Prospective et défense : même combat
Histoire de la prospective au sein du ministère de la Défense
Histoire de la prospective au sein du ministère de la Défense
Il faut d’abord remarquer que, de tout temps, le ministère chargé de la Défense a été actif et novateur en matière de prospective. Citons simplement ici le CPE (Centre de prospective et d’évaluation) et le GROUPES, ancêtres de la DAS (Délégation aux affaires stratégiques), qui ont travaillé sur des concepts tels que la dissuasion du faible au fort (concept auquel la plupart des puissances nucléaires actuelles se sont finalement ralliées), la manœuvre des hélicoptères de combat ou la force d’action rapide. Le dispositif actuel est différent mais la démarche prospective est toujours présente et active au sein du ministère de la Défense.
Ce qu’est la prospective
Mais qu’est-ce que la prospective et quel est son rôle ?
Les zones urbaines seront-elles le principal lieu d’opérations armées ? © BLANCHARD/BD/MÉDIA
La prospective peut être définie comme une démarche volontariste qui consiste à anticiper les conséquences pour demain des décisions à prendre aujourd’hui. Elle se place dans le champ des futurs possibles et peut utiliser des données d’analyse.
La prospective est évidemment une aide à la décision : prendre aujourd’hui les » bonnes » décisions en ayant étudié les enjeux et les risques de toutes les décisions susceptibles d’être prises. Mais pas de mélange des genres : il faut veiller à ne pas mélanger les analyses prospectives et la prise de décisions. Les acteurs de la prospective doivent proposer différentes solutions conduisant à différents futurs possibles. Mais, le choix revient aux décideurs.
La prospective est aussi une aide au débat qui se nourrit des réactions des uns et des autres aux analyses faites. En matière de prospective, il n’y a pas de vérité. La prospective n’est ni de la prévision ni de la prédiction. Si une chose est sûre, c’est que le monde futur sera différent de tout ce qu’on peut imaginer.
Parmi les qualités nécessaires à une bonne prospective, citons-en trois :
- la confiance entre les différents intervenants ;
- leur ouverture d’esprit et la prise en compte de différentes cultures ;
- l’absence de contraintes ou de tabous, en tout cas, dans une première étape de réflexion qui se doit d’être très libre.
Le dispositif actuel : la théorie
S’agissant des questions de défense, le cadre politique en amont est donné par le Livre blanc sur la défense, réactualisé régulièrement, de façon publique (en ce sens, le rapport annexé à la loi de programmation militaire 1996–2002 est exemplaire) ou non. Il fournit l’éclairage stratégique.
Depuis 1996, les actions de prospective sont articulées autour du Plan prospectif à trente ans (PP30), base dont découlent des actions concrètes de préparation du futur, plans d’études, politique internationale du ministère ou politique technologique en matière d’armement. Les intervenants sont multiples au sein du ministère de la Défense, chacun particulièrement légitime sur un secteur particulier (citons la Délégation aux affaires stratégiques sur les questions géostratégiques, les états-majors, en particulier l’état-major des armées, pour les aspects opérationnels et la Délégation générale pour l’armement sur les thèmes technologiques) mais tous non seulement peuvent mais doivent contribuer à enrichir la réflexion générale.
Le PP30
Le PP30 examine les évolutions des matériels de défense sur les trente prochaines années. C’est un document classifié, diffusé à environ 500 exemplaires au sein du ministère de la Défense. Sa rédaction est collégiale, pilotée par le collège des architectes de systèmes de forces de la Délégation générale pour l’armement et les officiers de cohérence opérationnelle des états-majors qui s’appuient tous sur le réseau des » penseurs » de la défense.
Des robots terrestres guideront-ils des avions de combat vers leur cible ? © © BLANCHARD/BD/MÉDIA
» Pourquoi trente ans ? » est une question souvent posée. Trente ans est la durée de vie moyenne des équipements de défense. Donc, dans trente ans, tous les systèmes actuels auront été remplacés ou seront sur le point de l’être. Mais surtout, il fallait trouver une durée suffisamment longue pour échapper à la tentation de faire se succéder un avion de combat à un avion de combat ou un char à un char. À trente ans, l’extrapolation, surtout linéaire, n’est plus de mise.
