Prospective et chômage
Le présent document fait suite aux travaux d’un petit groupe d’anciens dirigeants d’un grand secteur industriel français qui se sont concertés pour tenter de trouver une solution à ce terrible problème que pose le chômage, en partant d’une conception nouvelle vraisemblable de ce que sera la société de type européen du XXIe siècle.
Lorsqu’on discute avec un homme politique – quelle que soit son appartenance – de ce fléau du monde moderne qu’est le chômage, on reste étonné de la tournure d’esprit avec laquelle il aborde le sujet. Il raisonne à partir du système actuel de partage du travail, en se fondant sur une approche perspective fournie par l’extrapolation des graphiques des économistes. Il se refuse à prendre en compte tout autre information de type prémonitoire qui permet pourtant d’imaginer ce que sera – demain – la société dite européenne. Autrement dit, quand on lui parle de prospective, il ferme sa porte. C’est là une infirmité rédhibitoire dont souffrent actuellement tous les débats sur le chômage.
Notre analyse du problème est novatrice en ce sens qu’elle prend appui sur une approche volontairement prospective ; qu’entendre par là ? Cela signifie tout simplement savoir tenir compte non seulement d’une analyse critique de la situation actuelle (à laquelle contribuent largement les études des économistes et des sociologues bien entendu) mais surtout admettre les signes avant-coureurs d’une explosion sociale qui nous menace afin de pouvoir imaginer des mesures qui puissent permettre de l’éviter. On peut d’ores et déjà en citer au moins cinq d’entre eux qui ont pour nom : libéralisme, démographie, libre-échange, NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication), justice…
- La société actuelle est engagée sous la bannière du libéralisme qui, lorsqu’il devient « sauvage », ne connaît plus de limites aux conséquences inéluctables de la loi féroce de l’offre et de la demande. C’est le cas aux USA où l’on offre des salaires de misère dans les secteurs d’activités traditionnelles, autres que les nouveaux secteurs de la mutation technologique en cours (informatique, robotisation). Hélas, la paupérisation des masses exclues des nouveaux domaines du SAVOIR ne pourra qu’engendrer la révolte !
- Le monde de demain connaîtra de nouvelles contraintes sous l’angle de la démographie. Même si la planète peut nourrir tout le monde, la mise en place des ravitaillements pourra se heurter à des difficultés insurmontables. Les populations des pays pauvres surpeuplés émigreront alors vers les pays riches.
- Le libre-échange mondialiste n’en est qu’à ses débuts mais, faute d’organismes régulateurs, il commence à porter des fruits empoisonnés inacceptables, parmi lesquels le chômage, conséquence pour les pays développés de la concurrence d’une main-d’oeuvre sous-payée à l’étranger.
- Le développement des moyens rapides de communication rend déjà obsolète le système de représentation des citoyens par des élus. Dans l’avenir la communication directe entre « groupes de pression » et « gouvernement » devra être organisée de façon institutionnelle, sans remettre en cause si possible le rôle fondamental des partis.
- Le laxisme actuel de la Justice, allant jusqu’à la non- application des lois, conduira à modifier le fonctionnement des organismes chargés du maintien de l’ordre, non sans avoir préalablement supprimé la bénédiction institutionnelle accordée à l’oisiveté, génératrice de violence ; l’absence de solution au problème crucial de la sécurité conduira en effet à des pratiques d’autodéfense de la part des agressés…
1 – La société du XXIe siècle
Pour discuter utilement du devenir de notre société, il conviendrait tout d’abord de reconsidérer le raisonnement des sociologues.
L’évolution dépendra du cas que l’on fera des valeurs permanentes qui motivent l’homme : liberté, droits et responsabilités, vie de famille, émancipation des femmes, compassion pour les faibles, âgés ou infirmes, tolérance vis-à-vis d’autrui, respect de la vie, recherche de la paix, de la vérité, progression de l’idée de solidarité mondiale. Pourra-t-on vaincre d’autre part la résistance au changement, la corruption, les conflits ou consensus néfastes inhérents aux forces du marché, la dégénérescence des vertus politiques ?
Une chose est certaine, c’est qu’il faudra garantir à chaque citoyen la satisfaction de ses besoins fondamentaux (toit, nourriture, vêtements, instruction et liberté). Mais par quelles voies et quels moyens ? Autrement dit : qui produira la richesse et comment la répartira-t-on ? Depuis que le monde existe, on a tout essayé en commençant par le troc et la pratique du don, puis en réglementant la vie en société, qu’elle fut du type agricole, marchande, médiévale ou industrielle, dirigiste ou libérale mais remarquons toutefois que l’on n’a jamais dissocié répartition des richesses et maintien d’un minimum d’ordre, c’est-à-dire de sécurité.
