leurs salaires. Pour que les salaires puissent aug­men­ter, des gains de pro­duc­ti­vi­té sont néces­saires, et donc des efforts d’é­du­ca­tion et de recon­ver­sion ; les sala­riés doivent alors pou­voir béné­fi­cier de ces gains de pro­duc­ti­vi­té, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Grâce notam­ment à ces réformes, les pos­si­bi­li­tés que la libé­ra­li­sa­tion soit beau­coup plus lar­ge­ment béné­fique s’am­pli­fie­ront, et il en sera de même du sou­tien à une libé­ra­li­sa­tion deve­nue plus équitable.

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