Un raisonnement par système de forces a été adopté. Une analyse menée armée par armée ne permet plus de prendre en compte les besoins capacitaires nécessairement interarmées ni les approches transverses, technologiques en particulier. Une grille de lecture par système de forces a donc été définie et est utilisée. Un système de forces correspond à une grande mission ou à une grande fonction (elles sont au nombre de huit)1 et permet d’examiner la cohérence au niveau global.
L’examen par système de forces est complété par trois types de prospective transverse, traitant respectivement des aspects géostratégiques, technologiques et opérationnels (modes de combat futurs).
Prospective et préparation du futur
L’île flottante sera-t-elle la base de départ des opérations de projection de demain ?© © BLANCHARD/BD/MÉDIA
Le PP30 est le document de base des actions du ministère de la Défense pour la préparation du futur en matière de matériel de défense. C’est non seulement un outil d’aide au débat et à la réflexion, mais c’est aussi un outil d’aide à la décision. De lui découlent toutes les actions concrètes de préparation du futur, tant les programmes d’études (qu’elles soient à caractère technologique, les études amont, ou à caractère plus opérationnel, les études technico-opérationnelles) que les stratégies technologiques et sectorielles (autrefois qualifiées de politique industrielle).
Les réflexions du PP30 ne sont donc pas découplées de la réalité. Non seulement parce qu’il traite des trente prochaines années (de toutes les trente prochaines années, y compris l’année en cours, la programmation militaire, les travaux de planification et les évolutions déjà décidées), mais aussi parce que c’est un instrument réel d’orientation et de pilotage d’actions concrètes et de mise en place et d’affectation de crédits.
La prospective sur la prospective
Utilisant la liberté de réflexion qui sied non seulement à un exercice prospectif mais aussi à cette revue, risquons-nous à la prospective sur la prospective de défense. Ce qui suit ne sont que quelques pistes personnelles visant à améliorer une situation qui, sans fausse modestie, est déjà bonne. Quelle autre administration cherche à prendre son destin en main en raisonnant à échéance de trente ans ? Quelle autre entité, publique ou privée, peut voir sans manifestations excessives son budget et ses personnels réduits dans les proportions des chocs subis par la défense ? Et pour simplement prendre l’exemple de l’armée de terre, qui est consciente qu’elle est passée d’une armée de conscription de 225 000 hommes, attendant le » grand jour » dans ses casernes, en entraînement ou en formation, à une armée de 135 000 professionnels en situation de surchauffe due à un taux d’intervention extérieure considérable ?
Dans un premier temps, le dispositif actuel pourrait être complété, par exemple, en poursuivant la mise en relation (la mise en réseau) des différents bureaux, services ou individus qui font de la prospective au sein du ministère de la Défense, et ils sont nombreux. S’agissant de la technologie, il conviendrait d’avoir une démarche ambitieuse de démonstrateurs2 : dans un monde plus incertain et plus complexe qu’avant, il serait sain d’explorer davantage de situations, de possibilités, technologiquement mais aussi opérationnellement, pour passer ensuite, s’agissant des matériels, au développement et à la production lorsqu’on sait mieux ce qu’on veut et accélérer la réalisation de ces phases industrielles. Une » petite » remarque mérite d’être faite : ceci nécessitera sans doute de revoir la régularité de la répartition des crédits aux différents états-majors au fil des budgets3 : durant trois ans un effort doit peut-être être fait sur un avion de combat pour l’armée de l’air, avant d’augmenter considérablement les budgets pour un programme de sous-marin, puis d’intensifier les efforts budgétaires pour les matériels terrestres.
Des progrès peuvent aussi être attendus d’un élargissement du panel des intervenants aux réflexions prospectives de défense, organisées au sein du ministère, en France mais aussi en Europe, et d’un élargissement des thèmes traités (économie, ressources humaines…). Ceci est déjà en cours.
Il faudrait renforcer l’utilisation de wargames, y compris au niveau politique, ministériel y compris. C’est ce qu’ont compris depuis longtemps les Anglo-Saxons, avec des exercices du type » the day after » en particulier. Ceci nécessitera, au niveau français, un changement de culture.
Enfin, beaucoup peut être attendu d’une intensification (d’aucuns diraient d’une création) d’une démarche prospective réellement dérangeante et décapante, sans tabou. Se mettre dans une démarche ex nihilo, sans chercher à extrapoler la situation actuelle est déjà en germe dans les réflexions du PP30. Mais il faut aller plus loin. L’encadré qui suit propose une organisation possible pour démarrer cette prospective réellement exploratoire. Faute de quoi, la réflexion stratégique de défense sera pilotée voire confisquée par des entités extérieures au ministère de la Défense. Celui-ci se doit de rester force de proposition !