Pour pouvoir proposer les bases d’un système de répartition du travail adapté au monde futur, il convient naturellement de choisir tout d’abord entre les deux thèses en présence sur les causes actuelles du chômage et sur ses possibilités d’évolution :
- l’une qui prétend que le chômage restera toujours un phénomène de conjoncture, lié à des crises cycliques dans un système de libre-échange désormais mondialisé,
– l’autre qui admet avec bon nombre d’économistes, hommes d’affaires ou écrivains tel l’auteur de L’écriture ou la vie1)Jorge Semprun (à l’occasion d’une réunion tenue à la Sorbonne les 19 et 20 octobre derniers sous le titre « La cité de la réussite ») que la « troisième révolution industrielle a engendré une mutation fondamentale des modes de production qui détruit l’emploi« 2, ce qui ne veut pas dire qu’elle détruit pour autant la production de richesses.
Déjà les membres du club de Rome dans leur rapport annuel de 1992 avaient prédit que l’évolution du monde moderne ne ferait qu’aggraver le problème endémique de la désoccupation : « Si l’industrie n’a plus besoin de gros effectifs, ce n’est pas à cause de crises cycliques, mais parce que la société réclame – et que la technique permet – une productivité très élevée du travail (…). Nous faisons l’hypothèse qu’à l’avenir l’individu sera moins préoccupé par le chômage tel que nous l’avons entendu jusqu’à présent (non-travail), mais voudra surtout avoir une occupation au sens large du terme« 3.
C’est évidemment cette dernière explication qui est la bonne mais les hommes politiques n’ont pas le courage de dire qu’il est impossible de revenir au plein emploi des « trente glorieuses », ajoute Jorge Semprun. Un court rappel historique des choix exercés dans le passé devrait permettre ensuite de proposer une solution en harmonie avec l’analyse ci-dessus.
2 – Rappel historique
Si l’on en croit l’Ancien Testament – « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » – le problème « Travail/Survie » restera celui de tous les temps… Tous les types de sociétés ont eu à faire face aux déséquilibres de cette équation élémentaire, générateurs de chômage.
Le système actuel de gestion de chômage, c’est-à-dire « en donnant le salaire sans le travail » comme dans la Rome antique4, n’a jamais été pratiqué ailleurs ni en d’autres temps, à notre connaissance.
Dans les autres cas, selon l’Encyclopoedia Universalis, les dirigeants responsables s’efforcèrent toujours de créer des ressources aux nécessiteux sans travail, en organisant des sections de travaux publics comme à Athènes sous Périclès, des ateliers de charité comme à Reims après la guerre de Cent Ans qui procurèrent d’ailleurs des bénéfices à ceux qui avaient avancé les fonds. Des ateliers publics furent encore créés à diverses reprises, sous l’impulsion des rois de France, de François Ier à Louis XVI et la Révolution française de 1789 ne trouva pas d’autre solution pour faire face à l’éternel problème de la désoccupation, puisque l’Assemblée constituante autorisa en 1790 la constitution des Ateliers de Paris5.
L’exemple le plus connu reste celui des ateliers nationaux de 1848, le gouvernement provisoire ayant arrêté « qu’il fallait secourir l’ouvrier par le travail qui honore, plutôt que par l’aumône qui humilie ». L’échec vint principalement du manque de travaux à confier à ces ateliers, que l’histoire a imputé au mauvais vouloir du corps des Ponts et Chaussées foncièrement hostile au système. Par contre, les ateliers de femmes organisés par les douze arrondissements de Paris furent un succès ne laissant à leur liquidation qu’une perte insignifiante à la charge du Trésor.
Partant de l’idée qui rejoint celles du rapport Boissonnat, du Commissariat général au Plan (octobre 1995) « sur le travail dans vingt ans », à savoir qu’il faudra adapter les conditions du travail aux mutations socio-économiques, nous proposons un système nouveau par rapport aux pratiques anciennes. Ce système consiste à faire cohabiter deux secteurs d’emploi :
- le secteur producteur de richesses existant qui fonctionne selon le système le plus efficace, le libéralisme,
– un secteur nouveau d’occupations, génératrices de sécurité et d’amélioration de la qualité de la vie, selon une formule du type « régies autonomes régionales », par exemple, et à organiser l’arbitrage des conflits possibles entre les deux secteurs.