Cet article doit beaucoup à de nombreuses discussions avec Yves Boyer (FRS) et le GCA d’Anselme (DGA/SASF). L’auteur s’exprime néanmoins à titre personnel.
1. Dissuasion, commandement, communications, conduite et renseignement, mobilité, frappe dans la profondeur, maîtrise du milieu aéroterrestre, maîtrise du milieu aéromaritime, maîtrise du milieu aérospatial, préparation et maintien de la capacité opérationnelle.
2. Tels un engin blindé à roues de contact, un essaim de microsatellites d’alerte ou…
3. Et donc de remettre à plat le décret de 1982 qui, en particulier, définit les missions des chefs d’état-major.
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Certes mais…
Bonjour, Le fait est que la lecture de cet article m’a laissé quelque peu perplexe.
Je cite :
« Dans un premier temps, le dispositif actuel pourrait être complété, par exemple, en poursuivant la mise en relation (la mise en réseau) des différents bureaux, services ou individus qui font de la prospective au sein du ministère de la Défense, et ils sont nombreux ». Cela existe. Cela s’appelle le CCRP (comité de cohérence de la recherche stratégique et de la prospective de défense) et rassemble la DGA, l’EMA, le SGA, la DEMS, le tout sous la présidence de la DAS. Il joue justement ce rôle. Son bilan vient d’être approuvé par le ministre.
« Le Livre blanc sur la défense, réactualisé régulièrement, de façon publique (en ce sens, le rapport annexé à la loi de programmation militaire 1996–2002 est exemplaire) ou non. Il fournit l’éclairage stratégique »…il y a un mélange des genres entre un document d’essence interministériel qui est chargé de définir une stratégie globale en matière de sécurité et de défense, et le rapport de prospective géostratégique intitulé Horizons stratégiques, associant bon nombre d’organismes de la Défense. et qui, LUI, fournit l’éclairage stratégique au ministère.
« Depuis 1996, les actions de prospective sont articulées autour du Plan prospectif à trente ans (PP30) ». C’est faux. Le PP30 ne concerne que la prospective technico-opérationnelle. Depuis 2008 le document a même perdu son 1er chapitre, qui fournissait l’éclairage géostratégique. « Des progrès peuvent aussi être attendus d’un élargissement du panel des intervenants aux réflexions prospectives de défense, organisées au sein du ministère, en France mais aussi en Europe, et d’un élargissement des thèmes traités (économie, ressources humaines…). Ceci est déjà en cours. ». Vous le mentionnez, c’est effectivement déjà en cours. Et ce depuis quelques années. Le ministère ne s’est pas interdit de réfléchir aux enjeux stratégiques du réchauffement climatiques ou à la crise économique et financière. En la matière, le panel d’intervenant est déjà très large, tant institutionnels que privés, français et étrangers. « Cette cellule ne se substituerait pas aux structures existantes. Elle les compléterait. De façon à ne pas déséquilibrer l’équilibre actuel (globalement productif) entre ces structures et à bien appréhender l’ensemble des aspects et domaine à prendre en compte, cette cellule serait rattachée directement au ministre ou à son cabinet (qui s’engagerait à ne pas l’utiliser pour traiter des urgences). Elle serait composée d’une quinzaine de personnes, professionnels déjà expérimentés issus des différents organismes du ministère (ingénieur, aviateur, marin, terrien, gendarme, administratif, juriste…) et de différentes cultures extérieures (diplomate, chercheur, économiste…). Ses missions seraient fixées par un comité de pilotage formé du chef d’état-major des armées, du délégué général pour l’armement et du directeur chargé des affaires stratégiques sous la forme de thèmes à traiter dans un délai propice à la réflexion, de l’ordre de six mois (les systèmes antimissiles, la fusion de l’aéronavale et de l’armée de l’air, l’intégration dans l’Otan…) ou des fiches de réactions personnelles de deux ou quatre pages. » : ce que vous décrivez correspond au fonctionnement en cours du CCRP. Merci de cette initiative donc, malgré quelques ajustements nécessaires.…