3 – La gestion du secteur d’occupations d’utilité publique
Ce secteur pourrait être géré par autant de sociétés qu’il existe de régions en France et que l’on pourrait dénommer : « Sociétés de gestion d’intérêts régionaux » (SGIR). L’éventail des travaux et occupations, susceptibles d’être confiés aux SGIR dans les domaines d’utilité publique, est suffisamment vaste pour permettre d’occuper tous les chômeurs, la qualité de vie des populations régionales étant évidemment fonction de leur nombre. Citons à titre indicatif les domaines suivants :
- la sécurité publique, la lutte contre les fléaux (drogue, Sida), la sauvegarde de l’environnement, la récupération de matières et matériaux pour recyclage, l’accompagnement social dans un monde déshumanisé, l’aide caritative que les organisations non gouvernementales ne suffisent pas à assumer totalement, la lutte contre l’inculture informatique, l’amélioration des moyens de gestion parfois insuffisants des préfectures et mairies, etc.
4 – Étude de faisabilité
Pour s’assurer que de telles sociétés régionales soient viables, il serait nécessaire de confier à un petit groupe de travail une étude de faisabilité, tenant compte des principes suivants :
- non-concurrence vis-à-vis de l’industrie et du commerce privés qui doivent garder des avantages très nets pour susciter l’envie d’oeuvrer en leur sein,
– mise au point d’un système de rémunération au sein des SGIR qui tienne compte principalement du profil professionnel des individus mais aussi de l’emploi tenu,
– comparaison entre le coût actuel du chômage pour la Nation et la charge qui pourrait résulter pour le Trésor de la gestion des SGIR : on entend dire couramment que le chômage coûte à la France 400 milliards de francs, ce qui pour 3 300 000 chômeurs donne une marge de couverture de 121 000 francs par an et par individu.
5 – Conclusion : peut-on progresser ?
Le concept que l’on vient de développer a pris naissance en novembre 1992 et a été soumis à l’époque à divers échelons de l’appareil gouvernemental qui l’ont réexaminé notamment en avril 1994 et en novembre 1995 mais l’accueil favorable annoncé a été suivi chaque fois d’un enlisement par omission et l’étude de faisabilité proposée n’a jamais été lancée. Pourquoi ?
En voici la raison : l’idée neuve proposée est basée sur une répartition contrôlée entre tous les citoyens de la richesse nationale générée par un nombre limité d’actifs et de robots. Le système dirigiste qui garantit, grâce à des « occupations », le droit au travail des exclus du système productif fait penser à un renouveau de communisme et fait peur. Un tel réflexe dénote un manque de réflexion sérieux car il ne s’agit pas de faire revivre une idéologie qui s’est révélée néfaste parce que totalitaire. Tout au plus s’agit-il de faire une place à la « solidarité » dans un système qui reste fondamentalement libéral mais dont on entend limiter les excès6.
Pour garantir le bon fonctionnement du système proposé, il resterait à étudier la mise en place d’un organisme d’arbitrage pour régler les conflits entre les deux régimes de travail offerts à tout citoyen. Il ne manque pas d’organismes d’études à la disposition du gouvernement pour conduire une investigation dans ce sens avec l’étude de faisabilité déjà proposée, comme par exemple le Commissariat au Plan ou le Conseil économique et social.
Mais souhaite-t-on vraiment offrir à nos concitoyens, et en particulier aux jeunes, de vraies raisons d’espérer en l’avenir ou bien ne préférera-t-on pas continuer à leur prodiguer des soins palliatifs en attendant la catastrophe ?
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1. Gallimard, 1994.
2. Le Figaro du 18/10/96, « Un entretien avec Jorge Semprun ».
3. Questions de survie – La révolution mondiale a commencé, p. 74, éd. Calmann-Lévy.
4. Selon L. A. Garnier-Pagès, auteur de L’histoire de la Révolution de 1848, pour éviter les désordres sur la place publique, il fallait bien « ouvrir les greniers publics, puiser dans le trésor, distribuer à chacun sa ration de blé et sa pièce d’or ».
5. Mal gérés, ils furent dissous un an après.
6. En poussant le raisonnement jusqu’à ses limites dans le cas d’un libéralisme totalitaire, on arriverait finalement à proposer aux laissés-pour-compte de leur assurer, en contrepartie de leur travail, uniquement le gîte et le couvert, c’est-à-dire de les ramener au niveau de « véritables esclaves ».